Essai anthropologique de la politique sénégalaise
Il y a peu, le cinéaste Moussa Sène Absa exhortait ses compatriotes à ne pas « copier » les français, les valeurs sénégalaises n’autorisant pas à comparer Sonko à DSK. Ironie du sort dès lors que le Thiessois se présente comme la figure de proue d’un patriotisme, anti-français ! Voilà comment, en plus du saccage d’un Auchan, la France a été indirectement mêlée dans le scandale Sonko.
Pourtant, si la comparaison entre les deux hommes politiques me paraît ubuesque, tout est réuni pour décrocher un vaudeville à la française : un homme politique emblématique à la Navalny, des « filles charmantes » (selon la publicité), un salon de massage à l’enseigne alléchante (« sweet beauté »), des visites nocturnes à la dérobée, un pouvoir en embuscade, un certificat médical de complaisance du mise en cause (de type quand on ne veut pas faire de sport à l’école), une tenancière hugolienne (les Thénardier et sa cosette), une éprouvette à semence made in Clinton-Lewinsky, des marabouts pêle-mêle à confesse…L’affaire Sonko prend une dimension parodique du fait de ses nombreux personnages pittoresques. Cela pourrait donner matière à une pièce bouffonne.
Molière, ce grand observateur et satiriste du 17ème siècle, se délecterait de cette affaire pour critiquer la société sénégalaise en général et son landerneau politique sur fond de « comédie de mœurs » en particulier. C’est bien ce qui m’intéresse en l’occurrence : mettre à nu les fourberies et les tartuferies si caractéristiques de nos sociétés contemporaines. Avec le Sénégal, il y a toujours ce petit quelque chose en plus ! L’histoire abracadabrantesque de Sonko est renforcée par la présence de Me El Hadji Diouf, aux côtés de la victime présumée, nonobstant sa condamnation pour agression sexuelle sur une jeune femme, et sa lamentation de victime d’un complot, selon ses dires, tramé par le régime wadiste de l’époque. La cause des femmes est bien servie ! Sans parler de l’amnistié du meurtre de Me Babacar Sèye, à la langue bien pendue, se baladant d’un studio de télévision à l’autre, Clédore Sène qui, dans l’affaire Sonko, nous instruit que : « l’Etat peut même tuer… » !
Il ne me revient pas de dire si je suis pour ou contre Sonko. C’est affaire de militantisme. Il ne me revient pas de dire si je crois en l’innocence ou en la culpabilité de Sonko. C’est affaire de la justice, de Mâat. Je me limiterai, ici, à décrire les vrais enjeux politiques du scandale Sonko : un processus inquiétant qui paralyse les institutions sénégalaises et qui porte préjudice aux intérêts du peuple sénégalais. Je l’ai intitulé : les « intouchables » ; cette référence à la culture de l’Inde revêt dans mon présent papier un sens de caste. Deux phénomènes comportementaux de cette caste ont retenu mon attention : une exclusion de personnes politiques dérangeantes, loin d’être irréprochables pour autant, d’un système auto-protecteur, d’une part (exclusion du système politique). Et la non-jugeabilité des hommes politiques à terme, d’autre part (exclusion du système judiciaire).
Depuis des lustres, la politique sénégalaise se construit comme une caste indienne. N’y accède pas qui veut ! Le griot (autre caste) Youssou N’Dour en sait quelque chose ! En dépit de sa notoriété et de sa réussite de chef d’entreprise, la terre politique ne lui est pas promise. Cette caste, de culture très sexiste et d’organisation ultra verticale, sans contrepouvoirs presque, fait perdurer des règles ancestrales. Je m’intéresserai à l’une d’entre elles, celle de son exclusion. Tout a commencé avec la surreprésentation des métisses à l’époque coloniale et des Quatre Communes, évinçant les sénégalais de peau noire de la chose publique. Avec Senghor et la complicité de la France, Mamadou Dia connut un funeste sort. Une nouvelle bourgeoisie politique prit place, confortée par Abdou Diouf. Sous Wade, ses fils putatifs furent excommuniés et, pour un temps, chassés du pouvoir. Macky Sall n’est pas en reste, sa technicité de la disqualification politique atteint son paroxysme. Les deux célèbrent K (Karim et Khalifa) sont passés d’un marathon judiciaire à une course de vitesse, pour les éliminer à temps de l’élection présidentielle, en janvier 2019, par la voie du Conseil Constitutionnel. Karim et Khalifa sont devenus les parias de la politique dakaroise. Comme les « intouchables » en Inde (les dalits), ils sont hors du système de la caste ; ils sont éliminés des futures élections. Mais cette exclusion est provisoire, c’est une particularité sénégalaise : si les deux K sont en marge de la caste, dans sa périphérie, ils n’en restent pas moins dans le jeu politique. Leur bannissement, définitif ou pas, fait toujours l’objet de négociations, pour se soumettre in fine au Roi de la caste.
