« A terme, le franc CFA s’appellera l’éco. Nous allons continuer d’y travailler, on espère que ça pourra se faire le plus tôt possible. Les pays qui sont prêts et qui ont fait des efforts importants de bonne gestion, de bonne gouvernance, de maîtrise des déficits, de maîtrise de la dette, seront prêts sans doute en 2020». Déclaration du président ivoirien Alassane Ouattara le 9 juillet dernier à Paris en marge d’une visite à son homologue français Emmanuel Macron.
A l’issue du sommet des chefs d’État de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), à Abidjan le 12 juillet, le président Ouattara a fait une nouvelle sortie remarquée, affirmant qu’il n’y aura pas de changement de parité au moment de l’entrée en vigueur de l’eco et affichant sa préférence pour un taux de change fixe entre la future monnaie unique et l’euro, à l’instar du franc CFA. Alors même que le communiqué officiel du sommet de chefs d’État de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) du 29 juin auquel a participé le président ivoirien annonçait clairement le choix d’un régime de change flexible pour la future monnaie unique.
Le président Ouattara n’a pas manqué de mettre en avant les avantages supposés de la parité fixe du franc CFA actuel avec l’euro, évoquant la faible inflation dans la zone UEMOA, et de manière beaucoup plus contestable, la croissance économique forte des pays qui utilisent le franc CFA d’Afrique de l’Ouest. Si la croissance économique des pays de la zone au cours des dernières années a été forte, rien ne permet en effet d’affirmer que, sur une longue période, les pays de la zone UEMOA ont connu une croissance économique plus forte, toutes choses égales par ailleurs, que les pays de la région ou du continent à régime de change flexible.
De nombreux articles académiques existent sur la question du lien entre la croissance économique et l’appartenance à la zone monétaire CFA : ils ne permettent pas une réponse ferme et définitive. Tous ceux qui ont fait des études d’économie savent que les conclusions des travaux académiques même les plus élaborés dépendent d’un certain nombre d’hypothèses, de contraintes techniques, de choix méthodologiques et de la qualité des données utilisées. Elles dépendent aussi, plus souvent qu’on ne voudrait l’admettre, des hypothèses que les chercheurs, ou ceux qui financent leurs travaux, souhaitent valider et défendre.
En réalité, le débat sempiternel sur les avantages et les inconvénients du franc CFA, qui ne se réduit d’ailleurs pas au débat sur les avantages et inconvénients d’un régime de change fixe par rapport à un régime de change flexible, m’a toujours paru peu utile. Le franc CFA, ce n’est pas seulement une monnaie avec un taux de change fixe par rapport à la monnaie européenne, et avant elle, une parité fixe par rapport au franc français. C’est factuellement un héritage de l’histoire coloniale et une monnaie gouvernée par un ensemble cohérent de règles et d’institutions qu’on ne peut détacher du contexte politique de son émergence, de son évolution et de celle des relations particulières entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest et du Centre.
La question de la monnaie est partout d’abord une question politique. Les décisions prises par les dirigeants politiques prennent en compte le contexte économique, les objectifs de croissance, d’inflation et de transformation structurelle de l’économie, ainsi que d’autres paramètres politiques, sociaux, régionaux et internationaux. C’est parce que la question de la monnaie au niveau national, et encore davantage celle d’une monnaie unique à l’échelle de 15 pays d’une région africaine, est d’abord politique que les déclarations du président ivoirien sont troublantes.
Le choix d’une monnaie unique en Afrique de l’Ouest doit être l’illustration d’une volonté politique forte de poursuivre le chantier d’intégration régionale vieux de plus de quarante ans. La CEDEAO créée en 1975, est l’institution censée incarner ce projet d’intégration dans ses différentes dimensions. Elle a un bilan remarquable dans certains domaines, largement insuffisant dans d’autres. Malgré ses faiblesses, nourries par celles de ses États membres, y compris la puissance régionale, le Nigeria, la CEDEAO reste la seule institution légitime outillée pour approfondir l’intégration régionale, politique, sécuritaire, culturelle, commerciale, économique et monétaire.
