Le mercredi 4 décembre vers 18 heures, accompagné de mes avocats Me Moussa Sarr, Me Khoureichi Ba, Me Amadou Diallo, Me Babacar Ndiaye et Me Malick Fall, je fus le premier du groupe de mes codétenus à entrer dans le cabinet du doyen des juges Samba Sall pour être auditionné. Après près de 50 minutes d’audition, malgré les brillantes plaidoiries de mes avocats, qui ont sollicité ma libération, arguant que j’étais bien domicilié à Dakar et qu’à chaque fois que la justice aurait besoin de m’entendre, je me mettrai à sa disposition. Ils ont aussi précisé que des milliers d’étudiants m’attendaient à l’université. Malgré tout, le juge resta inflexible et décida de me placer sous mandat de dépôt pour participation à une manifestation interdite. Me Moussa Sarr avait bien prévu ce scénario.
Je dois dire que je doute de la liberté des juges dans ce pays et je n’ai pas été surpris par cette décision téléguidée, dont la cohérence par rapport à l’acte d’une marche pacifique et sans aucune violence était difficile à percevoir. Il n’y a rien de pire qu’un juge qui refuse d’assumer son indépendance. Le vieux et sage Djibril Samb a écrit ces propos qui doivent être inscrits sur les frontons de tous les palais de justice pour rappeler aux magistrats tous les jours leur responsabilité : «L’indépendance de la justice émane uniquement de la volonté des juges – et de rien d’autre.[…] Une justice sans juges indépendants n’est pas une justice, mais une misérable parodie ; un juge qui n’est pas indépendant n’est pas un juge, mais un pitoyable faquin» (L’heur de philosopher la nuit et le jour, III, 2019, p.255). Le juge ne doit jamais oublier qu’il est le garant des libertés qui ne sont pas négociables dans une démocratie.
Depuis le Commissariat central, je me dis que mes bourreaux peuvent m’atteindre physiquement, mais ils ne le peuvent ni moralement ni psychologiquement, car je me suis bien préparé à affronter l’épreuve de la prison. Cheikh Ahmadou Bamba et Nelson Mandela sont mes références en la matière.
Je demandais à Me Moussa Sarr, dans le bureau de Samba Sall même, de contacter mon camarade et ami Serigne Assane Kane afin de lui demander de m’amener à Rebeuss dans les plus brefs délais un carnet où noter mes méditations et un certain nombre de livres dont j’aurais besoin. Je veux profiter de mon séjour de Rebeuss pour lire et écrire. Mais depuis mon arrivée, l’administration pénitentiaire, en violation flagrante de mes droits, me refuse l’accès à la bibliothèque. Malgré cette décision surprenante et arbitraire, je me débrouille dans des conditions difficiles pour lire et écrire. En réalité, je ne peux pas me passer du livre car il sera mon compagnon partout où j’irai dans le monde. Dès mon arrivée, les prisonniers m’avertissent : «L’administration a peur de ceux qui écrivent, elle confisquera tes carnets.» Je sais que je suis sous haute surveillance, mais je prendrai toutes les dispositions nécessaires pour sauver ce qui sera demain la mémoire de notre époque. Comme disent les latins «Verba volant, scripta manent» (les paroles s’envolent, les écrits restent).
Depuis mon arrivé à Rebeuss, la grève de faim m’empêche de me mettre au travail comme je le souhaite. Je n’ai pu reprendre réellement le travail qu’hier 13 décembre, au lendemain de l’arrêt de notre grève de faim. Malgré cette promiscuité qui bafoue la dignité humaine, les prisonniers me témoignent une disponibilité et un accommodement qui me touchent profondément. Ils font tout ce qu’ils peuvent pour me permettre de travailler. J’ai remarqué qu’ils ont diminué le son de la télévision, ils parlent moins fort, ils me préparent du café.
