C’est l’un de ses plus illustres théoriciens, et peut-être même l’inventeur de la notion, qui nous a enseigné que la démocratie ce n’était pas seulement gouverner, c’est aussi être gouverné. Etre gouverné est une vraie compétence et aucun gouvernant ne peut atteindre ses buts sans la participation de ceux qu’il gouverne.
Voilà pourquoi la nouvelle équipe qui dirige notre pays depuis près de cinq mois et qui nous avait promis, un peu imprudemment peut-être, des changements « systémiques », aurait dû aussi nous rappeler que ceux-ci ne sont possibles que si nous-mêmes acceptions de changer. Ses chefs, dont on vante la piété, auraient pu appeler en renfort ce précepte du Coran selon lequel Dieu ne change pas un peuple tant que celui-ci ne fait pas lui-même l’effort de se changer. Quand on a l’ambition de bouleverser de fond en comble la gestion de la « chose publique » (puisque c’est la définition de « république ») il faut garder à l’esprit que la « chose publique est la chose du peuple », qu’on n’y peut rien changer sans sa participation, que ce ne sont pas les bonnes lois qui font les bons citoyens, mais les bons citoyens qui font les bonnes lois. Enfin, après nous avoir appelé à notre responsabilité, et en se fondant sur l’évaluation qu’ils avaient dû faire de l’État de la nation, les nouveaux maitres du pays auraient pu s’inspirer, de Winston Churchill cette fois, et nous avertir que les sacrifices auxquels nous aurons à consentir ont un coût et qu’avant de connaitre des jours meilleurs, nous vivrons probablement des jours difficiles …
Aucune de ces précautions n’a été prise et c’est peut-être faute d’avoir été appelés à la rescousse, faute d’avoir été mis face à leurs responsabilités, que les Sénégalais se comportent comme si rien ne s’était passé. Ils avaient pourtant vécu une élection sans bavures, ils avaient porté au pouvoir un homme encore vierge des tares des politiciens professionnels et qui était en prison quelques jours avant le scrutin, ils avaient assisté à l’avènement de la première vraie alternance politique qu’ait connue leur pays, pour ne pas dire à un changement de régime, et pourtant ils n’ont pas été en mesure de faire éclore une sorte de « printemps (un pré-hivernage ?) du peuple » … et, surtout, ils n’ont renoncé à aucune de leurs mauvaises habitudes. Ce n’est pas seulement qu’ils ne les ont pas changées, c’est à se demander s’ils ont conscience qu’il faut les changer pour que change la gouvernance du pays. Ils ne sont donc pas sortis dans la rue pour proclamer solennellement que plutôt que de demander ce que leur pays pouvait faire pour eux, ils demanderont désormais ce qu’ils pouvaient faire pour lui, afin de le sortir des terrains minés dans lesquels il s’est embourbé depuis des décennies. Il n’y a pas eu, dans tout le Sénégal, le moindre sursaut de civilité ou de civisme pour accompagner le nouveau gouvernement, et plus que jamais les Sénégalais se battent pour conserver des privilèges ou des passe-droits, pour solliciter des récompenses ou des prébendes !
Les accidents de circulation se sont multipliés, à une fréquence jamais atteinte et pour les mêmes raisons qu’auparavant, et pourtant il n’y a eu nulle part de mouvement de foule pour boycotter les bus surchargés, aux pneus usés ou simplement crasseux. Le dernier accident en date, et sans doute le plus monstrueux (16 morts calcinés, 16 blessés graves…) n’a même pas fait le principal titre du journal télévisé de la RTS qui, au moins dans ce domaine, n’a pas non plus changé : elle était en Chine !
L’exode des jeunes ne s’est pas tari, il s’est même accéléré, avec quelquefois le soutien des familles, par des voies encore plus périlleuses. Jamais il n’a fait autant de victimes en si peu de temps, le dernier naufrage en date qui s’est fait à notre porte, a paru si banal qu’il n’a suscité aucune manifestation à portée nationale. C’est, d’une certaine, manière, une forme de camouflet pour le nouveau pouvoir, comme si notre jeunesse doutait qu’il puisse tenir ses promesses de campagne, alors que c’était elle qui avait le plus contribué à sa victoire et qu’elle en a payé le prix.
Tout comme autrefois, la moindre mesure de salubrité et d’hygiène provoque la colère des populations … et fait reculer l’autorité chargée de la garantir. Une des illustrations les plus symboliques de cette apathie générale, c’est que l’idée de Journée nationale du set setal est une décision de l’Etat alors qu’elle aurait dû être, comme il y a quelques années, une initiative citoyenne et populaire, elle a des relents de corvée et notre passé colonial nous a enseigné que les corvées sont sans avenir.
Nous avons continué à penser que le trottoir était un lieu de commerce ordinaire, ou le prolongement de notre maison et que nous pouvions nous l’approprier, y installer des barrages, voire de petits bois sacrés ou toutes sortes d’obstacles qui obligent les piétons à disputer la chaussée avec les véhicules ou à marcher dans la fange…
On ne peut pas clore cette liste, loin d’être exhaustive, des actes et comportements qui traduisent notre incivisme et notre penchant à violer les lois qui fondent ce que Senghor appelait « notre commun vouloir de vie commune », sans évoquer un de ses grands regrets : notre manque de ponctualité. Contrairement à nous, le président poète avait compris que l’exactitude n’est pas seulement la politesse des rois, mais qu’elle est la botte secrète du développement de certaines démocraties avancées.
