L’univers des startups peut sembler complexe pour ceux qui n’y évoluent pas. Ce monde inconnu, fait de concepts nouveaux et d’anglicismes, dont je vous ferai l’économie, suscite partout dans le monde beaucoup d’intérêt. C’est un univers passionnant dans lequel les acteurs rivalisent de créativité pour apporter des solutions à des difficultés de leur environnement, pour améliorer leur cadre de vie, et tenter de rendre meilleure la vie.
Le Sénégal, aujourd’hui, compte des centaines de startups réparties dans tous les secteurs d’activité de l’économie. Toutes ces petites structures portent, parfois avec la foi d’un missionnaire, de grandes idées, toujours innovantes, parfois utopiques et démesurées. Mais elles ont un atout formidable : elles sont faites de la même matière que le rêve.
Le formidable privilège de savoir rêver
Savoir rêver, et se projeter dans un avenir radieux et prospère, est un privilège que la jeunesse africaine doit absolument reconquérir. C’est à travers ce rêve libérateur que naissent l’espoir d’un avenir meilleur et l’énergie du bâtisseur. L’univers des startups demeure encore un espace où on peut poser une folle idée – aussi farfelue soit-elle à priori -, la nourrir, la chérir et en consommer les fruits mûrs après un dur labeur. La plupart des jeunes africains, qui se lancent dans l’aventure et continuent contre vents et marées leurs projets d’entreprise, portent cette croyance : dans ce monde tout est toujours possible.
Cette nouvelle énergie créatrice, qui nourrit la jeunesse, peut bénéficier à nos États qui, depuis quelques années, ont fait vœux de modernité. En plus du rêve, la modernité est l’autre matière dont les startups sont faites. Elles identifient les défis de l’époque et choisissent de les relever. Ces défis qui pour nos États peuvent s’appeler : service public de qualité, égalité entre les citoyens. Notre administration publique, à bien des égards, ne répond plus aux exigences de notre espace contemporain. Les tares sont multiples. Défauts de clarté dans les procédures, lenteurs, manque de flexibilité, délais improbables. Les mots ne manquent pas pour qualifier les maux de nos services publics. Ces difficultés créent une rupture d’égalité entre les citoyens, car selon que vous soyez nantis ou pas, vos démarches administratives n’auront pas la même issue. Enthousiastes et déterminés nous pouvons ensemble tenir la promesse d’un service public de qualité.
Modernité dans la relation avec les citoyens : quitter le vieux monde de la verticalité et s’ouvrir aux apports fécondants du monde transversal et collaboratif
Il est possible d’apporter de l’agilité, de la flexibilité et de la fluidité à notre service public. Ces concepts moteurs de l’univers des startups peuvent être appliqués au fonctionnement de notre administration. La nouvelle économie est caractérisée par le partage et la déconcentration du savoir. Fini le temps de l’État rigide où la connaissance et l’initiative étaient les attributs d’une autorité ascendante et verticale. L’innovation peut venir de tout esprit savant, sans appartenir à aucune caste ou institution officielle. L’écoute et le partage deviennent la règle. Jugez-en par le nombre de vidéos et d’articles instructifs partagés sur internet tous les jours.
Le brillant mathématicien Russe, Grigori Perelman, a partagé en 2003 sur Internet la démonstration de la conjecture de Poincaré. Un problème mathématique vieux alors de 100 ans. Perelman a outrepassé toutes les règles de l’institution universitaire hyper codifiée. La tradition voudrait qu’il envoie son article à une revue prestigieuse, avec comité de lecture chargé de statuer. Il n’en a rien fait. Il a par ailleurs décliné la médaille Fields (équivalent du prix Nobel en mathématique) qu’on lui avait décerné. Nous sommes au cœur du sujet. Nos États peuvent avec la participation des startups s’initier à cette nouvelle forme de collaboration, ouverte, transversale et fécondante. Cette ouverture permet la détection rapide des talents. Leur mise en valeur pourrait, encore, inspirer d’autres talents et favoriser un cercle vertueux d’émulation positive.
