Le développement des réseaux très haut débit fixe en fibre optique ou 4G pour la téléphonie mobile a favorisé l’apparition de nouveaux modes de consommation. Les services de données rendent les opérateurs dépendants de la bande passante internationale. On assiste à une mutation de la chaine de valeur. Cette mutation est accélérée par l’émergence de nouveaux acteurs dont les Ott («Over the Top ou «service de contournement» en français), qui ont participé fortement à la modification des comportements des utilisateurs.
Les Ott : Le contexte général
Les Ott sont devenus incontournables au regard des services multiples qu’ils fournissent aux consommateurs tous confondus (entreprises privées et administrations publiques, grand public). Leurs existences soudaines ont néanmoins surpris et pratiquement pris de court beaucoup de monde et en particulier les opérateurs de télécommunications.
Au démarrage de l’internet, les opérateurs et les régulateurs étaient moins regardants sur la neutralité du net (1) afin de promouvoir l’innovation et le progrès. Mais face à l’évolution des chiffres d’affaires des géants du net et surtout de leur capitalisation boursière, les opérateurs de télécommunications ont exigé un partage de revenus et une équité dans le traitement des acteurs (Ott & Opérateurs de réseaux de télécommunications) afin de faire face aux investissements indispensables pour la construction et le développement des réseaux et infrastructures de télécommunications.
Pour une meilleure compréhension de la situation, il faut rappeler qu’il y a encore une dizaine d’années, il y avait une séparation entre la voix et la donnée. Les réseaux dits Rtc (Réseaux Télécom Commutés) et les réseaux Rnis (Réseaux numériques à intégration de services) étaient utilisés pour le trafic voix avec une tarification Ttc à la minute, et permettaient aussi de naviguer sur internet avec un prix forfaitaire Ttc. Ces opérateurs gagnaient alors de l’argent et versaient des impôts et taxes aux Etats.
C’est dans ce contexte que les géants de l’internet ont vu le jour et commencé à offrir des services voix, Sms, envois de séquences de vidéos (WhatsApp, Viber, Skype, Apple, etc.) gratuits, tout en gagnant en même temps beaucoup d’argent dans la publicité. Ces services ont été rendus possibles grâce au développement de l’Ip et de la voix sur Ip.
On assiste alors à un changement profond dans l’écosystème des télécommunications.
Parlant des géants de l’internet, Pierre Bellanger Dg-fondateur de Skyrock et entrepreneur du Web déclare dans l’ouvrage «La souveraineté numérique» : «Pendant que les géants américains que sont Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft se livrent une guerre sans merci pour dominer le marché du numérique mondial et enregistrent des chiffres d’affaires monumentaux, le monde reste pour le moment simple observateur, ne prenant pas vraiment la mesure des enjeux qui se jouent sous leurs yeux.» C’est pour faire face que la Chine a su pousser ses propres acteurs que sont les Batx (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi).
L’apparition des réseaux haut débit a favorisé l’émergence de nouveaux modes de consommation. Cette phrase peut être inversée en disant simplement que les nouvelles exigences, les atouts et potentialités offertes par le numérique nécessitent la construction de nouveaux réseaux haut et très haut débit, solides, robustes et scalables (2). Les services de données rendent les opérateurs dépendants de la bande passante internationale.
Pour rappel, on estimait à la fin de l’année 2018 que le Gsm traditionnel ne représente que 20% des utilisateurs mobiles dans le monde, d’ailleurs aujourd’hui dans certains pays, le trafic data a atteint plus de 80%, relevant le trafic voix à seulement 20 %. Parmi ces pays, nous pouvons citer le Japon qui a inversé la courbe en 2010 déjà, l’Argentine, le Kenya, etc.
La problématique
La problématique engendrée par l’avènement des Ott se comprend dans la mesure où :
Ces mastodontes de l’internet font de la téléphonie, de la messagerie, de la visiophonie, du contenu, etc. alors qu’ils ne sont soumis ni à la Tva ou à l’impôt sur la fiscalité, contrairement aux opérateurs de télécommunications classiques. N’y a-t-il pas dès lors, une situation de concurrence pouvant être qualifiée de déloyale ?
Les gains et revenus des opérateurs de télécommunications connaissent des baisses (notamment dans la voix et les Sms) pendant que les chiffres d’affaires des géants du net connaissent une croissance fulgurante.
L’accroissement des usages, des services et des besoins en termes de capacité, de bande passante, de qualité de service (induit par les Ott) exige des investissements massifs des opérateurs dans les réseaux et infrastructures de télécommunications. Cette mutation impacte profondément les Capex et Opex des opérateurs de télécommunications.
