Tout commence bien plus tôt, par une humiliation. En 62. Dans la prisée coupe du Sénégal. La compétition fédère un pays encore morcelé lui offrant ses rares communions d’envergure. Elle regorge alors de petites et belles histoires. Le Foyer de Casamance, un des clubs en vue de la région, s’est hissé en finale et doit y défier la Jeanne d’Arc de Dakar, gros bonnet dakarois du foot national depuis 1921. L’affiche est alléchante et pour le Foyer de Casamance, l’épopée est là, possible, comme la promesse d’un triomphe imminent. Mais l’affaire se corse sérieusement pour l’équipe du Sud déplumée de ses cadres. Elle est étrillée sans pitié par une JA souveraine, imprenable et impitoyable. Elle inflige une défaite humiliante. Une entaille si profonde dans l’honneur, que l’amertume reste longtemps vive. La visibilité que donne une telle exposition nationale, la réalité de la faiblesse structurelle du club, et l’évidence de ce crash sportif, reconfigurent alors les espoirs et donnent des idées. Dans la même région, en effet, le Foyer de Casamance cohabite avec le Galeya FC, mais aussi l’Union sportive de Casamance. Des forces émiettées, des fortunes variées, un manque d’unité qui cantonnent le football local à une place modeste, largement en deçà des écuries dakaroises.
Naissance de la tragédie
En septembre 1969, la fusion arrive. Les trois clubs forment désormais le Casamance Sporting club, plus couramment appelé le Casa Sport. Vite s’établissent, sous l’étendard de cette équipe, un esprit, un appétit, une soif de revanche qui irriguent à tous les nouveaux ce groupe à la fois populaire et charismatique. Le voici désormais lancé à la recherche de la gloire. La décennie sera maigre en trophées majeurs. Mais les promesses s’affichent entrainantes. Le groupe s’étoffe, agrège autour de lui une aura et se fait le porte-étendard d’une région éloignée du centre dakarois, par conséquent en proie au sentiment d’abandon, voire de rejet, que l’agenda politique local ne fait que nourrir. Le maire Abdoulaye Sy et son équipe, essuient en effet nombre de critiques, pour expropriations, mal gouvernance, bradages, arbitraires, aux dépens des autochtones, dépossédés et vindicatifs. Eux dont les colères se crashent conte le mur du mépris si ce n’est du silence. En riposte, la colère gronde contre ce maire et ses amis allogènes, symbole de cette vieille déchirure qui tarde à se résorber de façon idoine entre Nord et Sud. Il se forme plus globalement, pendant cette période, un fort sentiment d’appartenance à une région, que les injustices administratives renforcent. Le Casa Sport s’en fait le catalyseur. Il devient bien plus qu’un club, très vite une âme, la projection de tous les espoirs.
Acte 1 de la tragédie
En 79, l’âme de la région vit son premier coup d’éclat et cela illumine la région. Le Casa Sport défie le Jaraaf de Dakar, autre gros bonnet de la capitale fondé en 69. L’un des plus grands clubs du pays, si grand qu’il suscite le commentaire et nourrit la légende urbaine. Le Jaraaf est associé au pouvoir, il compte des dirigeants prestigieux, bien réseautés, bien établis, bien influents. Il a la nomenclature avec lui, en plus d’être sportivement performant. Le scénario de 62 en tête, la blessure encore fraiche, la virée dakaroise du Casa Sport marche sur les chemins du souvenir aigre. Avec le passif, ce n’est pas seulement un match mais un test d’honneur. La revanche à portée. Pour cette édition, les dieux du sport sont avec les martyrs du Sud. Le Casa Sport remporte la finale sous le parrainage du président Senghor, au stade Demba Diop. Tout au long de la compétition, l’équipe bénéficie d’un soutien hors-normes, et d’un élan particulier. Il réussit à faire la jonction entre les arènes et les gradins. L’écurie de Casamance, portée par l’immense star Double Less [Mbaye Gueye], les associations de ressortissants de Casamance à Dakar, les petits comités locaux, à Bignona, Kolda et Ziguinchor, c’est une réelle marée soudée qui déferle pour saluer ce succès historique.
