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La Politique Linguistique Du SÉnÉgal, D’hier À Aujourd’hui

On pourrait se demander, à juste titre, s’il est encore pertinent, en 2019 (soit soixante années après la parution du premier syllabaire wolof en lettres latines), de tenir un plaidoyer pour la promotion des langues nationales.

C’est en effet dans les années 5O que, par une étude pointue de la question des langues africaines le professeur Cheikh Anta Diop a été amené à démontrer la nécessité de la promotion de nos langues, de leur développement, de leur introduction généralisée dans l’enseignement à tous les niveaux (du Préscolaire au Supérieur), et aussi de leur élévation au statut de langues officielles, en en faisant des langues de travail. Le savant était convaincu que, tant que les citoyens ne seront pas obligés d’utiliser les langues nationales pour gagner leur vie, toute politique de « promotion » resterait du domaine du folklore.

Aujourd’hui encore, le vœu du savant demeure sinon pieux, du moins dans le domaine de projets à réaliser. Cette réalité tenace où nos langues nationales sont reléguées en arrière-plan, pose avec acuité la question centrale de la politique linguistique qui donnerait à celles-ci leur véritable place dans notre société, dans la perspective d’un processus de développement optimal.

Au-delà de la pertinence même de la problématique posée, cette question centrale induit  d’autres interrogations liées notamment à la signification des entreprises menées jusqu’ici, et aussi au rôle et à la volonté de l’Etat de s’inscrire dans la dynamique indiquée.

Lorsque toutes ces questions seront élucidées, alors des perspectives claires pourront se dessiner pour une politique linguistique adéquate. Seulement voilà, c’est un néophyte en matière linguistique qui prétend que cette matière est trop importante pour être laissée aux mains des seuls linguistes, et qui se permet ici d’apporter son grain de sel.

Pourquoi faut-il promouvoir les langues nationales ?

Le statu-quo constaté a encore amené le professeur Cheikh Anta Diop, conséquent dans ses convictions, à théoriser à nouveau ce challenge, dans les années 70. D’où les principes restés célèbres qu’il avait énoncés dans le journal de son parti, Taxaw, et que nous nous contentons de rappeler ici :

– « Le développement par le gouvernement dans une langue étrangère est impossible, à moins que le processus d’acculturation ne soit achevé, c’est là que le culturel rejoint l’économique ».

– « Le socialisme par le gouvernement dans une langue étrangère est une supercherie, c’est là que le culturel rejoint le social ».

– « la démocratie par le gouvernement dans une langue étrangère est un leurre, c’est là que le culturel rejoint le politique ».

Le langage est, pour toute communauté, le véhicule par excellence de communication dans la vie de tous les jours, dans ses activités culturelles, socio-économiques, politiques… La langue qui exprime ce langage est donc porteuse de l’histoire, des valeurs, de la psychologie, pour tout dire de la culture de la communauté considérée. Historiquement, les grandes civilisations qui ont connu une pérennité remarquable, ont en général, été édifiées par le biais de l’écriture de la langue ; c’est le cas de la civilisation de l’Egypte ancienne, des civilisations grecque, latine, arabe, chinoise, indienne, etc. Par contre, les civilisations qui n’ont pas connu ou qui ont perdu l’écriture de leur langue, tout en gardant de leur grandeur, ont adopté l’oralité, comme substitut, modalité moins rigoureuse et moins pérenne.

La transcription d’une langue, la codification et la normalisation de sa grammaire sont donc des outils fondamentaux pour la survie et la reproduction de la culture de toute communauté.

Si l’on considère le principe de l’égale dignité des langues, on convient aisément que le respect de sa propre langue découle de l’estime de soi et de la considération de ses propres valeurs. En conséquence, la nécessité de l’uniformisation et de la réglementation de la langue de communication de toute communauté s’impose d’elle-même. Cet instrument qu’est la transcription de la langue, mis au service du grand nombre, se révèle donc la condition sine qua-non d’un développement optimal (aux plans économique, social, culturel et politique).

