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“le Dernier Des Arts”, Une EntrÉe RÉussie

“Le Dernier des arts” de Fary Ndao est un roman très captivant dans lequel le narrateur nous promène dans les rouages d’une rude campagne électorale. 

Dès les premières lignes, le lecteur est saisi et entraîné dans une scène in media res, au cœur de l’action sans préambule, ni préparation préalable. Le narrateur nous tient la main pour faire de nous un spectateur clé de la proclamation des résultats du premier tour. Le récit se passe dans un pays fictif au cœur d’une élection présidentielle opposant un jeune novice Sibilumbaye, personnage principal du récit et la présidente Aminata Sophie Cissé (ASC). 

Le narrateur occupe habilement l’espace et aborde tant de thèmes d’actualité comme le Djihadisme, l’immigration, la corruption etc. Dotés de nuances et de paradoxes, les personnages révèlent une complexité intérieure qui reflète la profondeur de la condition humaine si chère à un certain Balzac.

À la découverte de quelques personnages dans leurs complexités…

Tout d’abord, il serait opportun de se pencher sur le personnage de Sibi, l’ambitieux qui aspire à diriger le pays. Au début, il scintille par son calme et sa sérénité, un homme politique qui se démarque, droit dans ses bottes et en phase avec lui-même. Sa casquette de politicien n’est pas dévoilée en premier mais plutôt celle d’un citoyen qui rêve de révolutionner son pays. Nous avons affaire à un idéaliste. L’homme et le politicien se conjuguent ensemble sans tiraillement intérieur. Il est sensible aux maux du peuple, à sa famille qui souffre de son absence, il porte en lui l’espoir de « faire changer les choses ».

Au fil du récit, une dualité s’installe : Sibi le politicien est confiant, sûr de lui, compatissant, et charismatique. Sibi l’homme est mélancolique, romantique, et traîne des séquelles psychologiques d’une enfance difficile. Plus on avance dans le récit, plus ces deux « personnalités » s’entrecroisent à travers plusieurs dilemmes. Le personnage évolue et s’accepte pleinement en passant de l’innocence à une sorte de résilience. La scène qui matérialise cette “acceptation de soi “ est la retraite spirituelle de Sibi au royaume de son enfance. En effet, il y renoue avec ses racines et y dépose le manteau du jeune idéaliste perdu pour enfin s’assumer et accepter. La nouvelle version est prête à se mouiller et à faire des compromissions si nécessaire pour parvenir à ses fins. Le rideau est désormais levé. On assiste à son engouffrement dans la part d’ombre de la politique. A la question « La politique doit-elle forcément contenir une part sombre ? », le narrateur répond par l’affirmative. Ce parti-pris relève-t-elle du pessimisme ? Du fatalisme ? Ou encore du réalisme ? Il y a certainement un peu des trois.

Toujours est-il que c’est dans ce tiraillement entre la politique comme cause noble et la politique comme terrain sale, miné de compromissions où les bassesses se concurrencent, que les contradictions de Sibi se dévoilent. Il sera amené à faire des choix où l’une de ses personnalités prendra le dessus, il ne peut y avoir d’équilibre dans les moments cruciaux. Il paraît pourtant lucide dès le début sur ce qui l’attend en tant que candidat aux présidentielles.

A l’instar de la fameuse question de savoir s’il faudrait séparer l’homme et l’artiste, nous pouvons nous demander s’il y a réellement une séparation à faire entre Sibi le politicien et Sibi le citoyen et père de famille. En pleine campagne, on découvre tantôt une fermeté dans la gestion de sa campagne et tantôt une froideur consciente, non pas sans avoir des répercussions sur lui.

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Avec le recul, l’auteur redonne de l’humanité à la politique, qui finalement n’est rien d’autre que le reflet de l’être humain dans toute complexité, éternellement pris entre l’intransigeance des nobles idéaux et la part d’ombre que semble réclamer le pragmatisme politique. Il nous tend un miroir nous intimant ainsi de nous demander qu’allions nous faire à la place des hommes politiques dans de pareilles circonstances. La critique est aisée, l’art difficile.

Tout au long du récit on découvre que Sibi est aussi un père de famille à l’écoute, qui malgré son absence n’oublie pas sa femme Zeynab, sa fille Sarah (personnage solaire et central dans la vie du couple), et son fils Sidi (moins présent dans le récit). Contre toute attente, une confrontation avec sa femme nous montre aussi qu’il reste un homme qui n’a pensé qu’à sa carrière politique.

