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Non, Ngor Ne Transhumera Pas

Non, Ngor Ne Transhumera Pas

Étendu sur le dos, les bras croisés sur l’abdomen, Ngor fixait pensivement son regard sur le plafond malgré l’obscurité qui régnait dans sa chambre. Contrairement à sa jeune femme qui dormait à poings fermés, depuis qu’elle s’était couchée deux heures et demie plus tôt, il avait du mal à tomber dans les bras de Morphée. Il lui était d’autant plus difficile de fermer l’œil que sa voix intérieure, qu’il était incapable faire taire, lui faisait d’innombrables objections et remarques, qui heurtaient sa conscience de plein fouet. Elle devenait même de plus en plus persistante et loquace à mesure que le temps passait. Ce qui créait dans sa tête des acouphènes, qui le tenaient éveillé. En effet, depuis une semaine, Ngor devait prendre une décision, qui pourrait à tout jamais marquer son existence. Aussi en repoussait-il toujours l’échéance tant ses idées étaient devenues confuses à cause des divers avis contradictoires qu’il avait recueillis de quelques personnes de confiance auprès desquelles il était parti demander conseil. Il était maintenant dos au mur, puisque le lendemain matin était le dernier délai qu’il avait donné à un éminent membre du gouvernement, mandaté discrètement par le président de la République, pour répondre à sa demande de rejoindre le parti au pouvoir. Ce ministre lui avait fait plusieurs propositions alléchantes avec de nombreuses opportunités à la clé.

Blanchi sous le harnais, Ngor était un meneur d’hommes hors pair, un rhéteur aguerri et un militant fidèle. Dès lors, il faisait l’objet de convoitises de plusieurs formations politiques dans le pays. Nonobstant sa longue et riche carrière politique et sa vaste culture générale, son niveau d’étude moyen avait été son talon d’Achille. Il avait constitué un plafond de verre l’ayant empêché d’atteindre les cimes des plus hautes nominations dans le pays pendant que le parti au sein duquel il militait depuis plus de 30 ans y tenait les rênes du pouvoir. Tout au plus était-il élu député. Poste qu’il occupa pendant 10 ans, le temps que durèrent ses deux mandats successifs. Depuis lors, il éprouvait de temps à autre quelques difficultés financières pour couvrir ses nombreuses dépenses quotidiennes, envoyer de l’argent à ses enfants qui faisaient leurs études à l’étranger et répondre aux fréquentes sollicitations de quelques-uns de ses amis et camarades de parti qui lui faisaient souvent part de leurs problèmes pécuniaires.

Conscients de cette situation, comme des chasseurs à l’affût, certains membres très importants du gouvernement avaient amorcé une grande offensive visant à le rallier à leur parti par tous les moyens. Mais à 67 ans, Ngor pensait de plus en plus à quitter la vie politique pour se consacrer exclusivement à ses activités champêtres d’où il tirait ses principaux revenus.

Après moult hésitations, le voilà qui tapota mollement l’épaule de sa femme pour la réveiller. Son sommeil était si profond qu’il dut répéter le geste maintes fois avant d’y parvenir. À peine s’était-elle réveillée qu’il se retourna légèrement pour allumer la lampe de chevet. Ndoumbé se mit sur son séant après avoir défait son épaisse couverture. Il faisait froid pendant cette nuit de décembre, et le quartier était calme. Excepté le bruit des feuilles de l’arbre se trouvant au milieu de la cour de la maison, qu’un vent intermittent faisait bouger de temps à autre et le miaulement de quelques chats errants, on n’entendait aucun bruit provenant de l’extérieur.

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Ndoumbé prit son oreiller et l’accola au mur contre lequel elle s’adossa plus ou moins confortablement. Ce fut ce moment-là que choisit Ngor pour s’attaquer de but en blanc à la raison pour laquelle il l’avait réveillée. Il se racla la gorge puis entama la conversation :

—Après mûre réflexion, j’ai décidé de décliner l’offre du ministre. La difficulté que j’ai éprouvée ces derniers temps ne serait-ce que pour avoir quelques heures de sommeil paisible m’a prouvé encore plus que : « L’oreiller le plus confortable est une conscience tranquille1. » La mienne a été très troublée ces derniers temps.

