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Affaire Khalifa Sall : De La Passion Politique à La Raison Juridique

Dans les textes préparatifs de la Charte Kouroukan Fouga ou Charte du Mandé (1236), on pouvait lire une pensée que les Latins ont reprise en 1757 : «Ne se passionner de rien est le secret du sage.» Avec l’affaire dite «Khalifa Sall», communément appelée «la caisse d’avance de la mairie de Dakar», les réactions des milieux divers et variés ont été essentiellement dominées par l’excès de passion aux relents politiques.

Depuis, les langues s’étaient déliées et chacun y était allé de son propre commentaire en invoquant très rarement la raison, de surcroît celle juridique.

Avec l’arrêt de la Cour de justice de la Cedeao, rendu le 29 juin 2018, cette passion s’est fortement dissipée à la faveur de la raison juridique qui exige une approche nouvelle, parce que lucide, de cette affaire.

Sans parti pris, nous avons le dessein d’exposer ici des analyses qui partent du droit et qui reviennent au droit pour justement apprécier cette décision communautaire qui renferme des secrets que ne peuvent voir que les besicles portées par un expert objectif.

Comme Jacques Derrida, il nous faut déconstruire les faux-fuyants et remettre à l’endroit ce qui est à l’envers, en perçant les mystères d’un droit nouveau, très méconnu par beaucoup de juristes et qu’on appelle le droit processuel.

Il a été dit que la saisine de la Cour de justice de la Cedeao ne répondait à aucun respect du processus judiciaire puisque cela ne devait intervenir qu’après épuisement des recours internes, donc nationaux. Dès lors, étant saisie, la Cour communautaire devait se déclarer incompétente en attendant le pourvoi en cassation éventuellement défavorable aux requérants. Cet argument ne saurait prospérer pour la bonne et simple raison que le Protocole additionnel du 19 janvier 2005 confère à la Cour de justice explicitement la compétence pour connaître des cas de violation des droits de l’Homme dans tout Etat membre. Ainsi, la compétence de cette Cour se justifie plus par les allégations portant sur des violations de droits humains soulignées par les requérants que par sa nature de juridiction d’appel ou de cassation des décisions nationales sénégalaises comme l’avaient évoqué les défenseurs de l’Etat.

En dehors des éléments d’ordre formel portant sur la recevabilité de la requête et la compétence de la Cour, les requérants ont introduit dix-huit revendications dont dix ayant trait aux droits de l’Homme et invitant à ce qu’il plaise à la Cour de les satisfaire.

Malgré cela, seuls quatre ont connu une réponse favorable, le reste recevant soit une réponse négative, soit sans réponse.

* D’abord, la Cour a estimé que le droit à l’assistance d’un conseil à la phase préliminaire a été violé en vertu du droit sénégalais lui-même et des textes communautaires. L’article 55 du Code de procédure pénale (Cpp) l’évoque en filigrane là où l’article 5 du Règlement n°5 du l’Uemoa du 25 septembre 2014 affirme clairement que «les avocats assistent leurs clients dès leur interpellation, durant l’enquête préliminaire, dans les locaux de la police, de la gendarmerie ou devant le Parquet». L’ayant déclaré comme tel, ce vice de procédure a conduit la Cour à prononcer la violation de ce droit à assistance qui est, selon les requérants et beaucoup d’experts politiques et juridiques, un motif d’irrégularité de toute la procédure qui doit ainsi être frappée d’une nullité erga omnes.

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Mais si l’on se fonde sur le droit processuel, ce même vice de procédure a été évoqué devant le juge Lamotte par ces mêmes requérants. Le magistrat les a renvoyés au Cpp sénégalais qui estime que la Chambre d’accusation est la seule instance compétente à se prononcer sur les vices de procédure soulevées à l’instruction. Qui plus est, l’article 558 du Cpp affirme que «lorsque la Chambre d’accusation est saisie d’une procédure d’instruction, tous les moyens pris de nullité de l’information doivent être proposés. Faute de quoi, ils ne peuvent plus l’être ultérieurement».

