Ce texte avait été publié à l’occasion de la célébration du 15e sommet de la Francophonie à Dakar, en 2014. Je la partage, 10 ans après, avec une légère modification pour préciser ma pensée. Je voudrais saisir le moment de la célébration de la Francophonie pour partager cette réflexion. Je le fais dans le seul but de contribuer à rapprocher les musulmans de mon pays et d’ailleurs, à faire tomber ces cloisons d’un autre âge qui se dressent entre musulmans arabophones et francophones. De ce point de vue, on pourrait se départir de cette pensée réactive qui nous empêche de percevoir toute cette potentialité créative que le français nous offre.
Nous savons tous que la plupart des pays de la Francophonie sont des pays anciennement colonisés. Parmi ceux-ci une bonne partie qui se trouve au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, est majoritairement musulmane. Ce sont des espaces où l’islam, avec sa langue génitale l’arabe, a précédé le français et ses éléments culturels. Dans ces pays, l’établissement du français a été perçu comme une agression contre l’islam et contre la langue arabe. Tant et si bien que le français fût considéré – quelques fois à juste titrecomme une langue anti-islamique. Mais aujourd’hui, estil juste de continuer à le voir de cet œil, à le percevoir comme la langue du diable, de l’antéchrist ? Est-il acceptable de le présenter ainsi pour décréter illicite son enseignement, quitte à frustrer nombre d’enfants des bienfaits de l’école et des savoirs qu’elle offre, comme le stipule Boku Haram ou les organisations qui partagent ses vues ? Pour qui suit le dynamisme qu’apporte le français à la propagation du savoir islamique et à la diffusion de sa culture, il serait plutôt juste de dire que le français est une langue d’islam, dans ses dimensions scientifique, académique, spirituelle, culturelle et historique. Même si certains s’y expriment pour diffuser leur haine ou leur méconnaissance de cette belle religion, d’autres en usent pour la diffuser et mettre à la disposition du monde tout le trésor spirituel et théologique qu’elle a généré.
Le français facteur de diffusion de l’islam
Toute langue dans laquelle s’exprime la religion, pour véhiculer ses enseignements, pour défendre ses idéaux, est une langue de religion, de cette religion. Vu sous cet angle, le français est une langue d’islam. Les musulmans arabophones sont les mieux placés pour accréditer cette hypothèse dans la mesure oú, la plupart d’entre leurs élites estiment qu’est arabe tout celui qui s’exprime dans cette langue, la langue du Dâd. Il y a même des hadiths dont il faut vérifier l’authenticité qui accréditeraient cette assertion. Dans tous les cas, parler une langue c’est bien intégrer, ne serait-ce que par la locution, une communauté.
Pourquoi soutenons-nous que le français est une langue d’islam ?
L’islam est une religion à vocation universelle, fondée par la révélation d’un Livre à partir duquel, des savoirs de toutes sortes ont été élaborés. Or, la vocation de ces savoirs est d’être reçus, appropriés, développés et retransmis par des peuples et des nations autres que le peuple arabe. Dans cette mission, le français a joué un rôle important en véhiculant, par la traduction et l’édition, un riche patrimoine qui serait resté inaccessible pour une bonne partie des musulmans non arabophones.
Quelques exemples illustrent notre propos
Le domaine éditorial représente un riche champ d’expression de l’islam, de diffusion de ses enseignements, de défense de ses idéaux, et même de clarification de controverse et d’idées reçues ou préjugées. Sur ce champ, la contribution de certaines maisons d’édition est à citer. En visitant la collection Sindbad de la maison d’édition Actes Sud, on est admiratif et reconnaissant devant son fondateur Pierre Bernard. Ce dernier a contribué, avec cette collection, à exhumer, en tout cas, à déposer sur la natte de l’universel un nombre considérable de textes relatifs à l’islam, littérature et civilisation confondues, pour montrer que cette religion n’est pas qu’un simple ritualisme sans âme. Elle est surtout une mine de ressources pour l’humanité. La bibliothèque musulmane de cette maison d’édition nous surprend, par la richesse et la diversité des publications parmi lesquelles figurent des classiques du fiqh, comme la Risâla de Shâfi’î, des livres de soufisme et de spiritualité comme les traités spirituels d’alAnçâri, de Kalabâdhî, ou des traités de sciences comme ceux de Râzi.
A côté de cela, les éditions al-Buraq apportent leur pierre à l’édifice par la diffusion des œuvres d’auteurs musulmans contemporains ou classiques. Dans le site de la revue d’études sur l’islam, «Cahiers de l’islam», on lit ceci à propos de cette maison d’édition : «Al Bouraq devient alors une passerelle entre Orient et Occident, une voie vers la connaissance de la civilisation arabe-musulmane.» De cette façon, le français, comme d’autres langues certainement, relie les anneaux du savoir islamique à la chaîne de la connaissance universelle, et transmet le message décrypté aux peuples et nations qui constituent la cible. Il joue son rôle de diffuseur mais aussi de lien entre les peuples disséminés, à travers les espaces géographiques différents, qu’ils soient d’Orient ou d’Occident, sans considération de discrimination d’aucune sorte. Sur un autre plan, mais toujours dans le domaine éditorial, l’apport du français à la diffusion et à la connaissance de l’islam spirituel est très appréciable. Ce faisant, il a dévoilé au monde cette riche spiritualité qui se présente comme voie alternative pour accéder à Dieu par la quête de sens, à travers la philosophie et la mystique, l’amour et la création du beau, l’ouverture à l’autre, la charité et l’hospitalité. Cette contribution inestimable se retrouve dans l’option éditoriale de la maison d’édition Verdier, par le biais de la collection islam spirituel, -رون ىلع رون – fondée par Christian Jambet. En empruntant cette voie, il refuse d’emprisonner l’islam dans les carcans du juridisme ou les chemins aventureux du politique. Ce qui semble être aujourd’hui le seul visage médiatisé avec les jihadistes, les salafistes de Daesh ou de Boku Haram. Dans cette collection, nous pouvons citer l’excellent traité de soufisme d’Isfarâ’inî, Le révélateur des mystères – فشاك رارسألا – . Un beau texte sur l’unicité de Dieu et les subtilités du cœur, dans la perception de réalités autres que physiques, traduit par Hermann Landolt.