Mais, me dira-t-on, véniel que tout cela ! Les vrais changements, c’est ailleurs qu’il faut les chercher, il faut aller aux principes que diable ! C’est vrai, mais outre que cela nous conduirait très loin, et qu’ils se font attendre, on ne peut pas nier que ces petits « riens » que j’ai évoqués sont non seulement ceux qui pourrissent notre vie quotidienne mais aussi ceux dont la solution est à notre seule discrétion. C’est parce que nous les prenons à la légère que tous nos espaces sensoriels se rétrécissent comme une peau de chagrin ,à commencer par notre espace visuel qui se réduit de jour en jour par le surgissement inopiné dans notre proche environnement, sur des espaces qui n’y étaient pas préparés et au mépris des règles d’hygiène et des lois de l’architecture, d’immeubles, voire de tours, qui nous cachent le soleil ou la mer, nous privent de la fraicheur des vents, obscurcissent ou rendent étouffant notre espace vital. Notre espace auditif est quant à lui pollué par des bruits qui ne sont pas de doux chants d’oiseaux, mais des disputes de passants, voire de nos voisins, les klaxons des voitures, les bêlements de moutons affamés, les micros de marchands ambulants ou des cérémonies familiales qui squattent les chaussées et dont on ne sait pas toujours si elles célèbrent un évènement heureux ou malheureux, où ceux des lieux de culte qui donnent à croire que Dieu serait dur d’oreille ! Notre espace olfactif est envahi par les mauvaises odeurs, celles des eaux usées, des dépôts d’ordures clandestins, des canalisations éventrées ou utilisées à contre-emploi, celles des mares stagnantes. Même notre espace tactile est menacé, et en ces temps de Covid rampant, il est devenu dangereux de frôler de ses mains les rampes des escaliers dans les lieux publics ou sur les passerelles qui enjambent les autoroutes !
Si nous avons tourné une page de notre histoire, cela n’a pas encore modifié notre mode d’existence, sans doute parce que notre refus de changer est l’expression la plus parfaite de notre refus du progrès et du développement, comme nous le faisait observer une des nôtres il y a bien longtemps. Est-ce que ceux qui nous gouvernent ont conscience qu’eux aussi doivent se remettre en cause ? Car hier, ils étaient dans l’opposition, ils pouvaient donc promettre de changer le monde, mais maintenant qu’ils gouvernent, il leur faut désapprendre leur ancienne fonction et apprendre la nouvelle. C’est peut-être ce que notre Premier ministre a voulu démontrer en faisant ami-ami avec son homologue malien dont le gouvernement use en matière des droits de l’homme de pratiques dont il avait été lui-même victime il y a quelques mois. Il lui sera en revanche plus difficile de reconnaitre que si, hier, il était libre de faire des critiques, aujourd’hui il lui faut accepter d’être l’objet de critiques, et ce n’est pas facile sous nos cieux car nos dirigeants ont une fâcheuse tendance à refuser toute contrariété. Les évènements récents semblent indiquer que les nouveaux maitres du pays n’échappent pas à cette règle.
Changer, pour les nouveaux gouvernants c’est aussi « réactualiser » leurs promesses d’opposants car ils avaient à la fois trop promis et mal promis. Une réforme « systémique » c’est une réforme qui privilégie les composantes du système sur les causes, c’est une réforme globale qui va au fond des choses et évite de s’égarer dans l’accessoire et dans les fantasmes des réseaux sociaux, et force est de reconnaitre qu’ils se sont trop attardés sur des détails. Car c’était un détail que cette querelle sur le voile, survenue au pire moment, qui n’a fait que réveiller des rancœurs et des suspicions. C’est encore un détail que cette publicité autour d’une forme de spoil system inédite, précipitée, d’une ampleur sans précédent au Sénégal et qui, en moins de cinq mois, a opéré près de 500 nominations de nouveaux responsables dans notre administration et dans nos institutions. Outre le reproche porté sur cette opération, accusée d’être le reniement d’une promesse et une forme de discrimination, elle est loin d’être conforme à l’usage qui en est fait dans le pays qui l’a inventée. A titre de comparaison, aux Etats-Unis ce sont seulement 0,002% des fonctionnaires fédéraux qui sont éligibles à cette procédure (soit 4000 sur 2.000.000 !), et pour un tiers d’entre eux, l’avis favorable du Congrès est nécessaire.
Enfin, et pour conclure, avons-nous les moyens d’une réforme « systémique » ? L’histoire a montré que ce genre de réformes mène généralement aux mêmes paradoxes et que ceux qui les ont promulguées et qui sont chargés de leur exécution sont souvent paralysés par l’ampleur de la tâche et sa complexité. Lorsqu’ils les mettent à l’œuvre ils courent le risque de tomber dans des excès de pouvoir et dans des aveuglements qui dressent contre eux, quelquefois inutilement, la majorité de leurs concitoyens. Alors, changement pour changement, pourquoi ne pas préférer un changement, un vrai, profond et salutaire, mais qui se ferait étape par étape, de proche en proche et qui ferait l’économie de querelles inutiles et de règlements de comptes. C’est une façon de reconnaitre cette réalité : rien n‘est plus difficile à gouverner qu’un être doué de raison !