Depuis quelques semaines au Sénégal, on assiste à une recrudescence de viols et de meurtres dont les femmes sont les principales victimes. Le 21 mai au soir, le corps de Bineta Camara, 23 ans, a été retrouvé dans la demeure familiale à Tambacounda, dans le centre du pays. La jeune femme a semble-t-il été étranglée après que son agresseur ait tenté de la violer.
Le week-end suivant, le cadavre d’une femme dévêtue a été découvert à Ouakam, une commune de Dakar. Il ne s’agit pas de deux cas isolés. Des affaires similaires se sont enchaînées ces dernières semaines. En plus de cette flambée d’attaques, les violences verbales sexistes et les commentaires désobligeants à l’encontre des femmes pullulent sur les réseaux sociaux, particulièrement sur Facebook. Comme si l’on avait attendu ces moments pour déverser une bile contenue depuis longtemps.
Sortir des indignations cycliques
On s’invective, on s’insulte, on met en avant son appartenance ethnique, religieuse, clanique, ou même son sexe, pour justifier les dérives langagières. La mort de Bineta Camara a suscité de vives réactions d’indignation, de Dakar à Abidjan, ou à Paris, et dans de nombreuses autres villes du Sénégal, où les femmes ont manifesté pour exprimer leur ras-le-bol. Le mur du vivre-ensemble entre hommes et femmes, si fragile soit-il, était le socle de notre nation. Ce mur est en passe de s’effondrer pour laisser la place aux frustrations qui ne demandent qu’à surgir.
La triste nouvelle de la tentative de viol de Bineta Camara a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. En 2018, l’épisode du professeur Songué Diouf avait choqué le Sénégal entier, mais nous étions vite passés à autre chose. Cet éminent professeur de philosophie avait déclaré, le plus tranquillement du monde dans une émission de télévision, que si les femmes sénégalaises se faisaient agresser sexuellement c’était de leur faute, provoquant l’ire de toute la population sénégalaise. Mais un an après, cette colère s’est dissipée et l’homme continue sa carrière d’enseignant.
Il faut désormais agir et sortir des indignations cycliques. Pour le moment, le débat tourne de manière stérile autour de deux idées : le rétablissement de la peine de mort pour punir les violeurs ou leur accompagnement psychologique. Il devrait se situer ailleurs, autour de la mise en place d’un arsenal législatif.
Au Sénégal, l’article 320 du code pénal stipule qu’il y a viol dès lors « qu’il y a un acte de pénétration de quelque nature que ce soit commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ». Les peines d’emprisonnement varient entre cinq et quinze années de réclusion. Bien que le sursis ne peut être appliqué dans ces cas, une dizaine d’années de prison constitue une goutte face à l’océan d’une vie gâchée.
L’opprobre est jeté sur les femmes
Car la mort sociale qui suit l’acte de viol est un autre drame pour les victimes. Pour illustrer cette double peine, il y a quelques années, une affaire de viol avait opposé un journaliste sénégalais très connu d’un hebdomadaire panafricain installé à Paris à une jeune fille sénégalaise. Le violeur s’en était sorti indemne après trois ans d’emprisonnement, tandis que sa victime, elle, avait quitté le pays sur la pointe des pieds, emportant avec elle le poids du jugement de la société, qui avait fait des gorges chaudes de cette affaire, avec en boucle l’interrogation : « Qu’est-ce qu’elle faisait avec lui dans une chambre d’hôtel ? » Et pourtant, il a été prouvé que les deux entretenaient une relation amoureuse !
La loi doit donc être plus répressive. Pour aller plus loin, il faudrait urgemment mettre fin à une aberration : considérer le viol non pas comme un délit, comme c’est le cas aujourd’hui, mais comme un crime. Il est urgent de voter une loi criminalisant le viol !
Mais dans mon si beau pays, tout ce qui a trait aux débats en dessous de la ceinture est à proscrire. L’opprobre est jeté sur les femmes, elles qui doivent rester vierges, dans tous les sens du terme. En attestent les propos du père de feue Bineta Camara après les résultats de l’autopsie, qui a tenu à préciser que sa fille est décédée en ayant opposé une farouche résistance à son agresseur. Il ajoute que sa fille n’a pas été violée. Elle est donc partie rejoindre le royaume des cieux en emportant son hymen, symbole de sa pureté.
Ces précisions étaient-elles nécessaires ? L’honneur et le respect dont bénéficie le groupe familial, à l’aune du sutura – discrétion, propension à masquer, à maquiller en wolof – qui fait taire nombre de femmes, sont encore une fois brandis au-dessus de nos têtes. A l’heure où l’on parle de dialogue national, la question des violences faites aux femmes doit être placée au cœur des débats.
Ndèye Fatou Kane est écrivaine et chercheuse en genre à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris.