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Opinions, Idées et Débats des Sénégalais

DÉfendre Le MÉtier D’historien

Dans un communiqué diffusé sur les réseaux sociaux, le Secrétariat exécutif National (SEN) de l’Alliance pour la République (APR) dénonce « le silence assourdissant de Sonko et de Diomaye face à l’irréalisme irrédentiste » suite à la publication d’un livre « que certains qualifient de pamphlet irrédentiste, défend des thèses dangereusement révisionnistes qui n’ont d’autres objectifs que d’exacerber les tensions existantes dans la région de Casamance », poursuit le communiqué daté du 22 Octobre 2024.

A l’évidence, ni les auteurs ni ceux qu’ils citent à l’appui de leur condamnation n’ont lu l’ouvrage soumis à cette virulente critique. Il n’est pas étonnant qu’ils ne citent aucun passage de l’ouvrage en question intitulé L’idée de la Casamance autonome. Possibles et dettes morales de la situation coloniale au Sénégal, signé par l’historienne Séverine Awenengo Dalberto. Nous espérons que ni le président ni le Premier ministre ne prêteront attention à cette interpellation appelant à des pratiques d’un autre temps : mettre à l’index un ouvrage.

Habitués à la commande politique d’ouvrages de complaisance, les auteurs du communiqué ont certainement pensé que tout le monde partage leur culture de l’obéissance au chef quand il est au pouvoir. Les seuls et rares exemplaires aujourd’hui disponibles au Sénégal y sont entrés dans la valise de l’autrice et dans celle d’Ibrahima Thioub, il y a quatre jours, afin que l’autrice puisse les offrir à certains de ses proches. Les auteurs du communiqué auraient dû, par acquis de conscience, se reporter sur le site de l’éditeur, ne serait-ce que pour prendre connaissance du synopsis de l’ouvrage.

Les idées défendues dans cet ouvrage se construisent depuis des décennies. La première publication de l’autrice sur le sujet date de 2003 dans l’ouvrage collectif « Être étranger et migrant en Afrique au XXe siècle : enjeux identitaires et modes d’insertion » où sa contribution avait porté sur la Casamance. Depuis plus de 20 ans elle n’a cessé de diffuser les résultats de ses recherches sur la question dans les revues et ouvrages scientifiques validés par des instances universitaires d’Afrique et d’Europe. Elle a ainsi récemment écrit l’un des chapitres de l’ouvrage en hommage à Momar-Coumba Diop, paru en 2023 et disponible au Sénégal, qui porte précisément sur les débats autour du statut de la Casamance pendant le processus de décolonisation des années 1950. Ces idées n’intéressent bien sûr pas les contempteurs actuels qui n’ont pas encore lu une ligne de cette œuvre construite sur le long cours.  

Même si nous savons qu’il n’est pas d’argument qui tienne contre la mauvaise foi, nous tenons à édifier l’opinion que les questions en débat n’ont rien à voir avec le destin immédiat des organisations et acteurs politiques au Sénégal de quelques bords qu’ils se situent. Il s’agit de la défense de notre métier d’historien.

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La lecture des auteurs du communiqué se limite à un mot du titre : autonomie. Parlons-en.

Rien n’a été plus complexe que le processus encore inachevé de la décolonisation de l’Afrique. Nombreuses furent les approches déployées par les théoriciens, les organisations et les combattants du mouvement anticolonial. Au moins trois échelles peuvent être mises en exergue : le local, le territorial et le continental.

L’idée d’un État fédéral africain a nourri l’imaginaire de nombre de militants de la décolonisation. Elle était partie intégrante des possibles les plus investis par des hommes politiques comme Cheikh Anta Diop, Kwame Nkrumah, Majhmout Diop, Julius Nyéréré. Des partis s’y sont investis sous des formes multiples à des échelles sous-régionales, au-delà des limites des frontières issues de la mise en œuvre des conclusions de la Conférence de Berlin. Le Rassemblement démocratique africain, le Parti africain de l’Indépendance, le Parti du Regroupement africain sont des plus connus de cette mouvance fédéraliste. Ce premier possible qui n’est pas advenu est en droit clos en 1963 par la décision de l’Organisation de l’Unité africaine qui a déclaré intangibles les frontières héritées de la colonisation. L’idée n’en continue pas moins de vivre dans le cœur et l’esprit de l’Afrique indépendante et ses diasporas dont ils habitent les imaginaires. Le jour où le contexte le permettra, ne seront surpris de sa réactivation que les ignorants ou ceux qui n’ont pas intérêt à sa survenue. Ce qui ne garantit pas son succès mais n’empêche pas non plus que les historiens continuent de l’étudier. Une jeune historienne japonaise vient d’y consacrer une belle thèse publiée sous le titre Nationaliser le Panafricanisme. Tout le monde en conviendra, l’Union africaine n’estimera pas qu’une telle étude conteste sa décision de 1963 et réveille les traumatismes des années 1960.

Ce que ces contempteurs de Séverine Awenengo ignorent est que l’idée de l’autonomie, les possibles non advenus et les dettes morales qui en sont issues et pouvant être mobilisées, à chaque fois que le contexte historique s’y prêtera, ne se limitent pas à la seule Casamance. Les universitaires, les historiens en particulier, y ont travaillé et continueront de les interroger n’en déplaise aux inquisiteurs des temps modernes, aveugles de leurs histoires.

Dans toute l’Afrique à la veille de la colonisation, dans les différents territoires coloniaux, se sont développés des mouvements politiques revendiquant au nom de la spécificité de leur région une autonomie politique, y compris au sein du territoire colonial en quête d’indépendance. Ces mouvements autonomistes ont eu des bases ethniques, religieuses, ou régionales.