Modernité dans l’outil d’administration des citoyens : inclusivité et équité
L’usage des outils numériques est aujourd’hui une réalité dans nos pays. La vitesse affolante avec laquelle les applications informatiques, et autres outils pénètrent les masses populaires, modifient les codes et changent les relations sociales nous interpellent. Cela passe de la connexion à des réseaux sociaux à l’utilisation massive de technologie de transaction financière. Ces outils ont un attribut formidable : l’inclusivité. Ils permettent à un grand nombre d’accéder à des services inaccessibles auparavant. Grâce à cette technique nous avons réalisé de grands sauts technologiques. Permettant, par exemple, de passer d’un très faible taux de bancarisation à un accès quasi-universel aux services financiers.
Le peuple souverain adhère à la technologie et aux outils numériques. Le prétexte est trouvé pour résolument intégrer l’outil numérique dans la méthode d’administration des citoyens. Obtenir rapidement des documents administratifs, avoir une information claire, apporter de la transparence dans les procédures, accélérer les démarches. Enfin, réconcilier les citoyens avec l’administration. Ce défi numérique est bien possible à relever. Les compétences des startups sénégalaises permettent largement d’accéder à cette réalité. Le digital n’est pas qu’un gadget. Il peut faciliter la reconquête de certains secteurs régaliens grâce à l’inventivité de ces jeunes pouces. Dans la santé, une pépite nommée E-yone a conçu une application très poussée pour la gestion des structures de santé, qui prend en charge un passeport médical des patients. Cet outil peut participer à améliorer le suivi de ces derniers en mettant fin à l’errance fatal de certains patients faute de dossier médical cohérent.
C’est un début de réponse à la modernité. Il en existe dans l’éducation, l’agriculture, le marketing digital et d’autres secteurs encore dont l’énumération serait fastidieuse. A celles-là s’ajoutent toutes les autres qui évoluent dans la « deep tech ». D’ailleurs, une étude, du ministère de l’économie numérique, sur les startups et PME du numérique, publiée le 01/09/2019, recommande la mise en place d’une « GOV-TECH » pour favoriser l’accès aux entreprises du numérique à la commande publique. Pour faire écho au souhait de l’État de moderniser la Poste nationale, le Sénégal regorge de startups performantes dans la logistique et la finance, qui pourraient activement y participer et lui redonner un souffle nouveau. S’ouvrir, collaborer, encadrer dans un environnement inclusif et protecteur, au lieu d’interdire et de s’enfermer dans une impasse et dans des réseaux faibles.
L’État stratège
L’idée des entrepreneurs, seuls, qui viennent à bout de nos difficultés sociales, économiques, est un leurre. C’est une illusion qui pourrait nous perdre dans un désert encore plus vaste d’aveuglement. Ce désir d’avenir meilleur, cher à l’écosystème des entrepreneurs, ne sera possible que grâce à un État fort, aux côtés de tous. La prospérité n’adviendra qu’avec le concours d’hommes politiques conscients des enjeux de notre temps. L’État est également la seule entité capable de garantir un égal accès à un service public de qualité au plus grand nombre. L’État est aussi le régulateur capable de fédérer les intelligences, d’impulser la transition technologique, de bâtir les complexes techno-écologiques, d’impulser la recherche et le développement, de construire les politiques industrielles solides.
Tout reste possible avec l’énergie créative des entrepreneurs, mais seul l’État rendra cette force pérenne, durable et profitable à tous. Je ne suis ni un partisan forcené de l’étatisme, ni un disciple docile du tout privé, mais un militant de la dignité. C’est aussi notre devoir d’aider nos États à garantir les besoins primaires des citoyens. Le Sénégal a, depuis longtemps, tenu sa réputation de pays pourvu en ressources humaines de qualité. Contrairement à certains pays d’Afrique qui ont traversé des crises politiques majeures, le Sénégal n’a jamais connu de rupture importante de sa chaîne d’éducation lors des cinquante dernières années. Nous avons, malgré tout, tenu cette promesse de formation de qualité. Même s’il faut rappeler que l’éducation nationale a connu de meilleurs jours.
