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Bonne Nuit, Prince Koroma (4/4)

Bonne Nuit, Prince Koroma (4/4)

L’étranger a souri d’un air complice, sans toutefois rien laisser paraître de ses sentiments réels :

– Pureté d’âme… Vous êtes philosophe, vous, à ce que je vois.

La veille de la nuit de l’Imoko, j’ai trouvé Bithege assis au milieu de la cour. Il paraissait reposé et  –  pour la première fois depuis son arrivée à Djinkoré – d’humeur plutôt badine.

– J’observe ces lézards depuis quelques minutes, m’a-t-il dit, ils glissent le long du mur puis vont se perdre dans les hautes herbes…

J’ai approuvé de la tête sans rien comprendre à ses propos et il a poursuivi :

– J’aimerais bien savoir où ils vont après, les lézards. Où vont-ils, à la fin des fins ?

J’ai souri :

– Tiens-moi au courant quand tu le sauras, Christian. Moi, je file au dispensaire, nous sommes débordés en ce moment.

C’était la première fois que je le tutoyais.

– Ah ! Votre nuit de l’Imoko, bien sûr… 

– Des diarrhées et des évanouissements. Rien de grave, mais nous devons être prévoyants.

Il a proposé de venir avec moi :

– Écoute, le Prince ne sera là que dans une heure, ça me laisse le temps de te déposer au dispensaire et de revenir ici.

– C’est bon, on y va.

– Alors je vais me changer en vitesse.

Pendant que je l’attendais dans la cour, j’ai entendu un cri tout près de la porte d’entrée. Il y a eu ensuite un silence qui m’a paru assez long. Bithege est aussitôt ressorti de sa chambre, une serviette autour des épaules.

– Que se passe-t-il ?  

– J’ai entendu un cri.

– Tu ne sais pas ce que c’est ?

Je me suis peut-être fait des idées, mais j’ai eu l’impression qu’il me soupçonnait tout à coup de lui cacher quelque chose. La même petite lueur de méchanceté a brillé dans son regard fixe et dur. C’était effrayant comme l’expression de son visage pouvait changer d’une seconde à l’autre. Quand il y a eu un deuxième cri, encore plus fort, il a jeté sa serviette sur le canapé et s’est précipité dans la rue. Je l’ai suivi. Au bout de quelques mètres, je l’ai vu s’arrêter pour parler avec le Prince Koroma qui venait dans notre direction. Complètement hébété, le Prince tournait la tête de tous côtés en marmonnant des propos incohérents. Entre deux phrases, il répétait : «Je les ai vus… Je les ai vus…»

– De qui parlez-vous, Prince ?

– Ils s’amusaient comme des enfants ! Je vous jure que je les ai vus !

– Qui ? Qui donc ?

– Ils se moquent de nous… Savez-vous qu’ils se moquent vraiment de nous ? Comment osent-ils ?

– Dites-nous ce que vous avez vu, Prince Koroma. Qu’avez-vous vu ?

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Aujourd’hui, près d’un an après les événements de cette journée, j’ai au moins une certitude : Bithege avait immédiatement perçu l’extrême gravité de la situation. Moi, j’étais en plein cirage. Je crois aussi que le Prince Koroma me faisait bien trop pitié pour que je puisse penser à autre chose. Son visage, habituellement d’une rayonnante douceur, s’était brusquement assombri. Il ne faisait aucun geste de trop ; son corps semblait se mouvoir avec précaution dans un invisible et dangereux labyrinthe. Ses yeux hagards étaient ceux d’un halluciné encore hanté par ses visions.

À force de patience, Bithege réussit à lui faire raconter son histoire.

Elle était toute simple.

Se promenant seul dans la forêt de Diandio, le Prince Koroma avait entendu un bruit inaccoutumé. Il s’était alors dissimulé derrière un buisson. Et là, il avait surpris les notables de Djinkoré en train de préparer à leur manière la nuit de l’Imoko. Pour le dire aussi crûment que possible, sans jouer avec les mots, les vieux salopards se répartissaient les rôles et mettaient au point leurs foutaises pour la nuit de l’Imoko. Toi, tu seras l’Ancêtre Numéro Un. Non, t’es vraiment con, ne marche pas aussi vite, tu as trois mille ans et tu viens de sortir du tombeau, alors voici comment tu dois te bouger, pareil pour toi Numéro Ancêtre Deux, n’oublie jamais que tu es censée être une charmante vieille dame, tu as cette fichue arthrite, etc., etc. J’ai forcé un peu le trait, je l’avoue, mais c’est juste pour rester fidèle au récit chaotique du Prince Koroma. Ce dernier, qui n’avait jamais été témoin d’une scène aussi affreuse, ajouta que les notables se livraient à leur comédie en se moquant de la crédulité de la populace. Ils chantaient et dansaient de manière grotesque entre deux larges gorgées de tiko-tiki. Celui qu’ils appelaient Ancêtre Numéro Un dut s’y reprendre à plusieurs reprises pour donner l’impression que sa voix, rauque et profonde, venait tout droit des profondeurs de l’abîme et ses complices le gratifièrent d’un tonnerre d’applaudissements. Tous se grimaient avec du kaolin, de la cendre et du charbon et se fabriquaient des vêtements avec des feuilles et des écorces arrachées aux arbres. De sa cachette, le Prince Koroma les entendit prononcer plusieurs fois son nom. Ils disaient avec des éclats de rire d’ivrognes que le Prince Koroma serait un bon roi pour eux, car c’était un parfait crétin. Bithege fit semblant d’être révolté par les révélations du Prince :

– Prince Koroma, connaissez-vous ces mauvaises personnes ?