Il est alors reproché aux Ott de ne pas payer de licences et de se passer des obligations et contraintes fixées par les Etats & Régulateurs aux opérateurs de télécommunications tels que Sonatel, Tigo, Expresso et Csu (Hayo) pour ne parler que des opérateurs exerçant au Sénégal. Les Ott fournissent les mêmes services que les opérateurs classiques (en apportant beaucoup d’innovations) sans payer la contrepartie des investissements nécessaires pour garantir la qualité de service attendue par les utilisateurs et exigée par les régulateurs et les Etats.
Obligations
d’accompagnement des opérateurs par les gouvernements
Les opérateurs détenteurs de licences ont en effet des obligations définies dans des cahiers de charges telles que les couvertures réseau des territoires, de la population ; la fourniture d’une bonne qualité de service, l’accès et l’accessibilité des services jusqu’ au dernier kilomètre, la fourniture du service universel, etc.
Dès lors, ils sont contraints de dimensionner suffisamment leurs réseaux pour éviter les congestions et assurer leurs disponibilités à des taux de satisfaction préalablement définis par les régulateurs.
Ensuite voyez-vous, si les trafics voix, data, multimédia et autres flux et communications électroniques temps réel augmentent, les opérateurs seront tenus et obligés de construire /redimensionner /optimiser adéquatement leurs différents réseaux pour assurer une bonne performance. Celle-ci est sanctionnée par la fluidité et la qualité de service nécessaires pour répondre aux exigences de tous les trafics et flux multimédias (bande passante, débit, temps, gigue, temps de latence).
C’est pourquoi ces opérateurs de réseaux méritent d’être compris, entendus, soutenus par des mesures régulatrices incitatives. Dans la plupart des cas, les Etats détiennent des parts non négligeables dans les chiffres d’affaires. Leurs réussites assurent non seulement le partage des bénéfices aux Etats, le versement de contributions financières par le paiement d’impôts et de taxes mais surtout contribuent fortement à la création d’emplois directs et indirects.
Le big data, la mise en service des points d’échanges internet nationaux, continentaux (Afrique et surtout dans la sous-région) sont de grands défis à relever pour un meilleur gain et une baisse drastique des coûts des services internet. Dans cela, l’Afrique du Sud est championne en Afrique et concentre plus d’une dizaine de points d’échanges internet afin de promouvoir un meilleur accès à internet avec plus de contenus locaux.
Alors les Etats et les régulateurs doivent être proactifs et cesser d’être passifs ou uniquement réactifs. Ils doivent surtout anticiper et travailler en amont avec les parties prenantes pour accompagner les entreprises de télécommunications dans la réalisation des services attendus.
Ils sont également en partie garants et contribuent considérablement dans la sécurité et la sécurisation des systèmes et réseaux de télécommunications au niveau national. Ne sont-ils pas aussi en amont et en aval de notre souveraineté et sûreté numériques ?
Les Etats ont une obligation de les accompagner vu le triple rôle (stratégique, économique et social) qu’ils assurent pour le développement et l’émergence des pays.
Obligations de se recentrer sur le cœur de métier et nécessité absolue de se réinventer pour exister et prospérer
Ils doivent être plus innovants et assurer avec vigueur la réussite dans leur corps de métier tout en se donnant les moyens de leurs ambitions, au même titre que les Ott. D’ailleurs, une étude du cabinet de Conseil Rolland Berger révèle que les opérateurs classiques risquent de perdre jusqu’à 20 % de leurs chiffres d’affaires (au profit des Ott) s’ils continuent de maintenir les mêmes stratégies et business model qu’actuellement. Les opérateurs sont pratiquement obligés de réinventer leurs métiers et savoir-faire pour s’accrocher et mieux, produire davantage de services de qualité à forte valeur ajoutée afin de traverser sereinement la mutation de la chaine de valeur actuelle. La révolution numérique permet à tous les acteurs de s’épanouir et de se développer. Aucune limite n’est autorisée. Dans ce contexte, il est entendu que le cœur de l’activité de télécommunications et des communications électroniques est construit autour de la Data (donnée numérique). A ce niveau, les opérateurs ont «à boire et à manger».
Etats et régulateurs pour une meilleure prise en compte des préoccupations
Le Sénégal vient de créer son Senix (Point d’échange internet) appelé à prendre véritablement et rapidement sa vitesse de croisière.
Dans cette même recherche de qualité de service, de retour d’investissement et de partage des revenus, il serait important que les grandes entreprises télécoms se mettent ensemble pour acquérir plus de bande passante internationale en établissement des partenariats forts et gagnants pour acquérir ou co-construire des câbles sous-marins ou le satellite.