L’analyse lucide et sans passion de cette disposition imprime deux constats. D’abord, devant la Chambre d’accusation, tous les moyens de nullité doivent être invoqués. Et de deux choses l’une. Soit la défense de Khalifa Sall avait déjà soulevé la question de la non-assistance d’un conseil devant la Chambre d’accusation qui a rendu une décision défavorable ayant l’autorité de la chose jugée, soit elle ne l’a pas fait, elle ne le pourra plus en vertu de la disposition elle-même. Ensuite, et c’est la conséquence, l’ayant présentée devant la Cour de justice de la Cedeao, les requérants ont outrepassé le droit sénégalais qui le leur interdit. En allant dans le sens des requérants, la juridiction communautaire a torpillé le Cpp du Sénégal puisque l’adverbe «ultérieurement» vise toutes les juridictions, nationales comme internationales. La Cour communautaire ayant pris le contre-pied de la Chambre d’accusation du Sénégal, se comporte comme juge de cassation, ce qu’elle s’interdit elle-même en admettant que «sa compétence formelle sans juger de la véracité des faits allégués» (paragraphe IV.7).

*Ensuite, la Cour a retenu la violation de la présomption d’innocence. Selon elle, l’Etat du Sénégal n’a jamais contesté les propos attribués au procureur de la République tenus lors de sa conférence de presse du 3 avril 2017, considérant que «l’affaire de la caisse d’avance n’est rien d’autre que la justification de 1,8 milliard de F Cfa qu’on a pris sur la base de faux documents». Pour la Cour, «de telles accusations relevant d’une autorité judiciaire appelée à concourir à la procédure» engagent la responsabilité de l’Etat qui a failli à son obligation à faire respecter le droit à la présomption d’innocence des requérants, comme le prévoit l’article 7 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples.

Là aussi, la théorie de l’Etat et du droit, enseignée dans les facultés, nous impose une lecture philosophique, mais réaliste pour saisir le sens et la signification de la présomption d’innocence et surtout dans le cas d’espèce. A notre humble avis, la présomption d’innocence, qui est constitutionnellement garantie au Sénégal, ne peut être violée que par l’organe qui est censé donner le verdict final, à savoir le juge. Le procureur de la République, en réalité, n’est qu’un avocat, celui de la loi et de la société. Etant partie, il ne peut qu’argumenter dans le sens de la culpabilité comme le font les avocats de la défense dans le sens de l’innocence de leurs clients. La neutralité aussi que la Cour exige à l’Etat dans cette affaire est également à atténuer. Dans un procès ordinaire, la neutralité de l’Etat serait absolue et requise. Mais dans cette affaire, il semble échapper à la Cour de la Cedeao que l’Etat du Sénégal y est partie civile, donc a tout à gagner pour défendre sa cause. Au final, ce sont des allégations de parties intégrantes au procès qui se croisent et s’entrechoquent. Le seul référentiel devait être le juge lui-même qui, tout le procès durant, a réitéré aux requérants que sous son magistère, leurs droits seront toujours respectés.

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Nonobstant ces remarques, la Cour a attiré l’attention des parties prenantes à tout procès et surtout pendant l’instruction, d’être mesurées dans leurs déclarations, moins passionnées et plus raisonnables. Et comme le dit l’adage bantou, «il est plus glorieux de vaincre ses passions qu’une Armée d’ennemis».

*Puis, sur la violation du droit à un procès équitable, les faits exposés ont conduit la Cour à constater et à prononcer la responsabilité de l’Etat du Sénégal. A ce niveau, cet argument semble trop léger puisque si on se limite au sens des mots, le procès en soi n’a aucunement révélé des éléments remettant en cause son caractère équitable. Les requérants ont été, tout le long du procès, bien traités par les juges du siège et bien défendus par un impressionnant pool d’avocats. Invoquer le truchement des agents judiciaires et surtout du juge d’instruction est superfétatoire puisque portant sur la procédure et non sur le procès lui-même qui, du reste, était plus qu’équitable.

*Et puis, sur la détention arbitraire, la Cour l’a retenue. Notons d’emblée que la Cour parle bel et bien d’une détention arbitraire pendant une période déterminée, à savoir de son élection en tant que député à la levée de son immunité. Donc, contrairement à certaines idées véhiculées, la Cour n’a pas indexé toute la procédure. Selon elle, l’Etat sénégalais aurait dû, dès l’élection de Monsieur Khalifa Sall qui bénéficie de la couverture de l’immunité, entamer les procédures appropriées pour, soit suspendre sa détention soit obtenir la levée de son immunité parlementaire. N’ayant pas agi de la sorte, l’Etat du Sénégal l’a maintenu dans une situation de détention arbitraire.