Le Sénégal n’a pas échappé à cette logique du bas. Pour rappel, dans les années 1940-1950, nous avons avons l’Union générale des Originaires de la Vallée du Fleuve (UGOVAF), le Mouvement des Forces démocratiques de Casamance (MFDC), le Mouvement autonome de Casamance (MAC), le Bloc Démocratique du Ndiambour, le Bloc démocratique du Bawol et l’Union démocratique des Ressortissants du Sénégal oriental (UDRSO), etc. Tous ces mouvements politiques ont produit à l’époque des imaginaires, des revendications identitaires et politiques qui se sont plus ou moins transmis comme mémoires aux générations suivantes. Le processus de décolonisation et les politiques de construction de l’État-nation sur les territoires hérités de la colonisation ont absorbé et intégré dans l’imaginaire national ces expériences locales. La Casamance a connu le même phénomène avec le MFDC de 1949 et puis le MAC. Senghor s’en est servi pour vaincre Lamine Guèye avant de les absorber dans l’UPS section du PRA. Bien sûr cette absorption n’a pas, du jour au lendemain dissous les consciences et mémoires issues de cette expérience. La crise de l’Etat-nation dans ses dimensions économiques, culturelles et politiques, survenue dans les années 1980, ont entraîné un réveil et une réactivation de ces imaginaires par un groupe d’acteurs qui a mobilisé jusqu’au nom du mouvement politique de l’époque de la décolonisation, le MFDC. Cela participe de l’expérience des tensions et douleurs qui partout en Afrique ont accompagné l’idée de construire un État-nation sur le modèle européen dans les territoires hérités du partage de l’Afrique. Le projet de fusionner des États dans une perspective panafricaniste ou de faire dissidence au niveau local ont accompagné partout ce processus.

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La construction d’États-nations à l’échelle du continent sur le modèle européen dans les limites des territoires issus de l’intrusion coloniale est le futur advenu du passé. La fabrique de l’État-nation a fonctionné en plein régime dans de très hautes tensions, en tenaille entre les imaginaires légués par les projets panafricains non advenus et les mémoires des « petites patries » situées à l’échelle locale des provinces et régions dont les projets d’autonomie ou d’indépendance n’ont pas prospéré. Ces derniers ont été absorbés dans le projet national avec plus ou moins de réussite par une résolution plus ou moins rapide et aboutie des vives tensions. La connaissance de ces processus historiques, qui n’ont rien à voir avec l’irrédentisme, terme dont les auteurs du communiqué feraient mieux de vérifier le sens, comme celle de leur résurgence est vitale pour résoudre les tensions qui en révèlent l’existence sous des formes diverses et des contenus multiples en Afrique.    

Si on ne trouve pas de solutions basées sur des connaissances scientifiquement établies, le mouvement peut à tout moment resurgir du paillasson de la paresse où on a tenté de l’enterrer. N’est-il pas alors du devoir des historiens, de toutes origines, dans le respect des règles de la discipline de travailler à éclairer les pouvoirs publics, pour saisir dans toutes ses épaisseurs cette question, par des analyses ouvrant à de sereines discussions ? Rien n’interdit à un historien d’interroger ces processus et d’écrire l’histoire de ces « futurs non advenus du passé ».

C’est à cela que travaillent les historiens spécialistes de la Casamance depuis des décennies, entre collègues sénégalais et étrangers, y compris les Français qui ont apporté une contribution remarquable à cette recherche au long cours.

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C’est à ce travail historien que Séverine Awenengo Dalberto contribue depuis plus de 20 ans qui n’ont rien à voir avec l’arrivée au pouvoir de Diomaye-Sonko ou la défaite de Ba-Sall. Il se poursuivra au-delà du destin des régimes politiques. Séverine Awenengo Dalberto n’est ni militante ni agent de qui que ce soit. Son ouvrage bâti sur une solide documentation archivistique et documentaire et d’une vaste enquête de terrain au long cours a avancé des thèses solidement argumentées. Ces thèses exposées dans l’ouvrage ne relèvent pas d’une vérité religieuse. On ne peut qu’inviter à les discuter mais le préalable est d’abord d’en prendre connaissance par la lecture de l’ouvrage ou au moins du synopsis sur le site de l’éditeur. Pour vous convaincre qu’il s’agit juste d’un procès d’intention qui lui est intentée par le SEN de l’APR et les dits « certains journalistes », nous vous citons le dernier paragraphe de la conclusion de l’ouvrage :

« Faye et Sonko incarnent sans aucun doute un espoir de changement pour l’ensemble des Sénégalais qui les ont portés au pouvoir, et plus singulièrement pour les populations qui vivent dans les trois régions qui constituent aujourd’hui la Casamance. Cependant, la réelle décolonisation de la Casamance, et donc du Sénégal, ne passe sans doute pas par le « rush du sud vers le nord » évoqué par Joseph Coly en 1968, et que pourrait représenter pour les Casamançais la réussite de Sonko, ni par une indépendance de la région. Comme ailleurs dans les sociétés postcoloniales, cette décolonisation engage plus fondamentalement la mise à plat, la reconnaissance et la réparation de ce que le moment colonial a produit de fantasmes, de dettes morales et d’inégalités, afin que les futurs non advenus du passé puissent être définitivement fixés, c’est-à-dire qu’ils ne soient pas plus considérés, en conjoncture de crise, comme le lieu d’accomplissement de la justice et de l’émancipation ».

L’autrice de cette conclusion peut-elle être, en toute bonne foi, condamnée par le tribunal inquisitorial du SEN de l’APR, au nom d’une prétendue instrumentalisation dans un complot visant le Sénégal ?

Kalidou Diallo et Ibrahima Thioub sont Historiens – UCAD.







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