Jusqu’à une date récente, l’actualité au Sénégal était dominée par les drames liés au chavirement de pirogues bondées de personnes, tentant de rallier les iles Canaries par pirogues. Moins médiatisés, d’autres drames frappent de nombreux Sénégalais qui tentent de rallier l’Europe, à partir des côtes maghrébines, en passant par le désert ; ou d’autres qui cherchent à se rendre aux Etats Unis d’Amérique (Usa) via le Nicaragua.
Ce phénomène est dénommé, au Sénégal, émigration illégale ou clandestine. Nous ignorons la généalogie de ces concepts dans le champ lexical des migrations, pour situer leurs sources qui peuvent être les sciences sociales, les sciences politiques, le langage courant, etc.
Dans tous les cas, ces deux termes ont acquis droit de cité et sont utilisés dans les documents de politique relatifs à l’émigration, ce qui pose problème, comme nous tenterons de le démontrer ci-dessous.
Albert Camus a enseigné que « mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde et ne pas les nommer, c’est nier l’humanité. » Dans le même sillage, Jacques Attali avance que nommer c’est reconnaître, c’est faire exister, c’est rendre éternel. Ainsi, il s’agit de montrer qu’il est important de bien nommer les choses ou bien énoncer les phénomènes. S’appuyant sur les travaux de Peirce, Ogden et Richards ont défini les trois facteurs qui jouent un rôle dans tout énoncé : les processus mentaux ; le symbole (ou signe, mot, signifiant, etc.) ; le référent (ou objet, réalité donnée, élément extérieur auquel il est fait référence). Les éléments qui constituent ce triumvirat entretiennent une relation dynamique Autrement dit, toute dénomination comporte une charge symbolique, une relation de référence et une relation implicite permettant de s’accorder sur une compréhension commune. Cette dernière renvoie à l’extension du concept ; plus il est large, moins il est précis et est sujet à interprétation.
Le concept d’émigration irrégulière, illégale, ou clandestine est loin de refléter la nature, l’ampleur et les enjeux des phénomènes auxquels nous assistons. Dénommer ce type d’émigration sur la seule base de la légalité est à la fois réducteur et globalisant. En effet, il existe plusieurs formes d’émigration illégale ou clandestine : l’artiste ou le sportif qui disparait après une tournée ou un tournoi en Europe, le détenteur d’un visa tourisme qui décide de rester dans le pays visité, l’étudiant qui reste dans le pays d’accueil après ses études, avec un titre de séjour expiré, pour chercher un emploi, etc.
Emigrer par l’émigration périlleuse…
Vous conviendrez avec nous que ces formes d’émigration illégale ou clandestine ne peuvent être classées dans la même catégorie que celle qui est en train d’endeuiller notre pays et de le vider de ses bras valides.
Il nous semble plus approprié de dénommer cette forme d’émigration par « émigration périlleuse », en ce qu’elle engage la vie des personnes concernées. En soi, cette dénomination a une charge symbolique beaucoup plus forte qui reflète davantage sa nature et les enjeux ; et une extension plus réduite, ce qui ne prête pas à équivoque.
Cette nouvelle conceptualisation de l’émigration irrégulière, illégale ou clandestine permet de mieux la théoriser et de la problématiser, en vue de trouver les stratégies appropriées pour y remédier. Vu la nature du problème, il est du ressort des sciences sociales d’entreprendre les recherches, afin d’aider les politiques dans la prise de décisions. Ce sera l’objet de nos prochains articles.