—Ne me dis pas que tu vas laisser cette occasion de nous mettre à l’abri du besoin le restant de nos vies te filer entre les doigts, lui répondit sa femme en tournant son regard vers lui, les yeux un peu écarquillés.

—Ma décision est prise, et je la crois irréversible. En repensant depuis quelques jours aux énormes déclarations que j’ai pu faire au fil de ma longue carrière politique; aux positions que j’ai défendues lors de certains débats houleux à l’Assemblée nationale; aux leçons de morale que je n’ai eu de cesse de donner à mes enfants pour mieux les encourager et les aider à se mettre sur le droit chemin ; à l’amour qu’ils me portent et au modèle que j’ai toujours essayé de constituer pour eux ; à la déception que je risquerais de leur causer ; à l’incommensurable estime dont je jouis dans le quartier, aussi bien auprès de mes camarades de parti que de mes adversaires politiques, je me suis dit le jeu n’en vaudra pas la chandelle. Non, Ngor ne transhumera pas : il y a bien des choses que toutes les richesses du monde ne peuvent et ne doivent pas acheter.

Il y eut un moment de silence. Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’il ne reprît la parole :

« De plus, je m’en voudrais à mort d’avoir attendu le crépuscule de ma vie pour faire tout le contraire de ce que j’ai toujours dit et/ou recommandé à mes enfants et à mes amis. Non, je ne serais incapable de faire face à la honte que mon ralliement au parti au pouvoir susciterait en moi.»

À ces mots, Ndoumbé répondit par une moue pour marquer sa désapprobation du choix de son mari. Elle était d’autant plus déçue que, deux jours auparavant, elle lui avait fait part de son point de vue sur le sujet, lequel était tout le contraire de ce qu’il était en train de lui raconter. Mais Ngor lui avait juste dit qu’il y réfléchirait.

— Tu viens de faire tomber à l’eau tous les projets que j’avais en tête. De quoi as-tu réellement peur, dis-moi? Je sais que les raisons que tu avances sont valables, mais il faut être réaliste : nous sommes au Sénégal. Dans ce pays, on fait souvent de la politique pour ses intérêts, les idées viennent après. À supposer qu’elles viennent. Fais le bilan de tes décennies d’engagement politique, tu n’y as presque rien gagné à part le salaire et les avantages que tu avais quand tu étais député. Maintenant, c’est toi-même qui contribues de temps à autre au financement de votre pauvre parti pour le maintenir en vie.

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—Mon objectif a été toujours de servir la communauté plutôt que me m’enrichir indûment sur son dos. C’est très dangereux de faire de la politique juste pour s’enrichir – même si on peut y gagner quelque chose. N’oublie pas que je suis agriculteur, et que mon rêve a été toujours de voir triompher dans le pays les idées pour lesquelles nous nous battons depuis plusieurs années. De plus, si chacun fait de la politique pour ses intérêts, qui la fera pour celui peuple? Il faut que les mentalités changent dans ce pays si on veut aller de l’avant. On m’a souvent taxé d’idéaliste, mais c’est cela ma position.

—Détrompe-toi. Nous sommes au Sénégal. Je ne t’apprends rien. Tu as peut-être peur d’accepter la proposition du ministre à cause du qu’en-dira-t-on. Mais regarde le cas tous ces anciens opposants qui ont rejoint le parti au pouvoir. La nouvelle de leur ralliement a fait la une de certains journaux, alimenté les débats sur quelques chaînes de télévision et de radio pendant juste quelques jours puis les médias ont braqué leurs projecteurs sur autre chose. Ton cas ne serait pas différent. On oublie très vite dans ce pays. Ce qui a fait dire à un ancien président de la République, qui connaît bien notre société, que : « Nous Sénégalais et Sénégalaises avons du mal à nous souvenir de notre dîner de la veille». Ces anciens opposants jouissent maintenant tranquillement des nombreux avantages qui leur ont été offerts, dit Ndoumbé.

