À Djinkoré, tous les sept ans, les Deux Ancêtres se lèvent d’entre les morts et pendant une nuit entière, la nuit de l’Imoko, ils disent à leurs descendants comment ils doivent se comporter pendant les sept années suivantes. C’est aussi simple que cela. C’est la nuit où tous les criminels sont confondus, celle aussi où les femmes infidèles, les maris indignes et les chefs injustes sont rappelés à l’ordre par la voix courroucée et tonitruante des Deux Ancêtres. Djinkoré est alors pétrifié par la peur, car chacun redoute que dans leur colère les Deux Ancêtres ne fassent disparaître la ville sous les eaux ou sous une coulée de lave incandescente. Le royaume retient son souffle jusqu’à l’aube et, avant de retourner à leurs nuages, les Deux Ancêtres font connaître le nom de celui qui est appelé à s’asseoir pendant sept ans sur le trône millénaire de Djinkoré. Comme je l’ai dit, mes hôtes savaient déjà tout cela. Après tout, on ne les avait pas choisis au hasard pour représenter le gouvernement à la nuit de l’Imoko. Cependant, ils étaient toujours friands de détails insolites, le genre de choses qu’on aime raconter à ses amis après un long voyage. Certains d’entre eux s’extasiaient, par exemple, sur le fait que les Deux Ancêtres étaient un homme et une femme. Ils y voyaient la preuve d’un sens inné de l’équité chez les habitants de Djinkoré, une «approche genre» avant la lettre et, pour le dire sans fausse modestie, une magistrale leçon de «bonne gouvernance» au reste de l’humanité.
J’étais un peu choqué par la frivolité de mes collègues fonctionnaires, mais je les trouvais somme toute bien sympathiques et faciles à vivre. Comme ma soirée avec Christian Bithege était différente ! Sous la pâle lumière du salon, bien calé dans un fauteuil, il feuilletait ses documents en jetant de temps à autre un regard vide autour de lui. L’atmosphère était si lourde que Gilbert, mon boy, faisait sa tête des mauvais jours. Il m’a d’ailleurs dit par la suite qu’il avait détesté Bithege à la seconde même où il l’avait vu sortir de sa Volvo bleue.
Le lendemain, nous sommes allés acheter des bananes et des goyaves au marché. Gilbert aurait pu s’en charger à notre place, mais Bithege avait envie de découvrir le centre-ville de Djinkoré. Nous n’étions plus qu’à quatre jours de la Nuit et, de part et d’autre de la rue principale – en fait une large bande de latérite –, on s’affairait aux préparatifs de la cérémonie. Bithege et moi avons croisé plusieurs groupes de danseurs montés sur des échasses, sifflets à la bouche. Des jeunes femmes vannaient ou pilaient du mil en fredonnant de vieux airs. La nuit de l’Imoko était naturellement au centre de toutes les conversations. Quelques-uns pestaient contre la hausse soudaine des prix du sucre et de l’huile et d’autres pariaient que la Nuit ferait venir au moins deux millions de visiteurs à Djinkoré. Plusieurs personnes levèrent la tête de leur ouvrage pour nous saluer tout en observant mon compagnon à la dérobée. Bithege leur répondait chaque fois par un vague mouvement de la tête, mais il avait visiblement l’esprit ailleurs. Je me demande aujourd’hui, avec le recul, si certains n’avaient pas pressenti, dès cet instant, la tragédie qui allait survenir peu de temps après. Il faut dire qu’à l’approche de la nuit de l’Imoko, les habitants de Djinkoré ne sont plus tout à fait les mêmes. Attendre la venue des Deux Ancêtres est presque au-dessus de leurs forces et ils sont très tendus. Une fois redescendus sur la terre, les Deux Ancêtres sont bien obligés de parler : que vont-ils dire ? Nul ne le sait à l’avance et tout événement plus ou moins inattendu – la présence de Christian Bithege à Djinkoré, par exemple – est interprété, avec un mélange d’inquiétude et d’espoir, comme un présage.
– Les gens m’ont l’air un peu nerveux, a déclaré l’étranger. – Qu’est-ce qui vous le fait dire ?
– Ça se voit bien.
Ce type était réellement spécial.
– Vous avez raison, ai-je reconnu, il y a toujours une certaine tension dans l’air avant l’apparition des Deux Ancêtres. Ce sera ma troisième Nuit et je vais éprouver les mêmes sensations que la première fois, il y a quatorze ans. C’est une expérience qu’on ne peut pas oublier.
