Le conflit Russo-Ukrainien, dont l’ampleur est sans précédent depuis la première guerre mondiale, entre dans 5ème semaine. Le caractère inédit de cette guerre est à relier à ses enjeux multiples.
Enjeux militaires pour la Russie qui justifie son invasion de l’Ukraine par un besoin de sécurité nationale engendrée par la demande d’adhésion de ce pays à L’OTAN, et profère des menaces de recours à l’arme nucléaire en cas d’immixtion d’autres parties dans ce conflit.
Enjeux économiques majeurs découlant des sanctions américaines et européennes contre la Russie, à fort impact sur la configuration actuelle du commerce international et du système monétaire mondial. Ce conflit a divisé le monde en plusieurs blocs.
Une partie du monde avec la Chine en particulier, refusant de condamner la Russie ayant déclenché l’invasion et une autre ralliée aux condamnations américaines, à savoir l’Europe, et enfin, un bloc de pays « non alignés » faisant prévaloir ses intérêts propres économiques.
Depuis l’affaire des fusées russes de Cuba, jamais le monde n’était arrivé à cette échelle de menace de la paix mondiale.
En toutes hypothèses, et si tant est que les parties en présence ont bien mesuré les effets des actes forts par eux posés, nous sommes en train d’assister à l’éclosion d’un nouvel ordre mondial, et à la reconstitution de blocs économiques aux intérêts divergents.
Quelles sont les effets économiques observés?
La guerre en Russo-Ukrainienne semble approfondir la nouvelle une ligne de fracture entre les pays occidentaux et les pays émergents comme la Chine et l’Inde.
Dans une précédente chronique nous attirions l’attention sur la « régionalisation de la mondialisation induite par la création d’un nouveau bloc économique mondial, le RCEP, découlant du dérèglement de l’économie mondiale, du fait des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement industriel imputées au COVID.
L’objectif invoqué était de parvenir à « davantage de résilience aux chaînes industrielles et d’approvisionnement régionales », ce qui devrait se traduire par un renforcement des échanges de toutes natures (matières premières/produits finis) pour ne pas dépendre du reste du monde. L’adhésion de poids lourds économiques à ce bloc économique faisait dire à la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement que le RCEP serait le « nouveau centre de gravité » du commerce mondial lorsqu’il fonctionnera à pleine puissance, et que par sa taille, il deviendrait le « plus grand bloc économique au monde ».
La guerre en Ukrainienne nous paraît être sue sorte de lampe de lancement de ce groupe comprenant la Chine, l’Australie, le Japon, la Nouvelle Zélande, la Corée du Sud, la Birmanie, Brunei, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam, soit 30% du commerce mondial.
Après 1 mois de guerre, le commerce de l’énergie, secteur névralgique de l’économie mondiale, est en cours de modification. On assiste à une flambée des prix de l’énergie dans le monde. Selon le Wall Street Journal, la Chine et l’Arabie saoudite étudient la possibilité de payer en yuans l’achat du brut saoudien Environ 25% des importations chinoises de pétrole sur un total de quelque 10,5 millions de barils par jour (mbj) (selon le dernier rapport mensuel de l’Opep) sont fournies par l’Arabie Saoudite, le reste étant essentiellement livré par la Russie, l’Irak et l’Angola.
Selon La Tribune, Pékin et Riyad travaillent sur des contrats pétroliers libellés en devise chinoise pour s’émanciper de «l’exorbitant privilège» du dollar. Les sanctions économiques imposées à la Russie accélèrent le mouvement chez les économies émergentes.
L’Arabie Saoudite rechignerait à augmenter sa production de pétrole comme demandé par les pays occidentaux pour réduire la dépendance européenne au gaz russe.
Selon les observateurs, ce pays se plaindrait du non-respect des engagements américains relatifs à la protection du Royaume dans le conflit avec le Yémen, mais également des velléités de conclusion d’accord des USA sur le pétrole iranien.
Il est utile de préciser que plus de 25 % du pétrole exporté par le Royaume, est destiné à la Chine. Dans le même sillage, les Émirats arabes unis se sont abstenus lors du vote du Conseil de sécurité des Nations unies condamnant l’invasion russe de l’Ukraine aux côtés de l’Inde et de la Chine.
Selon un article du 15 mars 2022 du Wall Street Journal, l’Arabie Saoudite négocierait avec Pékin sur la fixation du prix de certaines ventes du pétrole saoudien, en yuan et non en dollar, ce qui induirait des conséquences non négligeables sur la place du dollar dans les transactions qui pèsent d’un poids très important dans le commerce mondial en général.
De moyen d’échange à réserve de valeur, le dollar aurait-il tendance à devenir une arme de dissuasion (massive ?) entre les mains de ses principaux détenteurs hors des Etats Unis ?