C’est l’occasion de mettre en avant cette ressource humaine de qualité, ainsi que les entrepreneurs méritants, en faisant taire ceux que le chroniqueur et essayiste Sénégalais, Hamidou Anne appelle « les narrateurs de l’entreprenariat ». Ces derniers se nourrissent du « vide sidéral » de leur discours. Ces transhumants qui sillonnent les fora et épousent allégrement toutes les nouvelles tendances. Ont-ils une entreprise ? Aucune. Leur bureau ? Leur compte Facebook. Nous disons ici que tout cela n’est pas sérieux. Les réseaux sociaux restent l’espace d’expression du vide qu’ils ont à partager. Sur ces réseaux, ils égrènent des chapelets de vacuité. Attention ! On atteint le mur des inepties.
Leur conviction absolue de dire vrai en tout lieu, tout le temps, rend leur posture insoluble dans l’apprentissage, le partage et le progrès. C’est de la bêtise réflexive. C’est la pire. Elle est irréversible et invincible. Combattre ces pratiquants de l’histrionisme fera grand bien à notre écosystème, avant d’entamer sereinement le virage de cette nouvelle collaboration. Cette collaboration nouvelle donnera aux startups l’opportunité de mieux travailler sur des sujets à fort impact et de renforcer leur prise avec le réel. Devenir le prolongement du réel, tel doit être l’une des missions du numérique en Afrique. Ici, le réel se nomme l’informel. C’est le moment de transformer ce bouillonnement fertile quotidien, de femmes et d’hommes, en une opportunité de mieux-vivre ensemble.
La DER: un trait d’union entre les deux univers
La DER par ses attributs est le liant naturel de cette collaboration nouvelle. Elle a pu, en un temps record, déchiffrer tous les codes et rouages de ce nouveau tissu entrepreneurial. Elle a pu s’adapter à la célérité qui caractérise ce monde et répond à la mission qui lui est assignée : accompagner, comprendre, financer, mettre en valeur les acteurs et projets de cette nouvelle économie, jusque-là, malades d’un défaut d’attention des acteurs publics. La même étude, du ministère de l’économie numérique, citée plus haut, révèle que 81% des entreprises du numérique n’ont pas accès au financement. La DER arrive à son heure. Son statut d’institution publique et son immersion réussie dans cet écosystème nouveau justifient ce rôle de facilitateur. Sa méthode de travail, parfois iconoclaste, qui répond parfaitement à l’exigence de notre époque, dérange souvent les traditionalistes du secteur plus habitués à des procédures plus longues et des dossiers « mieux maîtrisés ». Tant mieux. Ce sont les idées nouvelles qui changent le monde. Notre pays a besoin de mouvement, de concepts inédits, d’idées fortes, de gestes déterminés pour venir à bout des importants défis qui nous attendent.
Les très petits entrepreneurs du Sénégal ont longtemps souffert de la condescendance des puissants, de l’injustice des forts, de l’omniprésence des entreprises néocoloniales et de l’indifférence de l’État. Nous avons l’opportunité de reprendre la main sur notre tissu entrepreneurial. Encourager les plus volontaires, récompenser les plus méritants et soutenir les meilleurs par l’un des bras puissants de l’Etat. La DER peut être cet agent de la catalyse. Le processus est déjà entamé. Il s’agit de renforcer le mécanisme pour une collaboration plus aboutie avec les talents nationaux, pour que l’agriculteur vive de sa terre et le pêcheur de son poisson. En définitive, seule l’action publique peut mettre sur le même pied le « startuppeur » des technologies très avancées et la vendeuse de légume du marché de Diaobé. Pour qu’enfin advienne une nation moderne, forte, solidaire, prête, protectrice et équitable.
Youssou Owens Ndiaye est Coordinateur Senstartup