Je dois revenir ce soir sur les échanges que j’ai eus avec les jeunes dans la cellule du Commissariat central. J’aborde ici la question des partis politiques et cette question spécifique me vient des remarques que j’ai eues des discussions avec eux sur les partis politiques traditionnels.
La nécessité d’un idéal politique
La construction d’une société nouvelle n’est jamais spontanée, car très souvent, ce sont des acteurs politiques organisés qui essaient de se constituer en Peuple. Après la remise en cause de l’ordre social injuste, ils s’engagent à construire un ordre nouveau plus égalitaire et plus éthique. Au fait, la création de nouvelles institutions vient toujours d’un long processus historique de transformation. C’est la raison pour laquelle un outil politique cohérent est nécessaire pour porter le projet de construction de la société nouvelle.
Une société démocratique ne peut pas se passer des partis politiques qui sont nécessaires dans les luttes politiques. Ces partis permettent des alternatives démocratiques, parce qu’ils proposent au Peuple des offres politiques différentes. Ainsi, il est de mon avis illusoire de croire qu’on peut se passer des partis politiques en démocratie. Je pense bien que ceux qui prédisent la fin des partis se trompent car la politique reste déterminée par le rapport de forces entre les différents projets qui s’affrontent. C’est pourquoi, je demeure convaincu qu’il n’y a pas de démocratie sans confrontation politique, mais cette confrontation, pour être légitime, doit être encadrée par des institutions légitimes.
Les partis politiques nourrissent la confrontation démocratique parce qu’ils concourent au suffrage universel. Sans cette opportunité, une société sans partis politiques serait simplement totalitaire. Ainsi, pour la transformation de notre société, il n’est pas réaliste de se passer d’un instrument politique, qu’on l’appelle parti politique ou front. Le changement, tel que nous le souhaitons, n’émerge pas spontanément car il nous faut un instrument pour gagner les luttes sociales et politiques.
L’instance capable de fédérer des milliers, voire des millions d’acteurs autour d’une volonté commune n’est rien d’autre que le parti politique qui porte le projet de société qu’il prétend construire. Ainsi, les partis politiques doivent porter des offres politiques différentes et concurrentes, au regard de leur doctrine philosophique sur l’évolution sociale souhaitée. La similarité des points de vue produirait un désenchantement de la politique. Par conséquent, une action politique efficace, exige la création d’«un véhicule organisateur qui soit capable d’orienter et d’unifier les multiples efforts qui surgissent spontanément, et d’en proposer d’autres» (M. Harnecker, La gauche à l’aube du XXIe siècle, 2001, p.308). De ce fait, les partis politiques constituent le point de départ de tout projet de société. Cependant, il est nécessaire de repenser les partis politiques car le discrédit vient du fait qu’ils ne jouent plus le rôle de critique de la société et ne proposent pas de projets de société novateurs. De nos jours, ils sont devenus des instruments pour seulement gagner des sièges au sein des institutions pour leurs partisans.
Repenser les partis politiques
Les partis politiques doivent être réinventés pour mieux assumer leurs responsabilités politiques et citoyennes. Ainsi, il nous faut une nouvelle conception de la politique, un nouveau cycle politique qui nous fera sortir définitivement de la partidocratie, le pouvoir des partis politiques traditionnels empêtrés dans la culture du népotisme, du clientélisme et de la corruption. Aujourd’hui plus que jamais, les partis doivent se démocratiser en ouvrant des perspectives de participation interne de tous les militants. L’autoritarisme politique conduit à des déviations et à des erreurs qui jettent le discrédit sur les partis politiques. Il est important de comprendre qu’un parti politique sans critique publique est une caserne dangereuse : «Il est, par conséquent, le lieu où le représentant peut régénérer sa délégation du pouvoir construit à partir d’en bas. Le membre-de-base du parti doit pouvoir interpeller, blâmer, critiquer, le camarade représentant quand il trahit les principes ou n’accomplit pas les promesses» (E. Dussel, Vingt thèses de politique, 2018 pp.169-170).
