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Une Folle Solution Pour Une Folle Pirogue

Une Folle Solution Pour Une Folle Pirogue

J’ai publié, il n’y a pas longtemps, un papier intitulé : « Alerte rouge : Pluie d’insanités sur notre pays ». J’en ai beaucoup publié, dans ce sens, depuis le naufrage du bateau le Joola, et même bien avant. Cela a donné mon livre : « Les chantiers de l’homme ». J’en ai aussi lu de la part d’éminents intellectuels et hommes de culture de ce pays et d’ailleurs. J’ai écouté des discours et des prêches de haute facture, et de la même vaine. Mais, chez nous, aujourd’hui, hélas, la bêtise fait tellement de bruit, que la voix de la sagesse, à peine, s’entend ! Alors je propose dans mon texte de ce jour de partager « la sagesse » d’un fou. Un fou à lier, il est vrai. Mais, puisque tout le monde parle et fait le fou, laissons la parole au vrai fou : écoutons son message à la nation.

Mais d’abord, permettez-moi un petit rappel : à l’occasion d’une conférence dans le cadre des universités de l’EMAD sur le changement des comportements, c’était avant les années 2000, Élie Charles Moreau, le poète, avait fait un discours intitulé : « Tout fout le camp ». Entendez toutes les valeurs : spirituelles, intellectuelles, morales, civiques, citoyennes, etc. À l’époque, malgré le contexte, cela paraissait quelque peu excessif. Alors on a ri et pensé : « Ah, les poètes, ces rêveurs ! » Aujourd’hui, le rire est devenu un rictus, et je lui emprunte sa formule en y ajoutant le mot : « partout ». Cela donne : « Tout fout le camp, partout ». Partout : c’est-à-dire en religion, en politique…

Partout ! Voilà ! Car, on a l’impression que les fous – on pourrait dire « Les Possédés », comme dans le livre de Dostoïevski – occupent tout l’espace public. Tout. Et les sages et les intelligents se terrent, hélas ! À juste titre. Car, quand la racaille occupe l’espace public, les autres restent chez eux : ils ne veulent pas prendre de risques, ils ne veulent pas être confondus. Et ils ont raison. Ou peut-être tors. Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Réfléchissons : il y a peu de temps, on disait : on parle beaucoup trop dans ce pays. On ne s’écoute plus. On ne sait plus se comprendre. On chante et l’on danse beaucoup trop. On aime la fête. On aime le bruit. Mais, aujourd’hui, on n’entend plus que des insultes. Partout. Tous les jours. On ne crie plus, on vocifère. On brait. On grogne. On aime les commérages et les radotages. On s’espionne, on s’accuse, on se dénonce… On aurait dit que ce peuple se nourrit de dénigrements, d’offenses et de scandales. Et ceux liés au sexe qui, disait-on, étaient l’apanage d’une certaine catégorie sociale sont maintenant l’affaire d’une élite supposée ; et ils n’émeuvent plus personne.

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On disait : les intelligences sont maigres, et les cœurs étroits. Les parents ne s’occupent plus des enfants qui royalement les ignorent. Les aînés ne protègent plus les plus jeunes, qui ne les respectent plus. Les éducateurs ont besoin d’être éduqués. Les prêcheurs ont besoin d’être convertis.

Aujourd’hui, comme dit Brel : Le ventre grignote le cœur. Et le bas ventre démange plus souvent que la tête. Nous sommes devenus égoïstes et individualistes, à l’excès. Et la politique est devenue un métier, la religion un commerce. La chapelle est de beaucoup plus importante que le pays ou que l’humanité entière. Fini la camaraderie de parti. Fini la fraternité. Et la caricature et le ridicule sont notre jeu favori. On rit de tout. On casse et l’on détruit toutes les valeurs, toutes nos références. On peine à reconnaître ce peuple.

Et, comme si la césure historique opérée par la colonisation ne suffisait pas, on déchire des pages entières de nos livres. On piétine notre patrimoine. On tutoie nos fondateurs de confréries, au lieu de nous inspirer de leur enseignement.

On fusille Senghor, Abdou Diouf et Abdoulaye Wade. On les plonge en enfer, plutôt que de méditer leur œuvre. On traite Moustapha Niass et Aminata Mbengue Ndiaye de suceurs de sang du peuple, Idrissa Seck de zombie. Par méchanceté. Tout simplement parce qu’on n’est pas du même bord. Car, on les aurait louangés, alors. On (un député) insulte outrageusement le président, en plein meeting, sous les applaudissements, cependant que lui-même (le président) fait la fête à un insulteur du Net « repenti » au grand étonnement de tout le peuple ; et qu’un de ses lieutenants se fait voler plusieurs centaines de millions de francs CFA à son domicile.

Un leader de l’opposition (le même qui fusille les ex-présidents et traite les ministres de vampires ; et qui est devenu le crachoir des fous du régime libéral) désigne des maisons et des enfants de dignitaires à la vindicte populaire. Et pendant que l’opposition accuse et menace, les gens du pouvoir préparent leurs troupes, et, au vu et au su de tout le monde, publient la liste de domiciles d’opposants à attaquer, en s’écriant tout bêtement, comme les demeurés qu’ils sont : œil pour œil, dent pour dent… On agresse des journalistes.