L’affaire Sonko, dans ce contexte-là, serait un crime presque parfait. L’accélération de la procédure en violation des droits du mis en cause, les intrigues autour du transporteur de la victime supposée et bien d’autres énigmes, laissent envisager un mode opératoire d’élimination politique. Toutefois, je plaiderai, comme l’ancien président, Me Abdoulaye Wade, pour la thèse de l’aubaine. Ces scandales juridico-politiques ont un point de départ, indépendamment de la volonté du pouvoir en place, et exclusivement dû à son auteur, à sa faute ou son imprudence. Personne n’a contraint Ousmane Sonko à se faire masser par de belles tentatrices ! Le pouvoir réagit et s’adapte comme une hyène opportuniste. Le pouvoir ne fait que sauter sur sa proie qui s’offre à lui.
Quant à Ousmane Sonko, il est entré par effraction dans la caste politique. Il n’a pas été copté à l’exemple de Macky Sall (par Karim Wade et/ou Idrissa Seck). Ça agace ! Par ailleurs, il n’a cessé d’attaquer cette caste, en redresseur de torts. Avec ses lunettes ovales, portrait tout craché d’un Maximilien (Robespierre) et d’un trotskiste, le Don Quichotte sénégalais, à travers l’affaire du salon de massage, nous montre aussi qu’il est difficile d’échapper à ses propres turpitudes. L’élimination politique prend sa source dans les imperfections bien connues de cette caste politique. Soit la corruption, soit le sexisme. La corruption, si décriée, sous Wade, a été le déclencheur de l’exil de Karim Wade. Il a payé pour tous les caciques du régime libéral ! Khalifa Sall, candidat sérieux à la dernière présidentielle, a commis l’imprudence de s’appuyer sur l’économie morale de la corruption de la mairie de Dakar. Ils sont loin d’être blancs comme neige ! Un ancien ministre de Wade invitait ses congénères politiques à ne pas prendre l’ascenseur avec des jeunes femmes à l’intérieur ! De quoi ont-ils peur ces membres de la caste patriarcale ? Sans doute de leurs errances !
Que vous soyez dans la majorité ou dans l’opposition, les comportements de caste ne changent guère. Ousmane Sonko, symbole de l’antisystème (et donc anti-caste), s’est vite accoutumé aux règles de la caste : il s’est réfugié dans les privilèges du député pour justifier sa présence dans le salon de massage à l’heure du couvre-feu. Alors que le bas peuple, lui, ne dispose d’aucune dérogation ! Les restaurants et autres subissent de plein fouet l’interdiction de se déplacer après 21 heures. Ousmane Sonko, aussi, s’arcboute contre l’immunité parlementaire, c’est encore un privilège, certes pour protéger la démocratie, mais tout de même…Bref, le modèle clanique et de caste sénégalais arrive à bout de souffle. J’en veux pour preuve que les hommes politiques se créent leur propre immunité judiciaire, inacceptable dans un état de droit. C’est la deuxième catégorie des intouchables que le scandale Sonko nous laisse entrevoir. Ceux de la majorité jouissent, d’ordinaire, d’une absolution judiciaire ; et ceux de l’opposition n’ont plus qu’à brandir le complot et la main de la France pour se soustraire aux poursuites judiciaires. Trop facile !
C’est au président Macky Sall à qui il revient de faire sortir le Sénégal de cette impasse politico-judiciaire. Réinventez la démocratie sénégalaise ou au minimum laissez-la respirer ! Libérez la justice, monsieur le président ! Celle-ci est entre vos mains ! Avez-vous assisté aux conférences de presse de votre procureur en chef ? Assis sur son fauteuil de bureau, de couleur noire, de style Conforama, il n’a qu’une envie, celle de faire un tour complet avec celui-ci, comme une toupie, pour montrer que la justice, c’est son jouet ! Quittez la présidence du Conseil Supérieur de la Magistrature ! Créez un Parquet financier totalement indépendant ! Dissolvez la DIC aux relents d’Etat policier et de police politique ! Nommez un nouveau Premier ministre de la même trempe qu’Abdoulaye Baldé, politicien et très fin technicien de la chose administrative, pour que les errements du ministre de l’Intérieur ne se reproduisent plus ! Supprimez le Conseil constitutionnel pour le remplacer par un Conseil des sages réunissant les forces vives de la Nation, pour faire émerger une démocratie de cogestion et consultez-le pour dénouer les crises politiques ! Luttez, avec fermeté, contre les violences sexistes encore vivaces lors des débats télévisés sur le scandale Sonko ! Oui, il est temps de ré-in-ven-ter la démocratie Sénégalaise. L’affaire Sonko nous démontre que l’homme providentiel n’existe pas. Je n’aurai pas l’outrecuidance de proclamer, comme Boubacar Camara, que « le monde vous regarde », mais les sénégalais sont fatigués de ces jeux politiques. Ils veulent la justice, assurément, rendue en toute sérénité, sans immixtion politique.
Aucun candidat ne pense à la rénovation des institutions sénégalaises. Pourquoi ? Car les politiques œuvrent comme des membres d’une caste qui doit perdurer, survivre le plus longtemps possible pour regénérer à chaque fois leurs passe-droits. Les nouvelles alliances – Malik Gakou avec Ousmane Sonko, ne sont que la preuve d’une caste opportuniste en perpétuelle mouvance car elle se fonde sur des frustrations (l’opposition dans cette caste se crée ainsi), elle se nourrit du rapport de force (le pouvoir peut changer de main comme entre 2000 et 2012, mais la caste demeure). Et finalement, que gagne le peuple ? Le fait d’être cantonné dans la caste des oubliés et des dupés !