Lorsqu’on jette une pierre dans un étang, on voit des cercles se constituer, des cercles concentriques par ricochets, d’autant plus forts et rapprochés que le poids immergé est important. Je me propose ici, pour ce qui est de l’Aventure ambiguë, de partager comment la parution de l’ouvrage a été vécue dans sa famille, ses parents et amis pour autant que j’ai pu recueillir de telles informations.
Cheikh Hamidou Kane avait 33 ans lorsque son livre est publié. « Je crois, me dit-il, que maman a peut-être apprécié plus que les autres membres de la famille le livre parce qu’Alioune Diop est venu de Paris me voir». Alioune Diop était un grand intellectuel sénégalais qui a fondé la revue Présence Africaine. Maman connaissait Alioune Diop depuis leur enfance. Mon grand-père Racine était fonctionnaire à Dagana où vivait le père d’Alioune Diop. Alioune est venu à Thiès la saluer et lui dire sa fierté. Elle a compris que quelque chose de particulier arrivait à son fils. Il poursuit « quand j’ai reçu un montant d’argent qui accompagnait le Grand prix d’Afrique noire, je l’ai offert à papa et maman. Ils ont dû l’utiliser pour faire des aumônes ». On me rapporte que son père aurait dit, pour ce qui est du livre en général que « Baba (ainsi appelait-il son fils) connaît qui il est ; il pourrait donc bien se décrire s’il veut parler de lui ».
Venons en maintenant à ses frères. Le plus grand, de cinq ans son aîné, dit ne pas avoir lu le livre tant qu’on lui dit que le roman raconte la jeunesse de l’auteur. Il évoque, avec un brin de malice qu’il en connaît suffisamment, autant qu’un livre ne pourrait raconter. Par contre, il a tenu à ramener à la maison un disque « vinyle 33 tours » où quelqu’un lisait des passages de l’aventure ambiguë. Il y avait aussi une interview de personnes que nous ne connaissions pas ; le tout avec de la musique…
Quant à mon petit frère Fadel, il était très fier de la parution d’un livre de moi. En tant que journaliste et en tant qu’intellectuel. Il a beaucoup apprécié et nous avons retrouvé des traces de cela.
Binta Racine, la Grande Royale des Diallobe m’a dit « toi le petit fou, j’ai entendu ce que tu as dit de moi dans ton livre ». Apres m’avoir dit ça elle a vaqué à ses occupations du jour. Ce fut tout, pas un autre commentaire sur l’aventure ambiguë en ma présence…
Mamoudou Cheikh, un oncle de l’auteur a commenté avec un air taquin. Je crois que Baba Cheikh n’avait pas tous ses sens en écrivant le chapitre 10 de la deuxième partie du livre. Personne n’y comprend rien.
Pendant la période péri-parution du roman, une rumeur circulait dans la famille demandant de s’attendre à un livre dont certains personnages étaient tirés de nous. Fadel Dia, Ibrahima Niang et Abdoulaye Elimane Kane étaient élèves à Saint Louis. Lorsqu’ils ont reçu le livre, ils devraient le lire à tour de rôle. AEK me dit qu’ils se sont empressés de recouvrir le livre dans un papier journal pour ne pas l’abimer. Ce dernier évoque après avoir lu le livre, ses causeries avec sa propre maman à propos du maître des Diallobe, de sa rigueur et sa dureté. Sa maman lui confirmera qu’il en était ainsi. Un homme redoutable à beaucoup d’égards. En effet, sa maman et Samba Diallo ont tous deux été disciples de Thierno.
Les philosophes et littéraires donnent quelques critères pour qu’une œuvre soit universelle : 1) elle est lue par un large public au plan national et international ; 2) elle est traduite dans différentes langues ; 3) elle est enseignée dans les écoles et universités de différents pays, commentée, utilisée dans des exercices et contrôles de connaissances ; 4) ses personnages deviennent des modèles (Thierno, Grande Royale, le Fou, Samba Diallo) ; 5) des expressions formulées par des personnages ou celles de l’auteur dans son récit et ses descriptions deviennent des aphorismes cités et ayant valeur de maximes ; 6) il peut y avoir une interprétation cinématographique ou théâtrale de l’œuvre . D’autres critères sont possibles mais l’Aventure ambiguë remplit tous ceux-ci. D’où l’intérêt de considérer l’avis du premier lecteur du roman.