Se doter d’une monnaie unique à l’échelle des 15 pays de la CEDEAO n’est pas une exigence dictée par la théorie économique. La zone ne remplit sans doute pas encore les critères généralement présentés comme ceux d’une zone monétaire optimale. Mais c’est précisément pour y arriver qu’un long chemin est censé être parcouru par tous les pays pour satisfaire à des critères de convergence.
La création d’une monnaie unique en Afrique de l’Ouest doit être considérée comme un choix politique fort en faveur d’une étape décisive du processus d’intégration politique des États et de rapprochement des peuples de la région. Un choix pour lier irrémédiablement les futurs des pays d’une partie du continent africain. Un choix pour organiser et renforcer la solidarité régionale, entre grands et petits pays, entre pays côtiers et pays sahéliens, entre pays francophones et pays anglophones et lusophones, entre pays riches en ressources naturelles et pays moins pourvus, entre pays à gouvernance acceptable et pays jusque-là très mal gouvernés. Un choix pour la sécurité collective régionale, comme l’approfondissement de l’intégration européenne l’a été pour ce continent. Lier des pays par l’économie est un puissant facteur de paix durable entre eux.
L’union monétaire n’est pas une fin en soi. Elle doit s’accompagner d’un pilotage coordonné des politiques publiques au service d’une croissance économique productive d’emplois, d’une réduction des inégalités et d’une maîtrise de l’inflation. Ce dernier objectif est évidemment crucial pour la stabilité monétaire mais dans une région qui a besoin de créer des dizaines de millions d’emplois dans les prochaines années pour occuper sa jeunesse, ce qui passerait nécessairement par des transformations structurelles, le contrôle de l’inflation ne saurait être présenté comme l’horizon indépassable de notre ambition.
Le choix politique d’une monnaie unique ouest-africaine vient avec des risques certains pour les différentes économies nationales qu’il convient d’identifier et de prévenir. Mais ce n’est pas dans la peur, la frilosité, l’indécision, l’incohérence et la cacophonie que les dirigeants actuels construiront un avenir meilleur pour les populations de la région. Que les pays de la CEDEAO soient prêts à passer à la monnaie unique en 2020, en 2025 ou en 2030, n’est pas la question la plus importante. Il s’agit de savoir s’ils veulent vraiment y aller, s’ils en saisissent les enjeux stratégiques de long terme et s’ils comprennent qu’il est impératif de susciter l’adhésion de leurs citoyens à ce puissant projet en expliquant en quoi il contribuerait à l’amélioration de leur bien-être.
Si l’ambition de quelques chefs d’État se réduit à rebaptiser le franc CFA en eco, monnaie commune partagée par les huit pays de l’UEMOA, donc sans la puissance démographique et économique dominante, le Nigeria, et sans la deuxième économie ouest-africaine, le Ghana, autant faire des économies et arrêter de distraire les populations par des annonces contradictoires. Et continuer à perpétuer les barrières psychologiques à une pleine intégration politique, économique et humaine en Afrique de l’Ouest.
La menace la plus importante à la réussite du projet de monnaie unique est aujourd’hui l’absence de personnalités politiques fortes, chefs d’État et dirigeants d’organisations régionales, qui essaient de « vendre » la monnaie unique ouest-africaine aux populations avec conviction et passion. Oui à un projet crédible de monnaie unique pour toute l’Afrique de l’Ouest. Non à une énième démonstration éclatante de la légèreté avec laquelle des décisions cruciales pour l’avenir d’une région et de ses populations sont prises.
Economiste et analyste politique, Gilles Olakounlé Yabi est le président du Comité directeur de WATHI, le laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest. Il a été journaliste et directeur pour l’Afrique de l’Ouest de l’organisation non gouvernementale International Crisis Group. Les opinions exprimées sont personnelles.