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L’antre Du Savant

L’antre Du Savant

Le rituel était resté immuable pour le vieux Alfanaw. Il se levait tous les jours aux aurores, enfilait sa petite tenue en cuir, ses petites chaussures à lanières qui dénudaient des orteils massifs et des pieds fissurés. Il nouait ses étuis, d’où dépassaient ses couteaux, autour de sa taille, attachés à sa ceinture. Il mettait sa large besace en bandoulière et disparaissait avant le lever du jour sur les chemins escarpés du village. Personne ne savait où il allait, personne ne le sut jamais, sauf l’un de ses fils qu’il avait initié et qui gardait le secret.

On connaissait, vaguement, sa destination, rien d’autre de plus précis. Là-bas, seulement, savait-on, quelque part, dans la forêt entre Coubanao et Finthiock, il allait, chaque jour, refaire ses stocks de racines, de plantes, d’écorces, qui composaient le trésor médicinal de son cabinet. Le lieu de la quête, périmètre mystérieux, était tenu à l’abri des indiscrétions. Une fois admis dedans, les esprits de la forêt, dans un demi-sommeil, lui livraient leur merveille. Le mystère était resté entier, et au fil des générations, le secret n’avait pas été ébruité, sur cette chasse dans la végétation de Coubanao de laquelle dépendait la santé du village.

Le vieux Alfanaw n’en gardait pas, pourtant un air fier, tapageur, dominateur et réjoui. Il avait beau être une des autorités les plus importantes du village, celui sur qui on comptait le plus, celui qu’on redoutait par craintes mystiques, qu’il restait débonnaire, accessible affectif, généreux. Il lui arrivait de porter un terrible masque de colère mais il réservait cette humeur aux jours noirs et aux circonstances particulières qui embrasaient sa fureur.

Il passait le clair de son temps, dans son antre, une petite pièce, logée au fond de sa case ; une sorte de débarras, à l’abri des regards, qui donnait sur une petite cour, un puits et un manguier au pied duquel étaient dressées des toilettes de fortunes, cachées par une clôture, faite de poutres et de larges feuilles de palmier asséchées.

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La pièce en terre cuite mélangée à un peu de ciment, abritait une petite natte en cuir, sur laquelle reposaient divers petits objets, fétiches, bouteilles remplies d’eau et d’écorces. Accrochés au mur, on pouvait bien distinguer, ses tenues, son fusil de chasse et les petits trous creusés par les bestioles qui y avaient aussi tissé des géantes toiles. Il y faisait sombre et frais. On respirait l’odeur végétale des racines mêlée à l’humidité des émanations de la terre mouillée, assis entre deux bancs en bois qui accueillaient le visiteur. A droite de la pièce, se tenait l’arsenal du chasseur, plusieurs couteaux, de tailles variables, dont on pouvait apercevoir les lames argentées qui réfléchissaient dans la pénombre. A gauche, se dressait un type de grenier, qui empilait le fruit des quêtes successives, des bouteilles en plastiques usagers, et quelques racines savamment rangées.

Le vieux Alfanaw s’asseyait, à califourchon sur sa natte, en mâchant du tabac, dans son caftan modeste. Il était vigoureux, chauve, robuste. Il passait le long de ses journées, à accueillir les malades, à distiller ses soins, à leur faire prendre des bains de substances précieuses qu’il préparait méticuleusement. Les visites commençaient dès le matin à son retour de la forêt, et s’enchainaient toute la journée. Les patients et leurs accompagnateurs, attendaient sur un tronc affalé d’environ cinq mètres qui garnissait la cour. Les jours d’affluence, la famille s’y mettait pour accueillir, les malades et organiser le trafic.

Enfant, j’avais été conduit chez le vieux Karkar, après un malaise, que l’on découvrira plus tard, vagal. Il m’avait alors serré contre lui, d’un geste affectif, et avait rassuré mes parents. Il entretenait une relation spéciale avec mon père qu’il avait accueilli au village avec déférence. Depuis, mon père le lui rendait. Une belle amitié naquit entre eux. Pour me protéger du mauvais sort, il m’avait donné à boire un liquide imbuvable, noirâtre, qui me rappelait la texture désagréable de la nivaquine. Il m’avait aussi donné un bain de protection contre le mauvais œil, un mélange fétide que je renâclais à mettre sur mon corps. Si mes parents furent satisfaits des soins, touchés par tant de prévenance, moi je fus fasciné par l’antre du vieux Alfanaw, dont je ne ratais aucun détail. J’avais gravé, dès mon enfance, cette image dans ma mémoire. Dans ce lieu secret, silencieux, sombre, l’âge du temps s’arrête, se fige ; il avait sa propre odeur, et son propre rythme, ses couleurs et ses nuances, sans doute ses vérités.

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Avec les yeux de l’enfance, je regardais tout, chaque détail, jusque dans la manière du vieux Alfanaw de se déplacer, avec un mélange de grâce, de force et de lourdeur. La grande dextérité de ses mains vives, qui taillaient les racines, les branches, jusqu’à la petite voix basse et les petits postillons exhalant la poudre du tabac dont j’étais imbibé après ses prières :  j’avais tout saisi, comme la geste d’un secret millénaire que je voulais connaître.

En refoulant Coubanao, je partis le voir. Le vieux Alfanaw avait encore vieilli. Le tabac épousait le contour de ses lèvres tombantes. Il était édenté. Il ne voyait quasiment plus rien à cause d’une cécité doublée de cataracte, et ne se souvenait plus de grand-chose. La vigueur de ses muscles avait laissé la place à de la chair flasque qui pendouillait des deux côtés de ses ligaments.

Il passait sa journée dans sa pièce, plus personne ou presque n’y venait. Il n’y avait plus d’attroupement et même sa maison s’était vidée. Ses jeunes fils étaient partis à la ville, seuls lui restaient quelques petits fils et quelques femmes, à son chevet. L’antre lui, n’avait pas beaucoup changé, tout était resté intact ou presque dans la pièce. A côté de la natte, il y avait désormais un lit en bois, sur lequel il passait le clair de son temps. Les murs grimaçaient un peu plus, mais la terre cuite avait tenue le choc de l’âge.

Le vieux Alfanaw ne se souvenait plus de moi. Au bout d’un effort surhumain, il se leva, me prit les mains, et pria. Son postillon fut cette fois sans souffle et son fils, le seul qui était resté dans la demeure, et à qui était destiné la relève, lui hurla à l’oreille : c’est le fils du principal. Une fois, deux fois, miracle ! « le fils de Kassama » ?, se souvint-il. Oui lui-même, il a grandi tu as vu, il vient te saluer, détailla son aîné ! Son fils avait réenclenché sa mémoire. Il serra mes mains tendrement, et de sa voix à peine audible, qui me traduisit son fils, il loua mon père, me remercia d’être venu, et initia une prière pour moi.

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Touché, je sortis. L’après-midi était brulante, tout autour des trois cases qui formaient la concession, le village s’assoupissait, à l’abri, sous les arbres. Les collégiens repartaient à l’école après la pause de midi ; et la route argileuse filtrait son trafic de voitures vers Ziguinchor ou de l’autre côté des Kalounayes. Je m’étais toujours demandé comment la mémoire survivait au temps sans trouver de réponse. Qui décide de ce qui reste ? Quelle loterie règle la sélection naturelle des savoirs et des legs ? C’était bien trop précieux pour être laissé au hasard. Mais à Coubanao, chaque lieu, chaque souvenir, renaissait en moi. Ils déroulaient le long fil d’un lien. La mémoire seule ne suffisait à rien. Mais sans elle, rien n’est possible. Elle n’est pas une matière inerte. Elle vit, s’épanouit, s’étend. Son mouvement conditionne sa vitalité. La mémoire, c’est la gratitude du temps qui passe qui sème ses graines de trésor. Cette gratitude elle-même engendre de l’empathie, terreau de la transmission. J’avais beau n’avoir passé que trois années à Coubanao, le village est resté comme mon berceau. Je sais d’où me vient cette passion que j’ai pour la dette, pour la reconnaissance et qui vire parfois à l’obsession : le don de valeur et d’émotion est inestimable, il ne s’acquitte pas, il s’entretient par le retour constant. C’est une forge d’humilité. 

[À suivre…]

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