Par ailleurs, si chaque génération doit « accomplir sa mission », comme le préconisait Fanon, avant de passer le flambeau aux générations futures, il s’impose la nécessité d’un outil efficient et rigoureux pour assurer le legs non seulement environnemental, mais aussi culturel à ces générations à venir. Cet outil efficace de transmission du savoir, de l’éducation et des valeurs, c’est l’usage conséquent, c’est-à-dire plein et entier de la langue maternelle et/ou de la langue dominante locale : usage dans les affaires, dans la politique, dans l’enseignement, dans l’Administration, dans les activités professionnelles quotidiennes  à tous les niveaux.

Sur un plan plus pragmatique, l’usage de l’écriture et de la lecture permet l’accès facile au savoir (la connaissance et la science, le savoir-faire, la technique et l’expertise) ; on mesure alors tout l’enjeu pour un pays où la majorité est analphabète dans la langue officielle. A contrario il est inconcevable, en cette époque de la communication et des TIC, de demeurer analphabète, au risque de vivre dans la marginalité, voire la pauvreté et l’ignorance.

L’alphabétisation des populations est donc à la fois un droit culturel et démocratique, un impératif économique et social, et une exigence politique et éthique. Elle ne saurait se concevoir dans une langue étrangère, au risque rater les objectifs de développement, à moins de contribuer à l’accélération du « processus d’acculturation » du peuple que craignait Cheikh Anta Diop.

Floraison d’initiatives, comme une lame de fond

L’écriture du wolof (pour prendre le cas de la langue dominante au Sénégal) remonte au moins au 19e siècle, si l’on prend en compte le wolafal, écriture en caractères arabes, de nos grands auteurs que sont : Serigne Mbaye Diakhaté, Cheikh Moussa Ka, Cheikh Ahmadou Bamba, Serigne Malick Sy, Cheikh Ibrahima Niasse…

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S’agissant de la transcription du wolof en alphabet latin, le grand précurseur a été le professeur  Cheikh Anta Diop dans les années 1950. En 1954, il publiait son retentissant « Nations nègres et Culture », sa première thèse dans laquelle il a consacré une part importante à la question linguistique, avec une transcription rationnelle du wolof en partant de l’alphabet latin. Quatre années après, était lancé le fameux Ijjib wolof, premier syllabaire en langue wolof se fondant essentiellement sur les lettres latines. Ce travail a été le produit d’un groupe d’intellectuels, compagnons de Cheikh Anta Diop, établis à Grenoble, que d’aucuns ont appelé « l’Ecole de Grenoble » ou « Groupe de Grenoble ». Parmi eux on pouvait compter : Saliou Kandji, Assane Sylla, Massamba Sarre, Abdoulaye Wade, Cheik Aliou Ndao, le benjamin du groupe, et d’autres.

Apres les indépendances, c’est le Groupe Kàddu (avec comme principaux animateurs : Sembène Ousmane, Pathé Diagne, MaguatteThiam…) qui s’est le plus illustré, dans les années 70, à travers sa revue éponyme. Il a été renforcé par la suite par d’autres publications qui étaient le fait essentiellement des partis politiques de l’opposition de l’époque, notamment Siggi (puis Taxaw), organe du RND (Rassemblement National Démocratique) du professeur Cheikh Anta Diop.

C’est bien en ces années 7O que s’est aussi développé un large mouvement culturel connu sous l’appellation de « Front Culturel », particulièrement au niveau des jeunesses urbaines dans toutes les grandes villes du Sénégal. Impulsé par une bonne frange de l’opposition de Gauche, à l’époque confinée dans la lutte clandestine, ce front a été, par le biais de la littérature, du théâtre, des récitals de poèmes…, un moyen d’expression à la fois politique et culturel, au grand jour, au moment où la répression senghorienne se montrait particulièrement brutale à l’égard de toute velléité contestataire. Au plan formel, le Front Culturel était essentiellement caractérisé par l’usage et la valorisation des langues nationales.

