Au soir du scrutin du 24 février 2019, c’est tout naturellement que certains de mes collègues américains dont les travaux de recherche portent sur différents aspects de la vie de notre Nation (plus précisément sur la décentralisation, sur le droit foncier, sur les alternances au sommet de l’Etat, sur les confréries religieuses et leur impact, etc.) m’ont interrogé. Et c’est avec ironie qu’ils ont accueilli ma réponse à la question que tous, sans exception et invariablement, m’avaient posée, sur l’issue du scrutin présidentiel.
En réponse à leurs interrogations, je leur ai fait comprendre que je peux bel et bien me livrer, et avec assurance, à un exercice de prospective sur leur pays (sur lequel portent mes travaux de recherche, et assez souvent ils sollicitent mon regard extérieur), mais que concernant le mien, c’est impossible de faire la même chose. A propos des Etats-Unis en effet, je peux parfaitement dire dans quelles conditions l’actuel Président Donald Trump pourrait être battu au soir du 3 novembre 2020 ; quel pourrait bien être le visage du prochain Président américain lorsque tous les candidats seront connus ; à quoi ressemblera le pays en ses forces vives dans vingt à vingt-cinq ans, etc. Tout cela, pour une raison bien simple : aux Etats-Unis d’Amérique, les pouvoirs sont judicieusement équilibrés et strictement encadrés et par conséquent incapables d’outrepasser leurs attributions, les contrepouvoirs effectivement fonctionnels, et les calendriers et échéances scrupuleusement respectés et immuables. A titre indicatif, donnez-moi un calendrier et je vous dirais à quelle date devra se tenir l’élection présidentielle américaine en 2100, en 2200, etc. C’est bien pourquoi un exercice de prospective sur la conduite du pays y est scientifiquement mieux fondé et plus facile à faire.
Sous nos cieux par contre, nous ne sommes que trop souvent habitués aux reports des consultations électorales, au changement des règles du jeu politique jusqu’à la dernière minute, à des empiètements et abus aussi imprévisibles qu’inacceptables en démocratie, à beaucoup de formes de passage en force. Pour preuve, chez nous, l’élection présidentielle à peine passée que le débat porte déjà sur les élections locales et leur couplage ou non avec des élections législatives qui seraient alors anticipées, après une dissolution de l’assemblée. Toutes choses totalement inimaginables aux Etats-Unis !
A mes collègues américains, j’ai indiqué que tout au long du processus électoral devant aboutir au vote, le pouvoir sortant s’était donné tous les moyens (légaux comme illégaux, conventionnels comme non-conventionnels) permettant de gagner l’élection :
En démocratie, l’opposition au pouvoir en place a des droits, mais nombre de ses droits avaient été arrachés. En démocratie, il existe des consensus minimum exigibles pour garantir l’impartialité des consultations électorales permettant de valider une élection. En tête de ces consensus cruciaux, il y a la neutralité de l’arbitre du jeu électoral qui dans notre contexte se trouve être le ministre de l’Intérieur. Or, ce dernier a eu une position partisane clairement affichée, ce dont il ne s’est jamais caché, au point qu’on ne sait pas qui du ministre de l’Intérieur ou du militant du parti au pouvoir a organisé l’élection, surtout que sous nos cieux, il y a comme une règle politique qui veut qu’on n’organise pas les élections pour les perdre. L’organisation de l’élection présidentielle par une figure neutre, de la Société civile, qui fasse consensus aux yeux des acteurs politiques et de l’opinion publique était un acquis démocratique obtenu sous les régimes antérieurs sur lequel personne ne penserait que le régime arrivé au pouvoir en 2012 reviendrait. Ce consensus majeur a même largement contribué à l’avènement de ce régime qui en avait fait une revendication essentielle. Mais ce consensus majeur a été purement et simplement déficelé et détricoté. C’est en vain que l’opposition a réclamé le maintien de ce consensus.