Le succès de 79 ne lave, curieusement, que partiellement l’affront de 62. Avec dans ses rangs Jules François Bocandé, Tony Coly, Demba Ndiaye Ramata, Ousmane Ndiaye Compliqué, c’est une équipe séduisante et valeureuse, consciente de ce qu’elle représente, qui entame une autre campagne. En 80, elle se hisse aussi en finale. Tous les ingrédients de la tragédie sont en place. Cette fois-ci, c’est face à la Jeanne d’arc de Dakar, le bourreau resté dans la mémoire. Le premier août 1980, Senghor, s’engageant son dernier trimestre, envoie alors son Premier ministre, Abdou Diouf parrainer la finale. La première édition s’achève sans vainqueur, sur le score d’un but partout. C’est le premier acte de la tragédie en gestation.
Acte 2 de la tragédie
Une semaine plus tard, le 8 aout, a lieu le deuxième acte. C’est un match engagé, disputé, avec une décharge électrique dans l’air. En face, la JA a de grands noms elle aussi, Joseph Koto, Baba Touré. Au sifflet, Paul Preira. Il accorde un pénalty à la JA. Action litigieuse, protestation vigoureuse du banc et des joueurs. Le décharge dans l’air se fait plus pressante, l’étau se resserre contre l’arbitre. Le pénalty est tiré une première fois, raté. Mais l’arbitre estime que le protocole n’a pas été respecté. Seconde chance et but. Le sentiment d’injustice se ligue avec les souvenirs de ce mépris presque historique, et l’affaire sort du cadre unique du sport. Le match va à son terme et l’ouragan de la contestation arrive. La JA gagne et le Casa Sport s’estime spolié. L’arbitre est pris pour cible. Les cartons pleuvent. Les agressions aussi. Les échauffourées éclatent. Le public s’invite sur le terrain. Le président Diouf est exfiltré. Jules François Bocandé commet l’irréparable en s’attaquant à l’arbitre. Les ruelles proches de Demba voient les empoignades se multiplier. Un « dimanche rouge » titre la presse, avec des blessés qui entachent ce rendez-vous marqué.
Avec sa notoriété acquise, son statut de mythe régional, le sentiment de dépossession, le Casa-sport devient lui-même une miniature de la Casamance, délaissée, empêchée. Un tel sentiment se tisse partout et l’ennemi tout trouvé, devient au-delà d’un fait de jeu, d’une sanction, une inanité dakaroise à l’endroit d’une région où la colère s’était déjà levée contre le mépris Dakarois. Toutes les blessures anciennes, plus ou moins tues, rejaillissent dans ce moment de grande plainte. Troisième acte de la tragédie, la fédération sénégalaise de football s’en prend à l’idole régionale et décide de suspendre à vie Jules-François Bocandé. Terrible coup de massue. L’ultime digue saute. L’orgueil régional est atteint, irréversiblement. Et le fils tant aimé, mis au banc, voilà qui ne passe pas. Partout, l’élan de soutien à Bocandé dope les ardeurs. Les soirées dansantes dans les régions sont des collectes pour soulager la victime d’iniquité. Le Casa Sport regagne son fief la rancœur tenace, avec des pointes de haine, à la fois désarmé et déterminé.
Le dénouement ?
Il est courant de lire en cet épisode, un facteur accélérateur sinon déclencheur du conflit en Casamance. Il a sans doute contribué mais lui attribuer un tel pouvoir, seul, c’est passer vite sur le caractère très commun de l’injustice en sport. Un mal bien universel. Aujourd’hui, le temps a œuvré. Le récit est nostalgique, plus véritablement rancunier. L’anecdote agréable gagne chez ses crânes blanchis, tous acteurs du terrain en 80, devenus, bon an mal an, acteurs du sports régional et national, comme l’ultime pied de nez d’une histoire unificatrice. Et pour une tragédie, on peut sans doute se réjouir d’une issue heureuse. Jules François Bocandé, exfiltré à la suite de son infortune, en Belgique, devient juste après la vedette internationale que l’on connaît. De régionale il passe à idole nationale, voire internationale. Promesse s’il en est de la clémence possible du temps, baume magique des blessures les plus profondes, pour peu que la revanche ne soit pas la vengeance. La première est sans venin et souvent c’est l’Histoire qui s’en charge avec l’élégance du clin d’œil. Et dans cette belle histoire du Sud qui se fond dans le grand ensemble national, Sadio Mané – éclaireur aujourd’hui au Cameroun – n’aurait pas renié Jules François Bocandé, et sans doute, inversement.