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Quand Les Vaincus Écriront L’histoire

«L’Histoire est écrite par les vainqueurs », aurait dit Winston Churchill, et quand le vainqueur a le monopole de ses sources, le risque est énorme qu’elle ne soit pas écrite par les faits. Les hommes et les femmes de ma génération avaient appris à l’école coloniale plus de choses sur le passé de ce qu’on appelait alors la Métropole que sur celui de leur propre pays et ce qu’ils savaient de celui-ci n’avait rien de glorieux.

Samory Touré était un bandit des grands chemins, El hadj Omar un fanatique et l’empreinte de cet enseignement était si prégnante que bien après notre indépendance, il y avait des Sénégalais pour encenser Faidherbe, l’affubler affectueusement du patronyme Ndiaye ou s’offusquer qu’Iba Der Thiam ait décidé de débaptiser le lycée qui portait son nom. Je ne crois pas pourtant qu’il y ait un « Lycée Bismarck » en France et la Place Waterloo est, à ma connaissance, sise au quartier Saint James à Londres et non au cœur des Champs Elysées à Paris.

C’est pour ces raisons que la décision des autorités sénégalaises de rendre hommage aux victimes de Thiaroye, sans solliciter l’aval, le soutien ou l’appui logistique de l’ancienne métropole, marque un tournant dans nos relations. La dernière fois qu’une cérémonie s’était tenue sur les mêmes lieux et à ce niveau de représentation c’était il y a dix ans, et comme c’était la règle, le représentant de la France était commis aux discours et aux grandes annonces, tandis que le rôle de la partie sénégalaise s’était limité à « potemkiniser » le site pour qu’il ne donne pas l’impression d’inaugurer un champ de pommes de terre. Nous avons toujours été les spectateurs de notre histoire coloniale, c’est l’ancien colonisateur qui donnait le ton, fixait le calendrier, proclamait les vérités, choisissait les héros et distribuait les hommages. Nous l’avons vu « cristalliser » les pensions qu’elle devait aux soldats africains qui avaient combattu dans ses armées, puis décider de les dégeler, avec une pointe de mesquinerie, sans jamais lui demander quel usage elle avait fait des retenues opérées sur les salaires et les primes des mutins de Thiaroye. Elle décerne à une poignée de Tirailleurs le titre glorieux de «  mort pour la France », sans se donner la peine de nous dire pour qui étaient morts les dizaines de milliers de nos compatriotes qui gisent, dans des sépultures souvent anonymes, sur son sol ou en Syrie, en Lybie ou dans les Dardanelles. Elle vient seulement de décider d’accorder à ceux d’entre eux qui avaient servi sous son drapeau et qui sont encore en vie, tous plus qu’octogénaires, ce qu’elle présente comme un suprême privilège : ils pourront finir leurs jours près de leurs familles, alors qu’ils étaient jusque-là contraints de séjourner sur son territoire une partie de l’année, dans la solitude et l’ennui, sous peine de perdre le bénéfice de leurs pensions. C’est elle qui décide à quel évènement de notre histoire commune peuvent prendre part nos dirigeants et quelle y sera leur place. Ils ont été exclus de la commémoration du débarquement en Normandie et sont surreprésentés à celle, presque confidentielle, du débarquement en Provence. Si l’argument est que les soldats originaires d’Afrique subsaharienne et du Maghreb étaient absents en Normandie alors qu’ils constituaient plus de la moitié des forces françaises débarquées en Provence, qu’on nous explique la présence à Omaha Beach de tous ces chefs d’Etat, rois et reines de pays européens qui n’avaient pas non plus participé au débarquement du 6 juin1944 et celle de l’Allemagne, invitée de marque à la cérémonie, alors qu’elle était de l’autre bord puisque l’ennemi c’était elle !

Cet impérialisme du troisième type n’est évidemment pas une marque française, il est dans la nature de toutes les anciennes puissances coloniales européennes. C’est sur la base de critères et de dates arrêtés par leurs soins qu’elles soldent leur passé colonial, en décidant de se contenter de «  reconnaitre  » les crimes et les horreurs qu’elles ont commis (François Hollande, en 2012, pour les «  souffrances  » subies par le peuple algérien ), ou de se résoudre à les « regretter » ( le roi des Belges, en 2022, pour « le rôle » de son pays dans la colonisation du Congo ), ou de concéder des « excuses  » en bonne et due forme (le gouvernement des Pays-Bas, en 2018, pour leur « siècle d’or » de colonisation et d’esclavage, ou le Premier ministre belge, en 2022, pour l’assassinat de Lumumba etc.) On aura remarqué que ce sont encore elles qui, une fois déterminé le degré de leur compassion, choisissent l’autorité à laquelle incombe cette insupportable mission  : le gouvernement (par une simple et anonyme déclaration), le Parlement, un ministre ou le chef du gouvernement, ou plus rarement, le président ou le roi. Il est en revanche totalement exclu de se prêter à une humiliante repentance, tout comme il est exclu – (à une exception près : l’Allemagne pour le génocide des Hereros) – de promettre des réparations…

Ce qui s’est passé à Thiaroye, il y a 80 ans, n’est pas qu’une banale insurrection de soldats floués, c’est l’acte fondateur de toutes les révoltes qui devaient nous conduire à nous libérer du joug colonial. Sa célébration par ses victimes doit être l’occasion d’une prise de parole pour bien signifier que « le temps de nous-mêmes » est arrivé, celui de nous réapproprier notre passé colonial, sans en occulter les zones d’ombre. On notera au passage que c’est déjà perceptible dans la sémantique : Il y a dix ans François Hollande parlait de «  répression sanglante  » alors que le communiqué du gouvernement sénégalais évoque un « massacre », ce qui implique un grand nombre de victimes dans l’impossibilité de se défendre.

Cette célébration ne peut pas, ne doit pas, être une commémoration à l’échelle d’un seul Etat, mais en communion avec tous les pays d’où étaient issus les Tirailleurs, qui étaient loin d’être majoritairement Sénégalais et dont même, disait-on, « la langue officielle » était le bambara !

On nous annonce la présence d’Emmanuel Macron ? Chiche ! Mais seulement s’il a la courtoisie d’attendre qu’on l’y invite, au lieu de forcer notre porte comme le font tous les présidents français chaque fois qu’ils sont élus. S’il ne cherche pas à faire de la com et à dénaturer la cérémonie en tirant la couverture sur lui. S’il a du nouveau à apporter, qui soit grand, désintéressé et généreux. S’il est prêt, éventuellement, à y côtoyer les chefs des juntes qui gouvernent le Mali ou le Burkina, sans distribuer des leçons, en spectateur repentant et respectueux des autres, et non plus en maître des cérémonies…

Mais qu’il soit présent ou non la cérémonie nous laisserait sur notre faim si elle n’était pas l’occasion d’affirmer, solennellement, notre volonté de ne plus laisser aux anciens colonisateurs le monopole de nous apprendre notre passé partagé en recourant à des experts et à des commissions dont ils déterminent les objectifs et dont les travaux sont soumis à leur seule appréciation. Ce serait une belle occasion d’affirmer que nous mettrons désormais en place nos propres instances d’investigation, avec le concours de spécialistes reconnus du monde entier, mais surtout avec nos propres experts, et pas seulement des historiens, qui s’appuieraient sur le vécu de nos populations et sur les archives qu’ils devront bien nous ouvrir ou nous restituer.

Alors l’histoire sera aussi écrite par les vaincus…







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