Il s’agit du Dr Ibrahima Wone qui mentionne avoir lu le manuscrit déjà avec le premier titre du roman initialement intitulé « les orgues mortes » et MG le premier nom de Samba Diallo. Il dit que ni la première lecture du manuscrit et du livre terminé ne l’avaient édifié. Selon ce cousin de l’auteur médecin, bien qu’écrit par un jeune homme, ce livre était destiné aux gens mûrs et même plus mûrs. C’était d’une profondeur remarquable. Parvenir à rassembler dans un seul roman l’ensemble des aventures que leur génération vivait relevée d’une prouesse. Ce brillant intellectuel a avoué lors d’une émission de télévision avoir lu ce roman vingt quatre fois. Il qualifie l’œuvre de fulgurance d’inspiration divine…
Jeune gouverneur de la région de Thiès, Cheikh Hamidou Kane et ses amis se retrouvaient à la résidence de Popeguine les fins de semaine. A l’époque, Popeguine était une résidence secondaire du gouverneur de Thiès. Et, semble-t-il ce fût le début des compilations des réactions dans le monde intellectuel tant au niveau local qu’à l’extérieur du pays. Des « ami de Baba » venaient rendre visite au père de l’auteur (le Chevalier du roman) à la maison familiale de Thiès assez souvent en cette période pour que nous puissions en identifier comme Vincent Monteil, celui qui a fait la préface du roman en février 1961 et un certain Jacques Chevier.
Une petite anecdote qui implique une fille de l’auteur. Elle était petite et voyageait avec ses parents dans une voiture. Son père conduisait et la police l’a arrêté pour un contrôle de routine. Le policier s’avance, se présente et demande les papiers de la voiture. Alors mademoiselle abaisse la vitre et s’adresse au policier « Vous ne savez pas à qui vous parlez. Mon père a tous ses papiers, il a même écrit un livre ! » Le policier a rigolé et les a laissé continuer leur chemin.
Je voudrais maintenant, pour le ‘Inside history’, relater une conversation entre le père et le fils. Non sur le contenu des échanges mais sur l’attitude que chacun adoptait et sur la fluidité de la conversation. Mame Lamine était couché sur son lit, sur toute sa longueur, les yeux fixant le plafond. Quelques fois il se tournait vers son fils la tête et le buste surélevés. Avec cette attitude d’avoir la main droite qui soutient la tête pour mieux suivre une conversation qui l’intéresse. Le fils lui, Samba Diallo donc, était assis sur la natte à même le sol, un oreiller lui servant à supporter soit les genoux soit la tête.
-Tu sais lui dit le fils, on a traduit mon livre dans beaucoup de langues et les commentaires qui y sont relatifs font plus de dix fois le volume du livre.
-Ce que tu y dis intéresse donc les gens, indéniablement.
-Cela me renvoie à une conférence que j’animais en décembre 1957 en France avant la parution du livre. C’était sur la totalisation du monde. Les discussions étaient passionnées. On sait qu’on va aller vers telle direction mais on a peur de s’y engager de peur de se perdre.
-Les autorités ici me disent qu’ils t’écoutent lorsque tu t’exprimes et c’est très bien ainsi.
Cette conversation je m’en souviens, bien que jeune. Je leur amenais du thé entre tisbar et taxussan. Ils ne finissaient pas de parler… Une image gravée dans le cerveau, ineffaçable.
La fin de ce premier cercle concentrique pourrait être ceci. Elle est rapportée par Samba Diallo qui retrouve le Chevalier dans son lit d’hôpital. Ce dernier avait bien vieilli, presque centenaire loin du pays des Diallobe. Il était aimé et respecté dans la société. Les médecins l’avaient gardé lorsqu’il a consulté. Ses enfants l’avaient presque obligé à les suivre. Samba Diallo entre donc dans la chambre d’hôpital et trouve son père en sueurs, tremblant de tout son corps, assis sur le lit. Il se précipite, le tient et voit que son père s’acquitte de sa prière de Taxussan. Il lui dit, « tu sais papa tu n’es pas obligé de prier si tu ne peux pas, assis sur un lit d’hôpital et à ton âge ». Après un petit silence, il lui répondit d’une voix rendue fluette par l’âge et la maladie « comment tu veux que je sache que je ne peux pas si je n’essaie pas ? » Imparable. Ainsi était le Chevalier.
C’était sa dernière semaine.