Le gouvernement français vient d’exiger une taxe de 3% sur le chiffre d’affaires des Gafam (Google Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) au courant du mois de février 2019. Des mécanismes similaires pourraient être engagés pour garantir un traitement fiscal équitable entre tous les acteurs de l’écosystème. Pour ce faire, nous pensons que les Etats africains ou de la sous-région ne peuvent-ils pas engager des discussions afin d’amener les Ott à une participation financière au développement de l’économie numérique à travers une contribution forfaitaire ? Il serait envisageable par exemple de négocier une participation des Ott à raison d’un euro par usager/client ou par une autre formule à examiner en profondeur. Imaginez-vous si Facebook ou Microsoft, pour ne parler que d’eux, contribuaient à hauteur d’un € par an par utilisateur au Sénégal, il serait possible de collecter autant de 1€ (1€ par Ott) qu’il y a d’utilisateurs y compris ceux des entreprises privées et publiques, grandes consommatrices de produits et services numériques. Cela pourrait bien booster le financement des entreprises (start up) du numérique en particulier et le numérique de manière plus globale.
Le Sénégal n’est pas isolé, le phénomène est globalisé et
mondial
Le monde vit un tournant historique où le numérique est devenu indispensable et source de progrès partout et dans tous les secteurs. Il est illusoire de vouloir arrêter ou freiner les appétits des utilisateurs et leur exigence en termes de disponibilité de l’accès et de la qualité /diversité des produits et services fournis. Ces Ott sont sur des plateformes de création, d’innovation et de révolution.
Les Ott et opérateurs tentent de répondre aux nouvelles exigences de notre vie, rythmée par des besoins et demandes accrus, de plus en plus complexes des usages et services numériques (Voix, messagerie, vidéo sur demande, télévision sur demande, etc.) avec une meilleure qualité de services et à moindre coût. Un partenariat gagnant-gagnant est également possible entre les opérateurs classiques, les Ott et les autres fournisseurs de services à valeurs ajoutée.
De nouveaux mastodontes chinois du numérique, les Batx que sont Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) font face aux Gafa. C‘est vraiment le moment idéal pour les grandes entreprises et opérateurs télécoms africains de se réorganiser, d’unir leurs forces pour ne pas rater ce tournant décisif consistant à développer nos économies avec l’aide du numérique : La 4ème révolution industrielle. L’économie numérique, qui transcende et traverse tous les secteurs vitaux des économies nationales, doit être accompagnée avec des politiques publiques claires, inclusives et progressives. C’est là tout le sens de la prise en compte de cet axe dans le programme du Président Macky Sall pour son nouveau mandat.
Incontestablement, les meilleurs survivront et réussiront la révolution numérique, bienvenue aux Mvno sénégalais
Nous sommes alors dans un secteur où les plus faibles vont forcément disparaître. Regardez ce qui s’est passé aux Usa, où le nombre d’opérateurs télécom est passé d’une vingtaine à 4 opérateurs en moins d’une décennie.
En France aussi, le nombre de Mvno (opérateurs mobiles virtuels, opérateurs qui ne possèdent pas forcément de réseaux télécoms propres, qui achètent en gros des minutes et qui le revendent avec des packages de services associés) a fortement baissé. Là aussi, en une décennie, plusieurs Mvno ont disparu de l’écosystème. Dès lors, il y a lieu d’inciter et de demander aux nouveaux Mvno sénégalais (nos trois champions nationaux qui viennent d’acquérir des licences, ie. You mobile de Youssou Ndour, Sirius télécoms Afrique de Mbackiyou Faye et Origines Sa de El Hadj Ndiaye) de proposer des solutions innovantes et compétitives. Ils feront face aux opérateurs classiques sénégalais mais surtout, à la concurrence effective de ces Ott dont le rayonnement transcende les frontières.
Les poids et les
rapports de forces des acteurs du marché
Dans cette économie mondialisée du numérique, il est important et pour fixer les idées, de regarder les poids et les rapports de forces des acteurs du marché. Avant l’apparition de la data et des services qu’elle a fait émerger/évoluer, les rapports de forces se faisaient entre acteurs qui se connaissaient bien. L’économie des télécoms était une économie principalement nationale. Les opérateurs investissaient, généraient de la valeur qu’ils gardaient en grande majorité, puis réinvestissaient. Le régulateur fixait les règles (équilibre des parties) de fonctionnement de son marché et veillait à la contribution des opérateurs au développement économique du pays. Les équipementiers fournissaient (et parfois les finançaient) les infrastructures indispensables. Cette économie numérique a subi de profondes mutations, caractérisées par la mondialisation, l’apparition de nouveaux acteurs et l’évolution du partage de la valeur, etc.
