Les jours du franc CFA sont comptés. Alors que la quasi-totalité des pays membres de la zone franc célébreront en 2020 le soixantième anniversaire de leur indépendance, il est plus que temps de couper, avec précaution, ce cordon ombilical monétaire qui trouve ses racines dans le processus de précolonisation complémentaire de la traite négrière.
L’Histoire ne nous permet pas de prévoir, mais elle nous aide à mieux voir. Cet aphorisme inspiré de Paul Valéry est l’une des clés pour comprendre les fondements (pas toujours conscients) de la remise en question du franc CFA par un nombre croissant d’intellectuels, d’économistes, de politiciens et de chefs d’État africains francophones.
On ne sait pas avec précision sur quoi débouchera ce profond mouvement d’opinion, mais que ses résultats relèvent du simple aménagement cosmétique, comme le souhaitent ouvertement les présidents Ouattara et Sall, ou de la réforme systémique prônée par leurs homologues Issoufou, Talon et Déby Itno, une chose est sûre : les jours du franc CFA, tel qu’il fut créé il y a tout juste soixante-quatorze ans par un décret signé Charles de Gaulle, sont désormais comptés.
L’arme monétaire
Interroger le passé pour mieux appréhender le présent, c’est se rendre compte à quel point les puissances européennes ont jadis utilisé l’arme monétaire pour subjuguer l’Afrique. Les historiens François-Xavier Fauvelle (Le Rhinocéros d’or) et Toby Green (A Fistfull of Shells) racontent, chacun à leur manière, cette séquence méconnue du processus de précolonisation complémentaire de la traite négrière.
Avant même l’explosion, à la fin du XVIe siècle, du commerce des esclaves, ce qui intéressait avant tout les négociants arabes et européens au sud du Sahara, c’était l’or. La poudre d’or était destinée à être fondue en lingots, puis battue en monnaie. Avec ce métal précieux, les royaumes africains exportaient une devise forte, dont le cours ne se dépréciera qu’avec la mise en exploitation de mines concurrentes en Amérique du Sud. En échange, ils recevaient des « devises » faibles – armes, tissus, chevaux, verroterie – rapidement périssables. Le troc, déjà, était inégal.
La suite de l’histoire est édifiante. Prenons le cas de deux des constructions étatiques les plus sophistiquées du XVIIe siècle : le royaume du Bénin, dans le sud-ouest de l’actuel Nigeria, et celui du Kongo, qui s’étendait de l’Angola au Gabon, via le Congo. Tous deux battaient leur propre monnaie.
Le Bénin bénéficiait d’un double système monétaire, basé sur l’utilisation de coquillages locaux et de manilles en métal. Le Kongo, lui, avait généralisé l’usage d’Olivella nana – appelée nzimbu –, la coquille d’un escargot de mer issu d’une pêcherie féminine de l’île de Luanda. Les nzimbus étaient calibrés au tamis de façon à constituer des paniers de valeurs.
Cette combinaison financière fonctionnait avec beaucoup de fluidité, comme le rapportent nombre de témoignages de l’époque, jusqu’au jour où ces deux royaumes sont entrés en conflit avec les négriers portugais, hollandais, britanniques, français et espagnols pour un motif que l’historiographie coloniale n’a jamais voulu reconnaître : leur refus de vendre leurs sujets en esclavage.
Contrariées de se voir privées de ces inépuisables réserves de bois d’ébène, alors même que l’essor de l’agriculture dans les Amériques augmentait de façon spectaculaire la demande d’esclaves africains, les puissances européennes vont s’employer à déstabiliser ces royaumes incommodes.
Nous sommes à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe. Il n’est donc pas encore question de monter des expéditions punitives, les colonnes de tirailleurs de la sanglante conquête coloniale viendront bien plus tard.
Enfermés dans leurs comptoirs côtiers, où abordaient les navires négriers venus de Liverpool, de Lisbonne, de Nantes ou de Bordeaux, les Européens jouent sur les conflits locaux en armant les vassaux contre leurs maîtres et en finançant des petites principautés belliqueuses avides de bénéficier du fruit de la traite, lesquelles préfigurent certains des régimes postcoloniaux mis en place au lendemain des indépendances.
Parallèlement, ils organisent la faillite économique des capitales rebelles, Edo et Mbanza Kongo, en inondant les circuits de distribution de leurs propres textiles manufacturés. Avant d’user de l’arme fatale : le krach fiduciaire.
Afin de retirer aux royaumes la maîtrise de leur masse monétaire, des dizaines de galions débarquent sur les côtes du Golfe de Guinée d’énormes cargaisons de cauris importés des îles de l’océan Indien. En quelques années, les nzimbus disparaissent des circuits d’échange au profit de ces coquillages calibrés dont les Européens contrôlaient seuls l’importation et la distribution. Atteintes de plein fouet au cœur de leur souveraineté, les monarchies ne s’en remettront jamais.
Couper le cordon
Quand on sait que, plus de trois siècles plus tard, les billets en usage dans les quinze pays de la zone franc sont imprimés à Chamalières, ville dont le maire est l’un des fils de l’ex- (et très « françafricain ») président Giscard d’Estaing, et les pièces de monnaie frappées à Pessac, dans la banlieue de Bordeaux, d’où partirent un demi-millier d’expéditions négrières ; quand on connaît aussi le rôle majeur que joue le Trésor français, auprès duquel sont déposées sur un compte d’opérations entre 50 % et 65 % des réserves de change des banques centrales de l’Uemoa, de la Cemac et des Comores, on se dit que, tout au moins au niveau symbolique, rien n’a vraiment changé.
Certes, jeter sans préavis le bébé avec l’eau du bain présente des risques qu’il convient d’éviter. Mais si l’on veut empêcher que se propage l’amalgame toxique entre franc CFA et perpétuation de la « servitude monétaire » (formule développée il y a quarante ans dans un ouvrage paru aux éditions Jeune Afrique par l’économiste camerounais Tchundjang Pouemi et reprise depuis par le Togolais Kako Nubukpo), il n’y a pas d’autre choix que d’envisager de couper, avec précaution, le cordon ombilical.
En 2020, la quasi-totalité des pays membres de la zone franc célébreront le soixantième anniversaire de leur indépendance. Le moment idéal pour qu’un symbole en efface un autre.
François Soudan est directeur de la rédaction de Jeune Afrique.