Traduction et valorisation de la culture
Ces quelques illustrations auraient suffi pour démontrer que le français n’est pas une langue anti-islamique, comme semblent le croire quelques arabophones radicalisés par des sentiments de marginalisation réelle ou fictive, ou par des islamistes antioccidentaux qui confondent idéologie et religion. C’est, à l’instar de toutes les autres langues, un moyen de connaissance et de reconnaissance, de connexion avec les savoirs et avec les humains, pour transformer positivement les réalités.
Les traductions des deux sources primordiales de l’islam, le Coran et la Sunna authentique du Prophète en attestent. Qui ne connaît pas les traductions exemplaires de Jacques Berque, de Hamidoullah, de Si Hamza Boubakeur ou des Deux Saintes Mosquées ? En plus de cela, qui ne connaît pas les traductions des œuvres magistrales de Ghazali, en soufisme, de penseurs contemporains comme Qaradawî, Mouhamed Ghazali, et d’autres encore ? Avec notre génération, qui n’a pas appris dans l’œuvre, en français, de Garaudy, René Guénon, Dominique Urvoy, Maurice Bucaille ? Qui n’a pas consolidé ses connaissances avec Minhâju-lMuslim de Abu Bakr alJazâ’irî ? Qui ne s’est pas abreuvé dans la fontaine inépuisable de sagesse de l’Imâm ‘Ali (RTA) dans Nahjul-Balâgha ? Ici au Sénégal s’est tenu en 2014, pour la deuxième fois, le sommet de la Francophonie qui honore le catholique Senghor et le musulman Abdou Diouf, sous le magistère de M. Macky Sall, un président de la génération post-indépendance. Il me plaît de rappeler que si le français s’est introduit, avec l’objectif de réduire l’aura des marabouts et de l’islam, il est aujourd’hui le véhicule de leurs enseignements. Les traductions de Jawâhir alMa’ani, de kifâyatu-rRâghibîn et de Ifhâmu-lMunkiri-l-Jânî, par le Professeur Ravane Mbaye, de Masâliku-l-Jinân par Serigne Sam Mbaye, de Minanu-l-Bâqî par Khadim Mbacke, de Kâshifu-l-Albâs par Ousmane Kane, sont là, témoins de nos propos. En plus de cela, toute l’œuvre du professeur Samba Dieng sur El Hadj Oumar, et d’autres encore, sont une illustration que dans les faits, la contribution du français à l’universalisation de l’islam et des pensées issues de son flux, est une réalité. Si les confréries du Sénégal sont si bien connues dans le monde, en particulier dans les régions francophones et occidentales, c’est en partie grâce aux travaux en français, entre autres, dont elles ont été sujets, ici et ailleurs. Alors, peut-on dire que le français est non seulement langue de religion, mais il est langue d’attraction et peut être, d’un point de vue symbolique, langue d’accréditation auprès de l’élite musulmane non arabophone. Il est aussi bien langue d’islam que langue d’islamologie, langue de préservation et de valorisation du patrimoine islamique global et local.
Il est langue d’islamophilie. Rappelons-nous les belles envolées de Lamartine ou de Hugo et même le mea-culpa de Voltaire. Mais sous nos yeux, avec l’élégance qui le caractérise, notre compatriote Souleymane Bachir Diagne n’a-t-il pas contribué, par et avec le français, à apprendre au monde comment philosopher en Islam ? N’a-t-il pas rappelé avec brio que les langues sont des vecteurs d’hospitalité, par la traduction ? J’aime ce concept d’hospitalité car d’emblée, il écarte l’hostilité. Le français, vu sous cet angle est un instrument qui a permis de se faire dialoguer l’âme de l’islam avec les cultures non arabophones.
Ce que nous avons constaté dans le domaine de l’édition pourrait être dit dans celui des sites sur le web, dans l’espace scolaire et universitaire, et dans le secteur des intellectuels francophones musulmans du Sénégal et d’Afrique. Que ce soit le défunt Cerid (Centre de Rechcrche sur Islam et Développement), avec les illustres Dr Ciré Ly, Me Fadilou Diop,
Pr Assane Sylla, Pr Makhtar Diouf, Pr Amadou Samb, l’inénarrable Oustaz Ibrahim Mahmoud Diop, que ce soit l’Ujmma, les jeunes musulmans à Bamako, les étudiants musulmans de l’Ucad, le français a servi pour démontrer que l’islam est une religion de savoirs, d’éthique et de développement, à travers le croisement entre ces deux premiers éléments. Pour conclure, nous pouvons affirmer que le français a cessé d’être la langue antiislamique depuis très longtemps, avec la fin de la colonisation. Aujourd’hui, il est une langue qui permet à des peuples différents de se rencontrer dans le savoir islamique, de s’abreuver de ses sources, de s’enrichir de ses trésors et de ses spiritualités pour se connaître et se respecter. En cela, il est aussi langue d’islam.