Le gel des réserves de change de la Banque Centrale Russe dans le système bancaire et financier américain est donc venu renforcer cette tendance centrifuge, déjà perceptible depuis quelques temps.
Les effets attendus de cette mesure était de provoquer l’effondrement du rouble et l’isolement de l’économie russe du commerce international dominé par le dollar.
L’essentiel des transactions commerciales du monde sont en effet, libellées en dollar.
Les échanges commerciaux se font via les banques commerciales par des techniques spécifiques (crédit documentaires et autres dérivés) faisant intervenir entre le client et son fournisseur leurs banques respectives, chargées de faire aboutir les encaissement et paiements via leurs réseaux de correspondants bancaires, (américains pour l’essentiel) auprès desquels elles détiennent des comptes en devises.
Par conséquent, les avoirs de la Banque centrale Russe auprès des banques découlant du dénouement des transactions commerciales des banque commerciales russes, étaient en instance auprès de leurs correspondants ; leur gel a eu pour effet de bloquer toute transaction commerciale ou de capitaux entre la Russie et les pays dits « hostiles », les entreprises en charge du gaz et du pétrole étant exclues de cette exclusion.
En Uemoa, les banques sont tenues de liquider systématiquement leurs positions de change auprès de leurs correspondants et de transférer les devises reçues en paiement au profit des entreprises bénéficiaires à la BCEAO, pour éviter toute position de change nuisible à la politique monétaire centré sur un Franc Cfa stable.
La décision de la Russie de faire payer son gaz et son pétrole en rouble, considéré comme un cas de rupture de contrat par les importateurs des pays dits « hostiles » a élevé d’un cran le « bras de fer » monétaire, venant renforcer le chahut sur le système monétaire international.
En effet, exiger le paiement en payer en rouble des achats de gaz et de pétrole, équivaut pour les entreprises concernées à acheter du rouble sur le marché des devises pour effectuer honorer leur engagement, ce qui aurait comme effet de renforcer la valeur de la monnaie russe, alors que l’exclusion du Russie du réseau Swift et des transactions en euro et en dollar visent en réalité à « réduire le rouble à sa plus simple expression ».
C’est dire que les sanctions infligées n’ont pas encore d’effets visibles sur la santé de l’économie russe, fortement assise sur le gaz et le pétrole, matières premières exclues des sanctions infligées.
Avec la dimension monétaire ci-dessus évoquée, la création d’un nouveau bloc économique en quête d’autonomie en termes de messagerie et de paiements internationaux vis-à-vis du réseau swift, la question du paiement en rouble du pétrole et du gaz russe à l’exportation, l’un des enjeux de cette crise devient le maintien de la suprématie du dollar dans l’économie mondiale.
Le dollar américain joue un rôle dominant dans le commerce et la finance internationale, dans la mesure où près de 60 % des réserves de change internationales sont détenues dans des actifs libellés en dollars (l’euro est à 21 %), et que les transactions commerciales sont pour une large part libellées en dollar.
Les réserves des banques centrales du monde sont composées pour une large part de dollars US, et les obligations souveraines de la plupart des Etats sont souscrites auprès du Trésor américain.
Les obligations libellées en dollars constituent des actifs attrayants pour un nombre croissant d’investisseurs de pays où les rendements sont moins rémunérateurs.
Les bons du Trésor américain, les obligations d’entreprises et les obligations sécurisées représentent à eux seul plus de 80% de l’ensemble du marché obligataire mondial en dollar.
Ce privilège d’émettre la monnaie mondiale la plus utilisée dans les règlements et d’être la principale monnaie de réserve, a longtemps conféré aux Etats Unis des avantages que d’aucuns ont qualifié de « privilège exorbitant », en matière de financement de l’économie américaine, du déficit budgétaire et de remboursement de la dette.
La dette souveraine américaine est un sujet de préoccupation de par son encours.
Rappelons que les USA ont injecté près de 5 000 milliards de dollars entre 2020 et 2021, dont 1900 milliards au titre du plan de riposte et de relance post COVID, essentiellement financé sur endettement.
C’est dire l’importance de cet « exorbitant privilège du dollar», qui fait que la dette américaine est encore très recherchée pour son caractère d’actif liquide et sûr.
Le système monétaire international est donc ébranlé à la suite des sanctions à l’encontre de la Russie, et la crise de l’énergie engendrée par le boycott du gaz et du pétrole russes.
L’issue du conflit entre la Russie et l’Ukraine et les aménagements à apporter au système monétaire international actuel tendant à renforcer la fluidité du commerce mondial, nous semblent être les conditions d’une restauration de la confiance des Etats dans la mondialisation économique actuelle.
Autrement, les pays émergents sont dans les dispositions de mettre fin à l’hégémonie «économique et financière euro-américaine dans le contexte actuel de « bruits de bottes ».
Abdoul Aly Kane