Attardons-nous sur le personnage de Zeynab et leur couple. Elle est décrite comme la force pivotante de la famille, assurant seule l’éducation de leurs enfants en l’absence fréquente de Sibi. Ce rôle maternel démontre son engagement silencieux, contrastant avec la visibilité de l’engagement politique de son mari. Sibi la présente aussi comme « la plume ». Ce qui renvoie à son rôle d’intellectuelle et de conseillère morale pour lui. Son personnage complexe et critique représente le dilemme entre l’amour et le devoir. Bien qu’elle soutienne son mari, elle n’hésite pas à critiquer les choix de vie de ce dernier ainsi que les impacts sur leur famille et son bien être personnel. Son personnage met en lumière la charge émotionnelle, assignée silencieusement, qu’assument les partenaires des figures publiques, souvent dans l’ombre mais essentielles à leur équilibre. Son intelligence et son indépendance intellectuelle proposent une autre approche du pouvoir. Sibi a l’air de redécouvrir sa femme durant ces présidentielles. Elle lui fait comprendre qu’il n’a pas le droit à l’échec, elle a sacrifié sa carrière pour lui, sa réussite est donc liée à la sienne. Il a en quelques sortes romantisé les sacrifices de celle-ci, sans jamais les questionner, jusqu’au jour où elle les lui renvoie à la figure lors d’un échange virulent. Au-delà de représenter une personnalité égocentrique, Sibi est un prototype d’une société patriarcale, qui trouve normal l’exploitation de la force de travail (domestique et intellectuelle) de sa femme.

A côté des tiraillements intérieurs de Sibi, l’auteur nous dresse un autre portrait, celui d’un politicien qui d’apparence ne vit pas de conflits intérieurs comme notre personnage principal : Diassé.

Diassé se démarque par son pragmatisme et sa lucidité sur les réalités politiques. C’est une figure qui interroge le sens de la politique et son prolongement sur le peuple. Il est souvent, pour ne pas dire toujours, en décalage avec l’idéal romantique de la politique porté par Sibi. Le contraste entre les deux personnages met aussi en lumière des questions centrales du roman : les compromis nécessaires pour atteindre des objectifs collectifs. La politique est un art où se mêlent passion, talent et coups bas. L’idéalisme ne suffit pas, il faut se mouiller, c’est-à-dire embrasser la part d’ombre comme nous le suggère implicitement Diassé qui regrette que sa génération n’ait franchi le pas. Le personnage de Diassé explore aussi le dilemme de l’intellectuel et le pragmatisme des luttes quotidiennes. Bien qu’attaché à la quête d’un idéal plus équitable, il ajoute une dimension critique et réaliste au discours politique du roman. Cette dualité permet d’enrichir les débats sur l’engagement et l’efficacité dans un cadre souvent marqué de désenchantement.

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Sibi est entouré d’une équipe de campagne dévouée rompue à la tâche avec chaque personnage, son rôle et son tempérament. Entre autres personnages il y a l’infatigable et téméraire Pape prêt à tout pour faire gagner son leader, Philomène brillante stratège dont on pourrait déplorer l’absence progressive vers la fin du récit. Sans oublier son grand concurrent et rival de toujours Coulibaly dont le personnage est sans doute l’un des plus réussi du roman.

Si l’on peut être certain d’une chose c’est que la fin du dernier dialogue entre les deux rivaux ouvrira une palette d’interprétations chez les lecteurs et sera objet de débats nocturnes sur ce qui s’est passé réellement dans cette scène. (Spoiler Alert !)

Au milieu de ce capharnaüm, de cette compétition électorale sans merci, une scène marquante et solennelle mérite l’attention : la rencontre entre les deux candidats. Elle est l’illustration parfaite qu’en politique, il y a quelque chose au-dessus de toutes les querelles : la République, dont la sacralité est tant la sacralité tant invoquée et évoquée. Cet échange franc et direct entre l’opposant et la présidente sortante témoigne d’une élégance remarquable, s’inscrivant dans la plus pure tradition de la realpolitik. Encore une fois, comme pour dire que la politique est tout un art.

