C’est un personnage de roman comme seul peut-être Mario Vargas Llosa, auteur de «la Fête au bouc », magistrale somme sur la dictature de Rafael Trujillo, aurait pu en inventer. Mais Sanna Bairo Sabally n’est pas Sud-américain, il bel et bien Gambien. Son destin hors du commun résume bien la trajectoire complexe de la Gambie, dont il a été le Vice-président après l’accession au pouvoir de Yahya Abdul Aziz Jemus Junkun Jammeh en 1994. Après la
chute du Néron de Banjul, comme dans une sorte de catharsis, la Gambie a mis en place la
Truth Reconciliation Reparation Commission (TRRC), créée sur les modèles sud-africain et rwandais, chargée de se pencher sur les crimes du dictateur aux boubous empesés. Et lorsque la TRRC a commencé à interroger les témoins clefs, pour la plupart des soldats subalternes à l’époque, sur les premiers mois de la junte au pouvoir et ses terribles exactions – notamment la liquidation, dans des conditions particulièrement atroces, d’une dizaine de soldats accusés d’avoir organisé un contrecoup d’Etat –, un nom revenait sans cesse : Sanna Sabally. De l’arrestation à l’exécution des suppliciés, l’âme damnée de Jammeh, selon des témoignages concordants, était aux premières loges et dirigeait personnellement les opérations. Comble de sadisme, l’épouse du lieutenant Abdoulie « Dot » Faal, passé par les armes, coneera aux membres de la commission que Sanna Sabally avait interdit aux veuves
de militaires exécutés de faire leur deuil. Aux cours de ces journées de « réconciliation », l’ancien Vice-chairman fut sans doute l’homme le plus détesté de Banjul, au el des révélations sur ses crimes.
Coup de tonnerre dans un ciel déjà chargé
Aussi, lorsqu’il y a quelques semaines, un homme au pas assuré et son apparition devant la TRRC et déclina son identité devant le public médusé, ce fut un véritable coup de tonnerre. Sanna Bairo Sabally, contrairement à toute attente, en exil en Allemagne et en transit à Dakar, avait décidé de venir affronter son sombre passé. Le militaire fougueux de 27 ans aux Ray Band qui terrorisait Banjul et éclipsait Jammeh par son leadership, avait fait place nette à un quinquagénaire au calme olympien. Droit dans ses bottes, Sabally avoua tout, assuma tout : son rôle prépondérant dans les préparatifs du coup d’Etat de 1994, l’exécution de ses frères d’armes accusés de fomenter un autre putsch, son comportement violent envers les civils… Pas une seule fois, il ne chercha à se défausser sur son patron de l’époque, Yahya Jammeh.
Sabbaly se contenta simplement de déclarer que toutes les décisions prises à l’époque le furent de concert avec les autres membres de la junte au pouvoir. C’est également sur le même ton neutre, sans aucune émotion apparente, que Sabbaly aborda l’épisode de sa descente aux enfers, quand il eut le toupet de demander à Yaya Jammeh de respecter leur engagement de remettre le pouvoir aux civils, après une période de transition de six mois. Convoqué à la State House en compagnie de Sadibu Hydara, autre ojcier membre de la junte qui occupa le poste de ministre de l’Intérieur, il fut arrêté manu militari et conduit à Miles 2.
Dans l’une des pires prisons du monde, Sabbaly et Hydara furent soumis à des sévices innommables. Ce dernier succomba d’ailleurs dans les bras de son compagnon d’infortune après une séance particulièrement horrible de…castration ! Pour Sabbaly, le calvaire devait durer neuf longues années, avant sa libération par Jammeh, une fois que celui-ci acquit la certitude que son ancien second ne constituait plus une menace pour son régime. Visiblement émus par cette litanie d’horreurs, les membres de la commission, qui en avaient pourtant vu d’autres, étaient sous le choc. Mais ne s’apitoyant nullement sur son sort, Sabbaly, avec une éloquence rare, parsemant parfois son discours de versets coraniques,
s’adressa aux Gambiens en anglais, mandingue, peul et wolof, demanda pardon à ses victimes, donna lui-même l’absolution à ses bourreaux et invita les autres membres de la junte de l’époque qu’étaient les lieutenants Yahya Jammeh, Edward Singhatey et Yankuba Touray à suivre son exemple. Cette prestation et l’effet d’une bombe au sein de l’opinion publique.
Du jour au lendemain, l’homme qui passait pour être un salopard achevé devint aux yeux du peuple une icône dont on magnieait la franchise et le courage. Cet exercice constitue sans doute un cas à enseigner dans les écoles de communication. Fort de son diplôme de psychologie obtenu en Allemagne où il a travaillé avec une Ong dans l’accueil des réfugiés, Sabbaly a-t-il été un habile manipulateur de foules crédules, parvenant à retourner l’opinion publique par une story telling savamment orchestrée pour s’acheter une rédemption à peu de frais ? Ou, plus simplement, les Gambiens, qui sont en train donner une incroyable leçon de catharsis à leurs voisins Ouest-africains, en se penchant sans haine ni complaisance sur 22 années de dictature à travers leur TRRC, ont-ils tout bonnement compris que le parcours de Sabbaly, le salaud devenu héros, résume la trajectoire singulière de ce pays eché au cœur du Sénégal ? Toujours est-il que dans les foras gambiens, on ne parle plus que de « Sanna-the-lion».