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Pierre-henri Thioune, Oracle, Ô DÉsespoir

Pierre-henri Thioune, Oracle, Ô DÉsespoir

L’œuvre d’Ousmane Sembène n’est pas seulement prophétique et immortelle. Quand on l’explore, c’est l’une des plus édifiantes, tant la plume et la caméra du natif de Casamance ont su confesser et accoucher une société, et bien au-delà. On retrouve tous les types de héros chez Sembène. Dans la Noire de (1966), celle à qui Mbissine Thérèse Diop donne une vie est une jeune immigrée humiliée, employée domestique, essorée par le racisme, le rêve défait, qui finit par se suicider dans la salle de bain. Sembène nous donne là, la figure du héros candide que percute la violence de l’histoire. Dans le Camp de Thiaroye (1988), le sergent-chef Diatta, démobilisé de l’armée française, tient tête aux futurs bourreaux de son unité et rivalise avec eux dans leurs codes. Il est le héros discret, dont l’aura émerge et croît à mesure que le film avance, dont on sent aussi le déchirement entre le désir de revenir aux traditions ancestrales et la réalité d’une acculturation occidentale. Même déchirement dans Xala (1974) pour El Hadji Abdou Karim Beye. Seulement, ce héros est celui de la honte et du reniement. Dans Emitaï (1971), les héros sont multiples : la révolte contre l’effort de guerre mobilise tout ce village où l’on peut percevoir l’héritage d’Aline Sitoé Diatta. C’est l’héroïne et les héroïnes que Sembène met en scène, dans un féminisme précurseur.

Dans le Mandat (1968), le héros est naïf, balloté dans les mouvements de la modernité, polygame qui entretient des traditions par la perfusion de cet argent extérieur qu’il attend. C’est un héros presqu’absurde qu’offre là, Sembène, que l’on plaint mais pour qui l’on ressent une vague affection. Dans Molaadé (2004), le dernier film du cinéaste, l’héroïne lutte contre ses traditions et l’excision. Comme une évolution, l’écrivain, a su tirer le portrait avec une lucidité toujours renouvelée. Dans les Bouts de bois de Dieu (1960), comme dans les autres œuvres majeures, la plume ou la caméra savent suggérer, militer, sublimer, avec la réserve et avec la pondération de l’homme à la pipe. Tous ces héros multiples semblent fusionner dans la personne de Pierre-Henri Thioune, le personnage central dans Guelwar (1992). Thierno Ndiaye Doss qui prête son jeu d’acteur à ce personnage est resté mythique dans les cœurs et dans les annales du cinéma national avec ce rôle. C’est le héros magnifique et grandiose. Solennel et grave. Impétueux quand il faut, humain quand il le faut. Il agrège presque tous les types de la galerie de personnages que Sembène a offert.

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Si l’auteur a décliné ses héros à travers de multiples expressions, il faut noter qu’il avait aussi le culte de la scène symbole. Dans chaque film, il y a ce moment où la gravité atteint son comble. Scène souvent sans paroles, relevée par la bande originale tragique, où le message est visible, fort, et direct. Dans le camp de Thiaroye, c’est l’attaque nocturne qui causa les morts dans la nuit. Lâcheté historique pendant laquelle Pays, joué par Sidiki Bakaba, muet et traumatisé par la guerre en Europe verse des larmes. A la fête des soldats qui croyaient enfin recevoir leurs droits, succède la tuerie dans le silence. Dans Emitaï, c’est la destruction des réquisitions de riz qui atteint le sommet du drame. Dans Molaadé, c’est la destruction des radios que brûlent les hommes pour mieux ensevelir les femmes dans la nuit des traditions. Dans Xala (1974), c’est les crachats de la rédemption. Dans Ceddo (1977), c’est le baptême des païens quand ils reçoivent leurs prénoms musulmans.