– Ne vous en faites pas, ça va très bien se passer.
Il s’était exprimé sur un ton assez méprisant. Il semblait dire que toute cette affaire, c’était du cinéma pour tenir en laisse le petit peuple. Je n’étais pas loin de penser comme lui, mais je me suis senti un peu vexé malgré tout.
Nous nous sommes arrêtés devant l’étal du vieux Casimir Olé-Olé, le vendeur de fruits. J’ai fait les présentations.
– Monsieur Bithege est venu pour la Nuit. Il représente le gouvernement cette année.
Le fonctionnaire a hoché la tête et s’est incliné légèrement. Les deux hommes se sont jaugés sans mot dire pendant quelques secondes en se serrant la main. Le vieux Casimir Olé-Olé, c’était ce qu’on appelle un personnage. Il avait construit une cahute sur le seuil de sa maison, juste en face du marché, et restait assis là toute la journée, agitant sans cesse un chasse-mouches au-dessus de sa marchandise – mangues et ditax, tranches de noix de coco et poisson séché. Il se donnait un mal fou pour paraître niais et même complètement insignifiant, et je crois bien que son plus grand rêve était de se métamorphoser en ombre pour pouvoir se glisser partout et voir sans être vu. Il disait par toute son attitude : «Je m’appelle certes Casimir Olé-Olé, vous me voyez bien en face de vous, mais je vous en supplie, oubliez-moi, je n’existe pas.» Le rusé bonhomme faisait de même semblant d’être sourd. Quoi que vous puissiez lui dire, il vous demandait toujours de répéter votre phrase en plaçant, en un geste caractéristique, une main contre le lobe de son oreille droite. Mais pendant qu’il vous jouait sa petite comédie, ses yeux malicieux disaient clairement qu’il vous avait bel et bien entendu. Du reste, chaque fois que j’observais Casimir Olé-Olé à son insu, j’avais l’impression qu’il surveillait les allées et venues de tous les habitants de Djinkoré et qu’il avait à cœur de savoir ce que chacun d’eux pensait à chaque instant de sa vie. Soupçonneux et solitaire, Casimir Olé-Olé était pour moi une énigme absolue. Bien qu’il vécût dans la misère, je me disais parfois que le jour de sa mort on trouverait sous son matelas une très forte somme d’argent, des millions peut-être ; d’autres fois, j’étais à peu près convaincu qu’il travaillait en secret pour la police. Si je rapporte tout cela, c’est surtout pour faire comprendre à quel point j’étais excité par la rencontre entre Christian Bithege et Casimir Olé-Olé. Ce dernier allait-il enfin baisser la garde ? C’était la seule chose qui m’intéressait et, dans un sens, je ne fus pas déçu. De façon assez inhabituelle, Casimir Olé-Olé s’est montré plutôt prévenant envers notre hôte et a fait rouler la conversation, d’une voix neutre, sur la nuit de l’Imoko. À l’en croire, c’était faire preuve d’une grande sagesse que de laisser les morts décider de tout à la place des vivants.
– Je pense moi aussi que c’est une bonne idée, a déclaré Bithege en pesant lui-même les bananes qu’il venait de choisir une à une, avec beaucoup de soin.
Son ton était si neutre que je n’ai pas pu savoir s’il était sérieux ou s’il se moquait des habitants de Djinkoré. Il s’est toutefois un peu agacé quand Casimir Olé-Olé lui a demandé de répéter ce qu’il venait de dire. Il s’est exécuté et le marchand de fruits s’est écrié :
– Oui ! Comme ça au moins, on est tranquilles, les morts sont plus justes que nous !
L’étranger a alors fait remarquer que nulle part au monde on ne se comportait de la même façon que les gens de Djinkoré. Après quelques secondes de réflexion, il a ajouté d’un air entendu :
– Mais comment savoir qui a raison ?
Oubliant de jouer au sourd, Casimir Olé-Olé l’a regardé longuement et a dit :
– Moi, Casimir Olé-Olé, je ne sais pas qui a raison… Mais je dis ceci : pourquoi aurions-nous tort, nous de Djinkoré ?
Qui peut me dire pourquoi tous les autres auraient raison, d’une manière ou d’une autre, et pas nous ?
Ce texte est une nouvelle version du récit « La nuit de l’Imoko », paru aux éditions Mémoire d’Encrier, de l’écrivain-journaliste.