Place aux odes…

L’auteur nous offre des odes inspirées, explorant des thèmes et des objets qui jalonnent sans doute son parcours intellectuel. À travers le personnage de Diassé, se dessine une vision de la lecture et de la littérature rappelant celle d’Antoine Compagnon. Ce dernier soutient que la littérature nous confronte aux complexités de la condition humaine, elle ne donne pas de réponses simples mais soulève des questions essentielles. Notre vieux marxiste Diassé rejoint cette idée et à travers lui, l’auteur nous offre une tirade qui constitue un des meilleurs passages du roman. Pour lui, la lecture aide l’homme à mieux se comprendre. En nous confrontant à notre ignorance, elle nous pousse à questionner davantage et à accepter la diversité des croyances. Ainsi à la question “pourquoi lit-on” de son interlocuteur, le vieux Diassé termine par cette belle chute : “la lecture n’est pas la vie, elle ne lui est même pas nécessaire mais elle en est le plus beau et le plus grand des agréments”

Dans la même lignée des odes, une part belle est réservée à la Kora, une description digne d’une envolée lyrique qui emporte le lecteur dans le rythme de la douceur de cet instrument de musique, si cher à l’Afrique de l’Ouest. Cette ode à la Kora apporte une grande dimension poétique à la narration. La profondeur et la subtilité de la plume se font sentir tout au long des scènes. En attestent la page 138 et les suivantes dans lesquelles le personnage principal Sibi parle de la pauvreté. Il y fait un réquisitoire et l’état des lieux de tout un système qui a failli. Le narrateur ne décrit pas seulement la pauvreté, il la décortique à l’aune de ses ramifications et la personnifie en ces termes « Là est le génie de la pauvreté : elle s’adjoint toujours de décence pour nous faire croire qu’elle est supportable. Elle se présente à nous avec un voile de simplicité et d’authenticité alors que ceux qui la vivent au quotidien sont broyés par sa brutalité. »  

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Il enchaîne observations et analyses fines de son environnement. En effet, Sibi est un personnage conscient du milieu qui l’entoure et s’oblige à jouer le jeu. Autant il fréquente le milieu du lobbying financier et médiatique utile à sa campagne, autant il sait vivre avec les siens et fréquenter les commerçants d’un marché précaire ; il vacille entre sincérité dans ses dialogues et nécessité (faux semblant) de dialoguer pour gagner des voix. Des dialogues qui laissent transparaître le sens humoristique de l’auteur présent dans beaucoup de passages comme celui hilarant sur les « kheut » que le vieux Diassé se plaît à distribuer.

Un titre à interprétations…

Par extension, si nous en revenons au titre après la lecture du récit, deux parallélismes sont plausibles : 

  • La politique comme un art en voie de disparition :  

Le titre inspire une réflexion plus sombre sur la politique moderne. « Le dernier des arts » nous montre que la politique authentique, faite d’idéaux et de véritables convictions, si toutefois elle a existé, est en train de disparaître dans un monde cynique.  

  • La politique comme l’art ultime : 

Parmi les arts, la politique pourrait être considérée comme « le dernier des arts » en ce sens qu’elle englobe et dépasse tous les autres. Il s’agit d’un art complexe qui nécessite autant de stratégie que d’irrationnel. La conquête du pouvoir est tout un art qui convoque l’être humain dans son entièreté, ses qualités, ses défauts, sa grandeur d’âme, ses bassesses et ses émotions. Et l’auteur l’exprime encore mieux : “ La politique n’est pas et n’a jamais été une question rationnelle. Elle n’est, en définitive, qu’une affaire de tripes et de cœur. Et c’est peut-être mieux ainsi.”

S’il suscite autant d’interprétations et de questions sur la politique, ce roman démontre aussi et surtout l’essence de la politique. D’ailleurs l’essence d’un roman ne résiderait-il pas dans sa capacité à faire apparaître d’autres questions ? comme nous le fait remarquer Mbougar Sarr.

Fary Ndao fait une excellente entrée dans l’univers du roman avec « Le Dernier des arts ». La finesse de sa plume, son humour et sa capacité à mêler introspection et critique sociale sont à saluer. Sa narration, riche et sensible, éclaire des facettes souvent ignorées de l’art de la politique. Il est certain qu’il nous réserve de bonnes surprises à l’avenir.

Crédit Photo : jade_vision







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