La puissance financière nationale des opérateurs doit faire face à la puissance financière mondiale des fournisseurs de services. L’économie quasi nationale des opérateurs télécoms est confrontée à une économie mondialisée du contenu. Un opérateur télécoms classique s’adresse à une population limitée, tandis qu’un Gafam peut potentiellement adresser ses services aux 7 milliards de clients potentiels dans le monde, comme illustré ci-dessous, à titre d’exemple :
4 opérateurs aux Usa (Verizon, Att, T-Mobile, Sprint) peuvent fournir potentiellement des services à 0,32 milliard habitants/clients
3 Opérateurs en Chine (China Mobile, China Telecom, China Unicom) avec 1,35 milliard habitants/clients potentiels
12 opérateurs en Inde dont 4 majeurs Airtel, Idea, Vodaphone, Bsnl avec 1,25 milliard habitants/clients potentiels
L’Union européenne (140 opérateurs) a un marché potentiel de 0,5 milliard habitants/clients
Le continent africain dispose de plus de 150 opérateurs pouvant s’adresser à 1,1 milliard habitants/clients potentiels.
Pendant ce temps-là Google, Facebook, Skype, Whatsapp, Microsoft, etc. peuvent s’adresser potentiellement à 7 milliards de clients.
Pour terminer il est essentiel de regarder les vrais problèmes posés par ces Ott tout en encourageant les atouts et offres de services rendus possibles par leur avènement. Les opérateurs classiques devront en même temps répondre aux exigences et contraintes réglementaires et surtout se réinventer. Des mesures et mécanismes économiques, réglementaires et régulateurs pourront être pris à l’échelle continentale ou sous-régionale pour convaincre les Ott à contribuer au développement du secteur du numérique d’une part, et d’autre part amener les régulateurs et les Etats à leur trouver un statut équitable.
Il est devenu indispensable de créer les conditions d’échanges, de partenariat entre les parties prenantes «pour garantir la création de la valeur à l’infini le plus rapidement possible et selon les règles de l’art» avec les ressources/les compétences /les expertises et les potentialités toujours accrues de notre imagination créative.
Amadou LY
Ingénieur /Expert en Télécommunications & Réseaux /Aménagements numériques des territoires,
Membre du Collège de l’Artp (Autorité de régulation des télécommunications et des postes)
La Neutralité du Net : La neutralité du Net veut que toutes les données soient traitées de manière identique sur le Réseau, quelles que soient leur source, leur destination ou les données elles-mêmes. Les FAI (Fournisseurs d’Accès Internet» doivent acheminer dans les mêmes conditions l’ensemble des données destinées à leurs clients, quelle que soit leur provenance. La seule limite à la vitesse de transmission des données ne doit tenir qu’à la qualité du réseau. Sans la neutralité du Net, les fournisseurs d’accès à internet pourraient réserver à leurs «partenaires» fournisseurs de contenus (moyennant contrepartie financière) ou à leurs propres contenus une «voie rapide» ou d’accès privilégié pour le consommateur (gratuité). Les défenseurs de la neutralité du Net craignent que cela n’aboutisse à un internet à deux vitesses et n’étouffe l’innovation. Sans la neutralité du Net, il est impossible pour les petites start-up de lancer de nouveaux services performants pour concurrencer les acteurs établis. Pour les consommateurs, cela pourrait se traduire par des sites bien plus rapides que d’autres, des blocages intempestifs de certains sites ou encore une facturation différente en fonction des services et des sites Web visités. De leur côté, les opposants à la neutralité du Net, principalement les grandes entreprises de télécommunications, font valoir leur crainte que la neutralité n’assèche les investissements dans les infrastructures nécessaires pour accompagner l’utilisation croissante d’internet, ou qu’ils soient obligés d’augmenter la facture de l’utilisateur final. Ils font également valoir la nécessité de garantir la disponibilité en bande passante par une politique de gestion de trafic adaptée en garantissant la qualité de service minimum pour une offre «Premium» par exemple mais il y a le risque que cette garantie ne s’opère, en période de congestion, au détriment des clients qui n’en bénéficient pas, sauf à investir davantage…
En informatique matérielle et logicielle et en télécommunications, lascalability ou scalabilité (calque de traduction) désigne la capacité d’un produit à s’adapter à un changement d’ordre de grandeur de la demande (montée en charge), en particulier sa capacité à maintenir ses fonctionnalités et ses performances en cas de forte demande.
Les Mvno sont des opérateurs qui ne disposent pas de leur propre réseau radio et qui, pour offrir des services de communications mobiles à leurs abonnés, s’appuient sur les services d’un ou plusieurs opérateurs de réseau mobile en leur achetant des communications en gros. Bien qu’ils ne disposent pas d’un réseau radio en propre, les Mvno sont des opérateurs à part entière, qui maîtrisent la conception et le lancement de leurs offres commerciales, et sont pleinement responsables de la fourniture des services de communications mobiles à leurs clients.