L’on pourrait à loisir trouver un, voire deux moments, dans chaque film, où le temps se fige et où le spectateur est seul juge. Ces moments, il y en a eu deux très forts dans Guelwar : dans le premier, Pierre-Henri Thioune est mort et enseveli. Abou Camara procède à l’exhumation du corps. Saisissante scène, ponctuée des cris et saillies religieuses stupéfaites, que la chanson Njilou de Baaba Maal enrobe d’un voile de magie. Dans la deuxième scène, en flashback Pierre-Henri Thioune fustige dans ce discours mythique, l’aide internationale qui suscite et alimente les prédations de l’élite politique. On y voit alors, la procession, mimétique et décidée, éventrer les sacs de riz de l’aide alimentaire comme jadis dans Emitaï. Les lettres de noblesse du refus, portées par des enfants, rendent la séquence inoubliable. Cette tradition de la destruction salvatrice chez Sembène est un élément fondateur, comme la métaphore sur la nécessité d’un divorce violent, pour libérer le cri de la naissance. Mort ou vivant, Sembène a fait porter un discours à Pierre-Henri Thioune, un discours de vérité, un discours de refus.

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On en fait bien des caisses sur le courage quelquefois. On le surévalue chez les uns et on le sous-évalue chez d’autres. Mais le courage de Pierre Henri Thioune, et au-delà, celui de Sembène, est celui de nous avoir régulièrement entretenus du devoir d’entretenir ce courage. La vérité est une idole dépréciée, elle doit rester une idole vivante tout de même. Depuis Guelwar, presque 30 ans, et pas un héros à grande audience, au niveau national, n’est venu bousculer nos certitudes, nos acquis, nos reposantes commodités. La scène politique depuis Guelwar s’est ensablée dans des querelles indignes en désertant le champ des idées. L’idéal de souveraineté, de véritable dialogue religieux sans la seule rescousse de l’apparence, toutes ces idées que défendait Pierre-Henri Thioune, avec son célèbre doigt accusateur, sont restées sans héritiers multiples. La politique s’est refermée dans une consanguinité avec le pouvoir moral, pour baliser le statut quo. On peut gager que s’il était vivant, Pierre Henri Thioune aurait sans doute pointé encore son doigt accusateur vers nous autres.

Il se rencontre beaucoup de diffuseurs de cette séquence, beaucoup d’amoureux de ce passage de Guelwar, pourtant comme toujours, nous aimons les héros morts, par impuissance et incapacité à les réincarner. On les embrasse pour mieux les faire taire pour de bon, et pour nourrir une bonne conscience épisodique. A la mort récente de Thierno Ndiaye Doss, comme à celle avant d’Ousmane Sembène, c’est toute la lignée des oracles qui s’est éteinte définitivement, nous laissant le temps des héros aux galons multiples et aux faits glorieux inexistants.

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En allant vers le cinéma, Sembène l’a dit : il voulait toucher plus de gens, ceux que les livres n’atteignent jamais. La littérature reste élitiste et sectaire. Elle exclut. A dessein et à décharge à cause des déficits de promotion et d’investissements culturels. La caméra de Sembène est presque restée sans héritiers. Ça en dit long sur notre époque, prompte à célébrer la libération, à s’autosatisfaire d’une ébullition de la scène intellectuelle, alors qu’à y voir de très près, le vernis couvre un vide, voire un gouffre. Dans cet emblématique Guelwar des années 90, Pierre-Henri Thioune reste un prophète qui tend l’index vers la bonne direction, mais on a regardé ailleurs, obnubilés par le doigt. C’était un héros total, presque taquin et frivole, il est l’un des premiers à apparaître nu dans un film de grande audience nationale, dans une scène encore plus incroyable d’adultère à cette époque. De ces héros qui nous plaisent, nous grondent, nous dérangent, nous interpellent et nous divertissent. C’est pourquoi il reste impérissable même si le fumier ne semble pas faire un bon engrais pour la repousse. C’est qu’il est un oracle, au sens plein et sublime du mot. Il ne faut pas désespérer qu’il y ait des héritiers. Si les livres « précèdent les lecteurs » comme le dit joliment Boris Diop, le temps est alors un allié. Il nous reste juste à arroser le champ.

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