En marge de ce militantisme politico-médiatique avec l’usage de ce support subversif et combien efficace des langues nationales, un scientifique creusait son sillon et forçait le respect. Le professeur Sakhir Thiam qui, à la suite et en droite ligne de son illustre devancier, a traduit en wolof les principes et règles des mathématiques modernes et de la physique, les  accompagnant d’outils didactiques pour leur vulgarisation.

Dans les années 80, c’est une grande entreprise agro-industrielle, la SODEFITEX, qui se distingue dans la mise en œuvre d’un vaste programme d’alphabétisation des masses dans les langues nationales (wolof, poular, mandingue), en optant pour une méthodologie fonctionnelle qui permettait aux agriculteurs de se perfectionner au plan professionnel tout en augmentant leurs revenus. En remportant le Prix d’alphabétisation UNESCO-Roi Sejong 2019, l’entreprise vient de récolter les fruits d’un travail significatif mené avec la maitrise, l’opiniâtreté et la conviction d’un maître,  M. Bachir Diop, un cadre de la dite société.

Pendant ce temps, la grammaire et la littérature  wolof n’ont cessé de se développer avec l’apport remarquable et décisif  d’éminents chercheurs. On pourra citer en premier lieu Madame Aram Fall, auteure de plusieurs publications de livres de grammaire, de dictionnaires et autres outils indispensables de codification et de normalisation. Il en est de même du chercheur Jean Léopold Diouf qui, travaillant dans le même sillage, est l’auteur d’un des dictionnaires wolof les plus usités aujourd’hui. Madame Aram Fall s’était dans le même mouvement engagée dans l’édition avec sa structure, OSAD (Organisation Sénégalaise d’Appui au Développement) qui est le pilier matériel de tout son travail scientifique, mais aussi la rampe de lancement de bon nombre d’écrivains en wolof, lesquels trouvaient là une main heureuse pour la publication de leurs  manuscrits dont les grandes maisons d’édition n’étaient pas toujours friandes.

Parmi les écrivains, le premier nom qui nous vient à l’esprit est bien évidemment Cheik Aliou Ndao, l’écrivain « wolophone » le plus prolixe dans le cadre de la transcription du wolof par l’alphabet latin, et dont la contribution demeure ainsi inestimable dans les différentes formes littéraires : roman, théâtre, poésie…. On ne saurait non plus passer sous silence l’apport fécond de l’écrivaine Mam Younouss Dieng qui a traduit l’hymne national en wolof et qui, avec Aram Fall, ont traduit le grand classique de Mariama Ba, sous le titre de Bataaxal bu gudde nii. Mam Younouss Dieng se trouve être aussi auteure du premier roman publié en wolof (avec les caractères latins),  Awo bi. D’autres écrivains méritent d’être cités, pêle-mêle, même si on ne saurait prétendre à l’exhaustivité : Adramé Diakhaté, El-Hadji Momar Sambe, Ameth Diouf, Sana Kamara, Mataar Caam Faal, Mamadou Diop « Decroix », Mamadou Diara Diouf (qui excelle dans la poésie wolof depuis les années 70)… Il est du reste heureux de relever que bon nombre de ces écrivains se sont retrouvés dans une association, l’Union Sénégalaise des Ecrivains en Langues Nationales (USELN) pour essentiellement défendre la cause des langues nationales au Sénégal.

Dans le lot des écrivains on ne peut ne pas mettre en exergue un apport des plus remarquable, amenant de façon décisive la littérature wolof à un pallier supérieur universellement reconnu, avec le romancier Boubacar Boris Diop, qui, à travers Doomi golo, a incontestablement, ouvert la littérature wolof aux techniques modernes de l’écriture romanesque. Il récidivera avec Bàmmeelu Kocc Barma, prenant prétexte du drame du naufrage du bateau Le Diola et passant en revue des pans entiers de l’histoire et de la culture de son peuple.