Dans la poursuite du projet clairement exprimé par l’exécutif de «réduire l’opposition à sa plus simple expression», seuls les deux principaux challengers du Président sortant (les candidats Karim Wade et Khalifa Sall) ont été traduits en justice (sur une longue liste de responsables de la gestion de deniers publics épinglés par les cours et tribunaux) et frappés de peine d’emprisonnement de nature à aboutir à une invalidation de leur candidature à l’élection. Le fait même que dès le lendemain de la réélection du candidat sortant, des voix s’élèvent pour demander leur amnistie, conformément à sa promesse préélectorale montre à suffisance que le problème était l’élection, que ces deux challengers étaient l’obstacle à la réélection. Ce qui vient conforter la thèse que les procès étaient politiquement viciés.
Dans le dépouillement du vote, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer l’explosion de la démographie électorale qui a atteint des chiffres effarants (rien qu’entre les élections législatives de juillet 2017 et l’élection présidentielle du 24 février 2019) dans les fiefs politiques acquis au pouvoir sortant.
Le fait qu’un nombre incalculable d’électeurs aient été, par diverses manières, tout bonnement et injustement délestés de leur droit de vote. Or, même sans les sommes colossales englouties dans la confection de cartes biométriques, en démocratie ce n’est guère un luxe que tout citoyen puisse facilement et raisonnablement disposer de sa carte d’électeur et exercer son droit librement le jour du scrutin. L’argument selon lequel même des ministres de la République et de hauts responsables du parti au pouvoir n’ont pas pu voter le jour du scrutin est un pauvre alibi qui ne sert qu’à pouvoir mieux noyer le poisson.
Enfin, et c’est loin d’être un fait isolé, le renforcement des moyens de surveillance de l’activité publique, le renforcement en moyens de répression qui n’aura échappé à personne, la présence policière dans les rues et artères comme cela ne s’était jamais passé au cours d’une élection, la promesse de «faire face» à tout «débordement», «trouble à l’ordre public». La sortie de l’artillerie lourde, y compris l’artillerie langagière lourde de nature à intimider. En un mot, la promesse du feu, après moult embardées sur le parcours devant aboutir au vote. Ils ont eu les marrons qu’ils voulaient coûte que coûte ; le mérite revient au Peuple de n’avoir pas eu, heureusement, le feu qu’ils lui promettaient. Mais rien n’aura été épargné, ni aux opposants ni au Peuple souverain.
A terme, il faut bien se demander, après tout cela, à quoi bon engager un dialogue ! Et surtout pourquoi aller répondre à un appel au dialogue ! En démocratie, le prétendant au pouvoir a des droits que le régime en exercice est tenu de respecter. Ce n’est ni une faveur ni un honneur, c’est un droit ! Arracher certains de ces droits parmi les plus essentiels et faire comme entreprendre d’en restituer certains une fois la confrontation remportée, pour donner l’impression d’être un homme de bonne volonté et de consensus, cela ne grandit nullement la démocratie.
En démocratie, le dialogue n’est pas une fin en soi. Des dialogues antérieurs n’ont abouti à rien, sinon les consensus majeurs exigibles pour la consolidation du processus démocratique n’auraient pas été déficelés. Dans les démocraties évoluées dignes de ce nom, en particulier en Europe du Nord et en Amérique du Nord, on n’entend jamais parler de dialogue politique ni préélectoral ni postélectoral, tant il est vrai que le pouvoir élu est respectueux de l’opposition, des principes et règles démocratiques, des attributions des différents contrepouvoirs. Le jeu démocratique y est transparent et consensuel, les règles et principes fondamentaux en démocratie définitivement ancrés dans les mœurs politiques, au-dessus de tout soupçon de tripatouillage du fichier électoral, de la carte électorale, de la partialité des acteurs-clés responsables de l’organisation du scrutin, ou encore du tripatouillage de la Constitution pour un mandat de plus, comme en 2012… 2012, ce n’est pas si loin que cela, et 2024 est déjà dans toutes les têtes…
Abou Bakr MOREAU
Enseignant-chercheur Ucad
Auteur de «Un perpétuel retour en grâce» (Editions Lettres de Renaissances, 2018)