—Tu as raison : mon ralliement n’occuperait l’actualité que pendant quelque temps, mais que ferai-je de ma conscience qui m’accompagnera le restant de mes jours ? Je n’aurai nulle part où aller pour la fuir. De plus, comment affronterai-je tous les regards interrogateurs dont je ferai l’objet quand je me promènerai dans les rues ? Comment regarderai-je mes enfants et mes amis les yeux dans les yeux? Quelle image et souvenirs laisserai-je à la postérité? Tu sais, je ne suis plus jeune. C’est certainement à cause de cela que cette dernière question m’a beaucoup taraudé l’esprit.

—Tu t’accroches encore à je ne sais quelles valeurs. Le monde a changé, il faut évoluer avec lui. Lii politig kese la. Fii ci àddina bi la yem. Pense d’abord à tes intérêts avant de songer à quoi que ce soit d’autre. Def ni ñëp wala ñu bari.

—La dignité et l’honneur ne seront jamais passés de mode quand bien même la majorité des gens choisiraient le chemin de l’indignité et du déshonneur. Je ne veux juger personne, mais je sais que la décision que j’ai prise est la seule à pouvoir soulager ma conscience. Tu sais, j’ai beaucoup appris des différents cas des anciens opposants que tu as évoqués tout à l’heure. Tout ce qui a été dit sur eux dans différents médias m’a poussé à aller sur You tube pour visionner encore une fois certaines émissions télévisées dont j’étais le principal invité, des débats à l’Assemblée national auxquels j’ai participé et quelques-uns des meetings de notre parti. Ce que j’ai noté le plus en les regardant, c’est la récurrence de certains mots comme : éthique, déontologie, faire de la politique autrement, la vertu, lutte contre la transhumance, qui revenaient sans cesse dans mes différents discours. Donc, je me vois mal me lever un beau jour et poser un acte aux antipodes de ces maitres-mots. Non, Ngor ne transhumera pas. Demuma fenn. Gor laa. Te gor àttanul VAR

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— Pourtant à 67 ans, cette proposition constitue une opportunité pouvant te permettre de te couler bientôt une retraite en or, reprit sa femme.

—C’est ce qui tu penses. Mais moi je vois les choses autrement. Du reste, de quoi ai-je besoin de plus à 67 ans sinon d’une fin de vie paisible ? Le temps qui me reste pour rejoindre ma tombe est beaucoup plus court que celui qui me sépare de mon berceau. J’ai une belle maison, une belle voiture, mes enfants étudient dans de grandes universités à l’étranger et je parviens tant bien que mal à subvenir à mes besoins grâce aux revenus que je tire de mes activités agricoles. Qu’est-ce que je demande de plus au Bon Dieu si ce n’est qu’Il raffermisse ma santé et m’accorde longue ? Non, l’argent et les autres avantages qu’on me propose ne valent pas ma tranquillité d’esprit. Qui plus est, un ralliement équivaudrait pour moi une certaine de liberté, car, pour les besoins d’un esprit d’équipe, je serais quelquefois obligé de faire des concessions, voire des compromissions et d’approuver en silence certaines choses que j’ai toujours combattues. Or, comme tu le sais, je tiens absolument à ma liberté. Je cherche à être cohérent avec moi-même et avec les idées que j’ai toujours défendues. Pour revenir aux propos de l’ancien président de la République auxquels tu as fait allusion tout à l’heure, je vais te compléter sa phrase: « (…) Nous ne croyons qu’à l’argent et aux honneurs. » Wax ji laluwul ndax ñëp yemeñu. Et c’est l’occasion pour moi de le lui prouver.

Déçue, Ndoumbé eut la certitude qu’elle ne pourrait jamais faire revenir son mari sur sa décision. Elle s’étira, bailla pour feindre une certaine fatigue : « On en reparlera à notre réveil. Je dois me reposer, car je suis très fatiguée, » avança-t-elle comme prétexte pour mettre fin à la discussion qui ne l’intéressait plus.

-S’il plaît à Dieu !

Sur ces mots, Ngor éteignit la lumière et posa sa tête sur son oreiller. Cette phrase de Victor Hugo lui revenait sans cesse à l’esprit avant qu’il ne parvînt finalement à trouver le sommeil vers l’aube : « Mieux vaut une conscience tranquille qu’une destinée prospère. J’aime mieux un bon sommeil qu’un bon lit. »

momarboss@gmail.com







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