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Depuis quelques années, d’autres expériences heureuses n’ont pas manqué de foisonner dans différents domaines d’activités mais ciblant toujours le même objectif de porter toujours plus loin l’essor des langues nationales. On peut noter la création et le développement de la maison d’édition « Papyrus Afrique » de M. Seydou Nourou Ndiaye, militant convaincu, s’il en est, de la promotion des langues africaines, qui, depuis des décennies, publie des ouvrages en langues nationales  et un journal (Njélbéen, en wolof et en poular) dans un environnement qui n’était pas des plus approprié, loin s’en faut. Un autre militant infatigable, engagé dans la défense et la promotion des langues nationales, le professeur Boubacar Diop Bouba, en collaboration avec son collègue le professeur Yéro Sylla et d’autres, ont crée et animé un organe en langue poular, sous le titre de Sofaa. On peut encore relever  l’ouverture récente d’une filière en Littérature Wolof à l’Université Gaston Berger, sous l’instigation et la direction de Boubacar Boris Diop ; cette heureuse initiative a permis de célébrer, il y a trois ans, les premiers licenciés en littérature wolof, les futurs professeurs en la matière. Des expériences encore plus récentes et fort heureuses sont de notoriété publique. C’est le cas  en matière d’édition, et avec la complicité d’éditeurs du Nord, de la collection Céytu qui publie en wolof de grandes œuvres de la littérature universelle, une autre belle initiative de Boubacar Boris Diop. Le groupe Céytu  a par ailleurs traduit en wolof, fait inédit, le dialogue du film Kemtiyu, un long-métrage documentaire du cinéaste Ousmane William Mbaye, sur la vie et l’œuvre de Cheikh Anta Diop. L’écrivain s’illustrera à nouveau en investissant avec beaucoup de succès dans la fondation de la maison d’édition EJO, avec la complicité de son épouse, Ndèye Codou Fall, une autre militante aussi passionnée que dévouée de la promotion des langues nationales. Cette maison d’édition a également réalisé un site d’études et de débats thématiques en wolof (ejowolofbooks.com). Ce couple est encore à l’initiative du premier site d’information exclusivement rédigé en wolof (defuwaxu.com) qui se distingue jusqu’ici par la régularité de ses publications. Une autre entreprise qui n’est pas passée inaperçue : le site de promotion de la langue wolof développé par M. Mamour Dramé, enseignant-chercheur à L’Université Virtuelle du Sénégal (UVS) qui met en ligne, de façon tout à fait originale, un riche dictionnaire de cette belle langue (ëttubwolof.com.). Et comment méconnaitre le très important travail du groupe Wax qui pratique l’enseignement du wolof à distance et se lance dans des chantiers majeurs tels que l’élaboration de dictionnaires, de manuels d’enseignement et autres outils pédagogiques et didactiques ?

On remarquera ainsi que les langues sénégalaises, singulièrement le wolof, sont très présentes sur le Web. C’est l’occasion de signaler deux entreprises de haute portée historique et pratique : d’une part, l’élaboration du lexique informatique initiée par Arame Fall, et d’autre part la mise au point d’un logiciel en wolof, de la part de l’Association Nationale de Formation et d’Alphabétisation (ANAFA) animée par le professeur Boubacar Diop Bouba, M. Charles Owens Ndiaye et leurs  amis.

Les initiatives n’en finissent pas de fleurir car il y en a bien d’autres encore, et encore… On signalera seulement que, dans tous ces cas et sans exception, il s’agit d’initiatives privées éparses dont les auteurs, non connectés entre eux, n’ont pas attendu l’action, encore moins l’accompagnement financier de l’Etat. C’est le moment de se réjouir des tentatives actuellement amorcées par les Acteurs qui travaillent autour de la promotion des langues nationales, pour se regrouper en une grande structure inclusive pour la défense de la bonne cause.