– Tout ça, c’est le vieux Casimir Olé-Olé, répondit le Prince Koroma. Il est leur chef.

– Le chef de qui ? fit encore Bithege. Nous voulons connaître les noms des autres.

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Mais le Prince Koroma n’était déjà plus avec nous. Il dit, très lentement cette fois-ci :

– Ainsi donc, toutes ces choses sont des inventions.

J’aurais voulu dire quelque chose, mais les mots se refusaient à moi. J’étais fasciné par la métamorphose du Prince Koroma : il venait de perdre la raison et il ne la retrouverait plus jamais.

– Calmez-vous, Prince, nous ne les laisserons pas faire, dit Bithege.

– Ce sont des mensonges, hurla le prince, ils font dire ce qu’ils veulent aux Deux Ancêtres ! Casimir Olé-Olé est leur chef !

– Casimir Olé-Olé… murmura Bithege.

Il ne semblait guère surpris d’apprendre que le vieux vendeur de fruits était au centre de toute cette histoire. Il restait cependant un peu tendu.

– Il faut tuer Casimir Olé-Olé, suggéra soudain le Prince Koroma avec un calme étrange.

– Mais pourquoi donc ? ai-je demandé, affolé.

Bien sûr, je n’aimais pas ce que les vieux notables de Djinkoré avaient fait, je n’aimais pas ça du tout, mais je ne comprenais pas non plus qu’on veuille les tuer. Je sais aujourd’hui ce qui me faisait tant paniquer à l’époque : c’était de sentir que j’allais bientôt être mêlé, d’une façon ou d’une autre, à un meurtre politique.

– La nuit de l’Imoko ! cria le Prince. La nuit de l’Imoko ! Je vais dire aux habitants de Djinkoré que c’est un mensonge ! Toutes ces choses, ce sont des mensonges !

Le plus calme de nous trois, c’était bien entendu Christian Bithege. Il tenait beaucoup à savoir si le prince avait eu le temps de raconter sa mésaventure à d’autres habitants de Djinkoré. Quand il eut la certitude que nous étions les seuls à en être informés, il lui dit avec un profond respect dans la voix :

– Prince, allons ensemble dans la forêt de Diandio. Casimir Olé-Olé et sa bande seront châtiés comme ils le méritent.

J’ai failli crier au prince Koroma : « Non, surtout ne faites pas cela ! Ne le suivez pas Prince !» Je n’en ai pas eu le courage. De toute façon, il ne m’aurait même pas entendu. Plus rien n’avait désormais de l’importance pour lui. Bithege m’a fait signe de monter à l’arrière de la Volvo et, tel un automate, le Prince s’est assis à ses côtés. Devant la forêt de Diandio, Bithege m’a prié de les laisser seuls un instant. Ce n’était pas nécessaire, je savais très bien ce qui allait se passer. Bithege prit une sacoche marron dans le coffre. Ses gestes étaient précis et de tout son être se dégageait une impression de farouche et sauvage résolution. Je l’ai regardé prendre le Prince Koroma par la main et s’enfoncer avec lui parmi les hautes herbes. Il est revenu seul au bout de quarante-cinq minutes.

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– On y va, a-t-il dit en faisant tourner le moteur de la voiture.

«Je suis déjà bien en retard, ai-je pensé. Au dispensaire, ils vont se demander ce que je suis devenu.» J’essayais sans doute de me convaincre que la vie continuerait comme avant. Mais ce n’était pas si simple. Mon double ne me laissait pas tranquille, il martelait mon crâne avec la même question : «Que vas-tu devenir, après ça

Bithege m’a brusquement annoncé qu’il rentrait le soir même à Mezzara. J’ai fait comme si je n’avais rien entendu et il a ajouté :

 – La délégation officielle arrive demain. Elle sera conduite par le Big Boss en personne. Je lui fais mon rapport cette nuit.

Le Big Boss… Il s’était bien payé ma tête, en fin de compte, Christian Bithege. Le silence dans la voiture était pourtant moins pesant que le jour de son arrivée. Si je me taisais cette fois-ci, c’était moins par hostilité à son égard que pour me tenir loin des ténèbres qui risquaient de m’engloutir après le meurtre du Prince Koroma.

Bithege a dit ensuite, sans se tourner vers moi :

– C’était la seule solution…

– Je sais bien.

Même si j’avais du mal à l’admettre, je pensais sincèrement que, d’une certaine façon, ce fils de pute n’avait pas eu le choix. Sans doute encouragé par ma réaction, il a repris :

 – Tout s’est passé très vite. Il n’a pas souffert.

– Vous êtes trop bon, Monsieur.

Je ne sais toujours pas d’où m’était venu subitement tant de mépris pour cet homme si sûr de lui. Il a reçu de plein fouet cette sorte de crachat à la figure et au moment où je sortais de la voiture il a dit simplement, avec calme :

– Merci pour tout. Adieu.

Il n’a pas attendu ma réponse, mais j’ai compris le sens de son dernier regard, qui m’a presque fait pitié : «J’ai fait ce que j’avais à faire, tant pis pour toi si tu ne l’as pas compris.»

La suite de mon histoire, je m’en souviens comme si c’était hier.

Les Deux Ancêtres sont descendus sur Djinkoré illuminée par un grandiose feu d’artifice et, au petit matin, la foule en délire s’est déchaînée : «Gloire à notre nouveau roi ! Gloire à Casimir Olé-Olé !» Le président de la République est alors apparu aux côtés de Casimir Olé-Olé, raide, quasi pétrifié, avec sur le visage cet air de lassitude et de bienveillante sévérité qui ne le quitte pas depuis des années.

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