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D’aucuns s’en prennent au Bercy de Youssou Ndour, et veulent le sabotage. C’est bizarre. C’est fou. Absolument. Nous appelons sur nous le feu, mais nous ne le savons pas. Je dis : faisons la part des choses. On peut être des adversaires, mais on doit se respecter : l’adversaire n’est pas un ennemi. On peut se faire face dans le terrain politique, on peut même se faire la guerre, mais dans le respect des règles de l’honneur et de la dignité. Si nous ne le faisons pas pour nous même, faisons-le pour nos enfants et nos petits enfants qui nous regardent, nous écoutent et nous jugent. Ne troublons pas leur innocence. Car, quoi qu’il advienne, nous devons rester des hommes, nous devons préserver notre humanité. Préserver ce pays. Ne pas le transformer en une jungle.

Réfléchissons : un pouvoir peut toujours faire dans l’abus. Une opposition peut toujours saboter le travail du pouvoir. Alors, le pays de stagner, ses populations de piétiner, d’alternance à alternance, de changement de gouvernement à changement de gouvernement, sans amélioration aucune. Khalil Gibran l’a dit : « Pitié pour la nation où l’on accueille un nouveau souverain aux accents de la trompette pour le renvoyer sous les huées et en acclamer un autre aux mêmes accents de trompettes que le précédent. »

Le roi avait raison qui disait qu’il allait interdire la caricature et l’ironie dans son royaume. Car l’ironie, disait-il, est du cancre. Et caricaturer le roi, c’est désacraliser l’institution qu’il représente. Caricaturer le roi, c’est vider la fonction de sa substance. Caricaturer un quelconque guide, c’est caricaturer tous les guides, fragiliser la hiérarchie. Qu’adviendrait-il, en effet, dans un pays où chacun se mettrait à lire le ridicule sur le visage, la posture et la vie de son vis-à-vis et à rire de lui.

Et j’imagine, comme dans la chanson de Jacques Brel, le diable se frotter les mains et chanter : « Ça va, ça va, ça va, ça va ! » C’est-à-dire : ça marche comme je le veux, moi le diable, sur la terre des hommes, et dans ce coin du globe qu’on nomme le Sénégal. Ça va, parce qu’on y traite les braves de fous et les poètes de nigauds. Et dans les journaux de partout, tous les salauds ont leur photo. Ça va, alors, bien sûr. (Je vous conseille d’écouter la chanson, elle colle bien à notre réalité du moment. Son titre : « Le diable, ça va »). Je pense aussi à Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy inquiet du contenu des poitrines, s’exclamer : « Les cœurs, les cœurs, les cœurs ! Prenons soin de nos cœurs ! »

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J’essaie d’imaginer ce qu’aurait dit Abdou Aziz Sy Dabakh, s’il était encore parmi nous. Ce qu’auraient dit Serigne Abdoul Ahad Mbacke, le Cardinal Hyacinthe Thiandoum et l’imam Maodo Sylla. Je devine la désolation de Cheikh Anta, la tristesse de Senghor et les larmes de tant d’autres…

Bref, laissons le fou authentique nous faire part de sa folle solution pour notre folle pirogue : c’était, il y a longtemps, à Keur Gou Mag, au 16 avenue Jean Jaurès. L’homme parlait comme Élie Charles Moreau. Vous savez, la distance n’est pas longue qui sépare les fous des poètes et des grands sages. Il disait, le fou, en grimaçant et en gesticulant sans mesure : « Ce pays est malade ! Et il faut le sauver d’urgence ! – Comment, lui avons-nous demandé ? en riant. » Il répondit ainsi : « Nous possédons plusieurs îles, n’est-ce pas !

Emmenons-y tous les nouveau-nés. Seulement les nouveau-nés. Et les enfants de moins de sept ans aussi. Oui. Sans les adultes. Peut-être quelques-uns. Quelques adultes pour s’occuper des petits. Des femmes. Surtout pas d’hommes. Pas d’hommes. Ils sont tous contaminés, les hommes. Des femmes. Mais un petit nombre. Le minimum nécessaire… » Il s’arrêta de parler, comme s’il avait oublié son sujet. On l’interpella : « Ensuite ? – Ensuite, dit-il… Ensuite. Oui, ensuite, une fois les nouveau-nés et les enfants en sécurité dans les îles, on met le feu à la Grande Terre, et l’on brûle tous les autres, tous les adultes sans exception, vous tous, nous tous, moi y compris… Tout le monde… »

Personne ne posa de question. On était interloqué. On avait les visages en point d’interrogation. Il nous regarda bizarrement, grimaça, puis après un rire méchant poursuivit en gesticulant, l’écume dans la bouche : « Une fois que tous les fous, tous les chiens, tous les rats, tous les cafards, les puces, les poux et les punaises que nous sommes, seront morts, et leur cendre jetée dans la mer, peut-être alors les enfants pourront habiter le pays et bâtir du bon et du bien, du bon et du bien, du bon et du bien… » Ainsi avait parlé le vrai fou, il y a très longtemps de cela. Et quand j’entends les faux fous, je pense à lui, et au proverbe qui dit : « Gaalu dof du téer… » (La pirogue d’un fou n’accoste pas…) Dieu sauve le Sénégal.

ABDOU KHADRE GAYE

Écrivain, président de l’EMAD







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