… Comme une lame de fond dont les vagues sont irrésistibles.

Pour autant l’Etat du Sénégal n’a pas assisté, les bras croisés, à l’émergence de ces nouvelles forces du front de la culture, même si on pourra en toute légitimité, clamer sa faim en attentes des pouvoirs publics et exiger « plus, et surtout mieux ! »

L’action de l’Etat

C’est en 1968, qu’a été pris le premier décret (n° 68-871 du 24 juillet 1968) codifiant la transcription de six langues nationales (diola, poular, mandingue, sérère, soninké, wolof). Ce décret a été par la suite modifié ou suivi par d’autres textes législatifs, notamment  en 1971, 1985 et en 2005 pour affiner et préciser les règles grammaticales afférentes, mais aussi pour élargir le champ de la codification à six autres langues. Aujourd’hui 22 langues (sur les 27 officiellement recensées) ont été codifiées, ce qui leur confère le statut de « langue nationale ».

Cependant, aujourd’hui encore, le français demeure la langue officielle du Sénégal de par la constitution, les langues maternelles restant confinées dans leur statut de « langues nationales ». Pourtant, c’est cette même constitution de janvier 2001 qui, en son Titre II, article 22, alinéa 4, dispose : « …toutes les institutions nationales, publiques ou privées, ont le devoir d’alphabétiser leurs membres et de participer à l’effort national d’alphabétisation dans l’une des langues nationales ».

En 2005, une expérience d’introduction massive de l’enseignement des langues nationales dans les curricula scolaires ne semble pas avoir porté ses fruits ; nous resterons cependant prudent sur cette question, n’ayant pas eu l’opportunité de disposer d’un document d’évaluation.

Par la suite, jusqu’en 2016 de nombreux textes législatifs (lois, décrets, arrêtés) ainsi que des programmes et projets sont venus compléter le dispositif institutionnel pour faire de l’alphabétisation et des langues nationales « des leviers essentiels et incontournables dans la prise en charge du développement économique et social de la nation » selon les termes mêmes du compte rendu du Conseil des Ministres (tels que repris par l’Avant Projet d’Avis de la Commission de la Jeunesse, de l’Education, de a Formation, de l’Emploi et du Travail du CESE, dans le rapport de sa session ordinaire de 2017).

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Au vu de tant d’initiatives individuelles, associatives, institutionnelles et étatiques, on serait en droit  de se demander : « Mais pourquoi donc le ‘sur-place’ ? Pourquoi nos langues nationales peinent-elles à prendre leur essor et à jouer le rôle qui est véritablement le leur dans la vie publique, économique, sociale, culturelle et politique de notre pays ? »

Il faudrait sans doute alors interroger la politique linguistique du Sénégal depuis l’avènement de notre indépendance ?

Quelle politique linguistique ?

Une constante se dégage dans la politique linguistique menée dans notre pays depuis l’aube de l’indépendance : le Sénégal s’est toujours considéré et continue de se considérer comme un pays francophone. Politique matérialisée par la disposition constitutionnelle déjà évoquée qui fait du français la langue officielle du pays dès les années 60, les différentes réformes constitutionnelles se faisant toujours fort de reprendre la dite disposition comme un dogme immuable.

Cette politique est en droite ligne de celle de la période coloniale en AOF, où l’arrêté du 22 août 1945 (produit de la Conférence de Brazzaville) confirme que l’enseignement primaire « a pour objet essentiel d’agir sur les populations africaines en vue de diriger et d’accélérer leur évolution (et) est donné uniquement en français ».

Une telle conception justifiait l’utilisation du « symbole » pour interdire l’usage des langues maternelles dans la cour de l’école. Y’a-t-il eu, à travers nos différents gouvernants, une volonté réelle de briser cette chaîne ? Question, nous semble-t-il, légitime à se poser.