Là aussi, il faut qu’on s’entende bien. Il est question de trois choses : infraction, élection et immunité. Tout d’abord, il faut être d’accord que l’infraction soulevée par l’accusation est commise par Khalifa Sall, maire de Dakar et non par l’honorable député. Ainsi, l’infraction étant antérieure à l’élection, celle-ci n’efface pas celle-là. Ensuite pour l’immunité, il faut savoir sur lequel des régimes de l’autorisation ou de la suspension on se situe. L’immunité du député renvoie à deux principes : l’irresponsabilité et l’inviolabilité. Cela veut dire en somme qu’aucun député, l’élu et non le candidat ou tout autre individu, ne peut être poursuivi, arrêté ou détenu sans la levée de son immunité. Or, dans le cas d’espèce, la poursuite, l’arrestation et la détention de Khalifa Sall étaient portées sur le maire et non sur le député, parce qu’il ne l’était pas encore. C’est après l’avoir poursuivi et arrêté qu’il a été élu. Ainsi, pour le détenir, il fallait lever son immunité, faute de quoi ce serait une grave violation de ce sacro-saint principe. A cet effet, le régime de l’autorisation est d’office écarté.

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Seul pouvait jouer alors celui de la suspension. Pour cela, il faut aller à l’article 61 al. 5 de la Constitution du Sénégal qui dispose que «la détention ou la poursuite d’un député est suspendue si l’Assemblée le requiert».

Donc, il appartient à l’Assemblée nationale de solliciter la suspension. Là aussi, la disposition pose une faculté et non une obligation. La conjonction de subordination «si» révèle la possibilité et non la contrainte. Et comme l’Assemblée n’a pas requis cette suspension, la procédure continue et le droit positif sénégalais est respecté.

*Enfin, la Cour de justice, après avoir débouté les requérants du surplus de leurs prétentions, a condamné l’Etat du Sénégal à payer 35 millions de F Cfa à ces derniers à titre de réparation. Ce dispositif semble le plus important dans la portée de l’arrêt tant pour les requérants que pour l’Etat sénégalais et sa justice.

Après avoir retenu de graves violations comme la détention arbitraire, un procès inéquitable, une présomption d’innocence bafouée et l’irrespect du droit à une assistance d’un conseil, la Cour ne sanctionne l’Etat du Sénégal qu’au paiement de 35 millions F Cfa (trente-cinq millions) qu’elle considère curieusement comme étant une «juste réparation au préjudice subi», là où les requérants demandaient 50 milliards (cinquante milliards).

La logique voudrait que la gravité de ces violations aboutisse directement à l’arrêt immédiat de la procédure, à la libération immédiate des requérants, au paiement en réparation beaucoup plus conséquent avoisinant même la demande des plaignants et à la satisfaction même à toutes les prétentions.

Donc, tout semble se passer comme si, ayant accès au dossier et évaluant la gravité des faits reprochés aux requérants, la Cour a utilisé un procédé jurisprudentiel du juge administratif appelé «bilan coût-avantages», émanant du principe de la proportionnalité. On dirait qu’elle s’est posé la question de savoir si le préjudice subi était aussi important que le tort causé aux populations de Dakar. Ayant répondu en filigrane à la négative, la Cour a ordonné le paiement de trente-cinq millions F Cfa qui couvrent suffisamment le dommage subi en lieu et place des 50 milliards jugés excessifs et disproportionnés par rapport aux manquements constatés.

Ainsi, en restant muette sur la procédure et ne prononçant pas la libération immédiate qu’on ne saurait déduire de sa motivation que de manière fantaisiste, la Cour a exercé, comme elle l’a rappelé, sa compétence formelle en faisant confiance à la justice sénégalaise pour continuer le procès sur le fond.

C’est pour cela, ayant une certaine impression qui est devenue une conviction certaine, nous invitons fortement l’Etat sénégalais à respecter la décision de la Cour de justice qui s’impose à lui en tant qu’Etat membre de la Cedeao, puisqu’en dépit de tout, elle lui rend un immense service. En agissant ainsi, il contribuerait à l’ancrage de l’Etat de droit et verrait qu’il n’est pas tombé de Charybde en Scylla. La raison juridique le lui impose, puisque «la mauvaise herbe est une plaie pour les champs, comme la passion pour le commun des mortels», dixit le Dalaï Lama. C’est valable aussi pour l’Etat.

Mouhamadou Mounirou SY

Maître de conférences

en droit public

Université de Thiès

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