De manière déterminée, la bureaucratie est un fléau qu’il faut combattre, parce qu’elle accentue la crise de confiance entre les citoyens et les acteurs politiques. L’idéal démocratique n’est pas compatible avec une autorité centrale qui décide de tout, contrôle tout jusqu’au moindre détail au nom d’une fallacieuse discipline de parti qui ne laisse plus aucun pouvoir aux militants. Il ne s’agit pas non plus de considérer toute nouvelle initiative comme une hérésie et une violation à la discipline du parti. Nous devons incorporer la base au processus de prise de décision pour impulser une démocratie interne et participative aux partis politiques. Par ailleurs, la direction doit avoir une capacité d’écoute pour comprendre la préoccupation des militants de la base. En vérité, le moment est venu de fermer la petite école autoritaire où l’on pense que le dirigeant est celui qui donne des ordres à une masse docile, n’ayant pour seuls gestes que d’applaudir et danser. L’avènement d’internet et des réseaux sociaux encourage la démocratie participative qui reste le grand défi des partis politiques modernes.
Il est temps de dépasser ces partis à la traine de l’histoire qui fonctionnent comme des «partis machine électorale», c’est-à-dire comme outil politique essentiellement préoccupé à la conquête du pouvoir (occuper des sièges à l’intérieur des institutions) en oubliant la dimension transformationnelle qui devait être la finalité ultime. Le parti machine électorale est de nature conservatrice, refuse le changement et réduit la politique à une conception traditionnelle qui est le choix des candidats aux postes de responsabilité. De ce fait, le pouvoir devient la finalité de la politique et l’engagement des militants est déterminé par les postes et les prébendes qu’ils espèrent tirer de la victoire de leur camp. Un tel parti politique, tel que nous le connaissons au Sénégal, fonctionne par le clientélisme pour assurer sa survie. Dans les pays postcoloniaux, comme en l’Amérique latine et en l’Afrique, le parti politique traditionnel est le plus souvent au service des intérêts d’une bourgeoisie corrompue et d’une oligarchie métropolitaine. C’est pourquoi, par dédain pour ce modèle, E. Dussel soutient : «Le parti machine électorale est pourri, il est inutile pour la critique, la transformation ou la libération des mouvements populaires, pour le peuple des opprimés et des exclus. C’est un scandale !» (Vingt thèses de politique, p.170).
A l’inverse, le parti politique moderne à construire doit avoir pour objectif de créer de nouvelles institutions pour la construction de l’équité et de la justice sur terre. C’est un parti qui cesse d’être celui de l’oligarchie corrompue pour renouer avec le Peuple, car il choisit d’être la voix des victimes, des exclus et des pauvres. Ce nouveau parti est un «corps de serviteurs publics» engagé avec dévouement à servir l’intérêt général. De cette conception, la politique retrouve ses lettres de noblesse, car elle cesse d’être une profession pitoyable pour devenir une vocation noble. C’est pourquoi E. Dussel observe de manière éloquente : «Un parti moderne n’est pas un mécanisme électoral, mais un corps de serviteurs publics avec une idéologie décantée, produite, étudiée, se réalisant dans des actions politiques toujours publiques» (Vingt thèses de politique, p.73).
Pour conclure, je dois dire qu’il est nécessaire de conquérir le pouvoir car ceci est la vocation naturelle de tout parti politique. Toutefois, la constatation fâcheuse est que nos partis de gouvernement cessent d’être des partis de combat engagés pour la cause sociale. Nous devons former des cadres à pouvoir occuper des postes au sein des institutions publiques avec compétence et honnêteté ; mais ils doivent se faire l’écho des souffrances et des espérances des centaines de milliers de travailleurs et des millions de victimes de toutes sortes, qui luttent quotidiennement dans tous les secteurs pour la transformation de leur milieu de vie. En définitive, le vrai parti politique est engagé dans la lutte des masses.
Dr Babacar DIOP
Leader du Fds
Maison d’arrêt de Rebeuss, le 14 décembre 2019