Pourtant nous sommes aujourd’hui dans le Sénégal indépendant, un pays dont la population est composée des principales ethnies que sont : les Wolofs (40 %), les Al-Poulars (26 %), les Sérères (10,5 %) et les Mandingues (9,8 %), chacune d’elles disposant naturellement de sa propre langue.

Et on est bien obligé de constater qu’après 300 ans de colonisation française, sans parler de sa présence déjà lors la période de la Traite négrière, la langue française n’est parlée que par une minorité qui n’atteint pas 20 % de la population. A titre de comparaison, en Côte d’Ivoire où on recense 68 ethnies, près de 68,6% de la population comprennent et parlent le français ; dans ce pays il existe même un « français populaire ivoirien ».

En outre, le Sénégal a l’opportunité de connaitre une langue véhiculaire largement dominante, le wolof parlé par près de 85 % de la population.

Enfin, un mouvement linguistique irrésistible se développe depuis des décennies et ne cesse de prendre chaque jour plus d’ampleur avec le dynamisme de la langue wolof qui se fait de plus en plus hégémonique. Ce phénomène est tellement important que d’aucuns considèrent que le wolof, plus qu’une ethnie, est tout simplement une langue fédératrice, patrimoine commun de toutes les populations sénégalaises. L’on n’est plus à une époque où l’on pouvait assister à une situation aussi ubuesque que celle d’un procès où le juge « wolophone », se fait assister d’un « traducteur » pour interroger un justiciable « wolophone ». Mieux encore, dans l’espace public aucun journaliste ne peut plus se satisfaire d’interroger une personne publique sans recueillir ses propos en wolof, et pas seulement dans le domaine politique, mais bien dans tous les secteurs d’activités. Faut-il enfin évoquer toutes ces enseignes publicitaires foisonnant dans toutes les rues de nos grandes et petites villes, arborant fièrement leurs dénominations écrites en wolof (même en massacrant comme pas possible les règles de transcription de la langue de Kocc Barma) ?

Il faut se rendre à l’évidence : on ne peut retenir les vagues de la mer par ses bras. Au Sénégal nous ne sommes pas dans un pays francophone, même si l’usage du français y est de cours, comme du reste c’est le cas pour l’arabe.

Il est temps, non il urge de changer de paradigme dans la politique linguistique menée au Sénégal. S’il n’est pas question (pour l’instant) de jeter par-dessus bord le français, on pourrait bien le coupler avec le wolof, langue dominante pour en faire nos langues officielles. En attendant de pouvoir étendre l’expérience aux principales autres langues nationales. Plus qu’une urgence, il s’agit d’une priorité nationale.

Ainsi, en étant audacieux, le non-spécialiste en matière linguistique pourrait imaginer une période transitoire où :

  •  Le français et le wolof pourraient être langues de l’Administration,
  • dans l’Enseignement on privilégierait les langues nationales :

  • avec l’apprentissage au Préscolaire de  la langue maternelle dominante au plan local ;
  • à l’Elémentaire le wolof et la langue maternelle seraient principalement usitées ;
  • dans le Secondaire et le Supérieur le wolof et le français garderaient encore leur hégémonie.

Mais c’est là affaire de spécialistes qui pourront affiner les mesures à prendre sur la base d’un nouveau paradigme qui énonce très clairement que le Sénégal n’est pas un pays francophone et le français ne devrait plus y régner comme langue officielle exclusive !

En attendant, on pourra s’offusquer de ce que, dans le gouvernement en exercice, le département chargé de la promotion des langues nationales ait été purement et simplement supprimé.

#Enjeux2019

Editorialiste à SenePlus, Ousseynou Beye est un ancien professeur d’enseignement technique, membre fondateur du syndicat des enseignants le SUDES. Il a été chargé de mission à la présidence de la République, puis conseiller technique dans différents ministères. Il est également membre fondateur de la structure de traduction littéraire Céytu et éditeur avec l’équipe d’EJO. IOusseynou Beye est actuellement chargé de cours wolof à l’Université Virtuelle du Sénégal (UVS).







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