Depuis des décennies, les relations entre la France et l’Afrique oscillent entre les polémiques (rôle de Paris dans le génocide au Rwanda, soutien de celui-ci aux régimes autoritaires du continent) et les démonstrations ostentatoires d’amitié lors des sommets réunissant les chefs d’État et de gouvernement. De quel côté le balancier finira-t-il par pencher ? La recomposition en cours de l’ordre international accroît l’incertitude.
« Le français est susceptible de voir tripler son nombre de locuteurs dans les quarante prochaines années grâce à l’évolution démographique de l’Afrique et aux progrès de la scolarisation », se réjouit M. Abdou Diouf, alors secrétaire général de l’Organisation internationale de la francophonie. « Mais entendons-nous bien ! »,avertit-il ce 24 juin 2010 : « Nous sommes là dans l’ordre des projections et donc du virtuel. Pour que cette statistique se réalise, faut-il encore que les jeunes Africains continuent d’apprendre le français et qu’ils en éprouvent l’utilité. Il nous faut faire preuve de vigilance et de volontarisme » (1). L’ancien président du Sénégal sait de quoi il parle. La « wolofisation » grignote doucement l’usage du français — pourtant unique langue officielle — dans la patrie de Léopold Sédar Senghor. Les signaux d’alarme linguistiques s’allument un peu partout sur le continent. En 2008, le Rwanda adopte l’anglais comme langue de l’enseignement et de l’administration. Le temps est loin où les dirigeants d’anciennes colonies prenaient eux-mêmes l’initiative de réunir les pays francophones pour donner naissance à la francophonie (2).
À l’image de ces personnages de dessins animés qui, tout à leur élan, continuent de courir au-dessus du vide, la France se comporte en Afrique comme si elle y était attendue, désirée, voire admirée. La stupeur du président Emmanuel Macron, en visite à Accra pour, selon la presse hexagonale, « tendre la main » à l’Afrique anglophone, était visible lorsque son homologue Nana Akufo-Addo expliqua à un journaliste qu’il n’attendait pas grand-chose de Paris. « Si nous devons considérer les prochaines soixante années comme une période de transition, une transition à partir de laquelle on pourra se tenir debouts de nous-mêmes, notre préoccupation ne devrait pas être ce que le contribuable français décide de faire pour nous. »Avouant chercher ses mots pour ne pas « choquer » son prestigieux visiteur visiblement désorienté, le président ghanéen enfonça le clou : « Nous devons nous débarrasser de cette mentalité de dépendance qui nous amène à nous demander ce que la France peut faire pour nous. La France fera ce qu’elle a à faire pour son propre bien et si cela coïncide avec nos intérêts, “tant mieux”, comme disent les Français. Mais notre principale responsabilité en tant que leaders, citoyens, c’est de réfléchir à ce que nous devons développer pour nos propres pays. » En quelques heures, ce 5 décembre 2017, le discours aux accents sankaristes (lire l’article de Rémi Carayol, « Le mystère Thomas Sankara ») de M. Akufo-Addo fit le tour des réseaux sociaux de la planète, bientôt érigé en symbole d’un continent qui cherche d’abord à compter sur ses propres forces.
Si la géopolitique mouvante dans laquelle elles s’insèrent dorénavant fait perdre leur centralité aux relations franco-africaines, les liens demeurent multiples : le franc CFA est la monnaie unique de quatorze économies francophones ; en cas de crise, il arrive encore à l’Agence française de développement de payer les fonctionnaires de certains pays du continent (Tchad, Centrafrique, Côte d’Ivoire, etc.) ; malgré les efforts de l’Union africaine, la France demeure la seule puissance capable de réagir militairement en quelques heures à une attaque djihadiste d’envergure telle que celle qui menaça Bamako en 2013. Signe d’une proximité assumée, l’appel au secours du président malien Dioncounda Traoré fut rédigé en liaison avec le Quai d’Orsay. De telles interventions conservent à la France un rôle de sauveur plutôt valorisant pour elle. « La France n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle grimpe sur les épaules de l’Afrique », dit un proverbe congolais.
Mais ces liens qui persistent sont avant tout l’expression d’un héritage. Où se situe leur avenir ? La dénonciation facile de l’impérialisme chinois et quelques condamnations convenues de la « Françafrique » masquent mal un vide de pensée. Car le court-termisme préside à la politique française en Afrique comme ailleurs. L’obsession de lutter contre l’émigration clandestine conduit ainsi à une politique de visas restrictive qui dissuade les étudiants africains, futurs cadres de leur pays, de découvrir la France et peut-être de s’y attacher ; ils se tournent alors vers le Canada ou la Chine. Paris ne semble pas non plus déceler de rapport entre la promotion d’un libre-échange effréné via l’Union européenne et la paupérisation des campagnes et des universités du continent, qui pousse des milliers de jeunes à emprunter le dangereux chemin de l’exil à travers le Sahara. Au Mali, les militaires français, qui paient le prix du sang, observent, avec une certaine surprise, le ressentiment grandissant des populations envers une France qui soutient à bout de bras le falot président Ibrahim Boubacar Keïta malgré sa réélection contestée en 2018. En outre, comme au temps de la colonisation, Paris est accusé de prétendre amener les médicaments après avoir diffusé les maladies. À Bamako, on lui reproche ainsi d’avoir renversé le régime de Mouammar Kadhafi en 2011, en dépit des mises en garde de l’Union africaine, et d’avoir ainsi contribué à déstabiliser tout le Sahel.
Le prochain sommet Afrique-France devrait se tenir à Bordeaux en 2020. L’occasion de prendre la mesure des apories d’une diplomatie verbeuse et brouillonne ?