Malgré la relative timidité de sa diplomatie, compte tenu de son poids démographique et économique, l’Inde a toujours bénéficié chez nous d’une grande sympathie. C’est, parmi les nations du monde, la grande sœur sage, un peu mystérieuse mais respectée, qui a la réputation d’être « la plus grande démocratie du monde » et que personne ne peut suspecter d’impérialisme.
Elle est auréolée du prestige de deux grands hommes, Nehru, le héros de son indépendance et la plus flamboyante figure de la Conférence de Bandoeng, et Gandhi, son mythique totem, symbole de la non-violence et de l’ascétisme. Plus prosaïquement, elle est pour les Sénégalais, impénitents indophiles, la terre de labeur qui leur fournit leur riz quotidien, la terre de la beauté et de la joie de vivre popularisée par Bollywood dont le cinéma les enchante au point que certains d’eux ont appris à parler ses langues et ont adopté ses rythmes.
Cette Inde bon enfant n’est plus de mode et à notre grand regret, le pays de Gandhi ne présente plus le visage d’une nation à la pointe du combat pour le respect des plus faibles et des plus démunis. Il est certes devenu le pays le plus peuplé du monde, avant la Chine, et la 5e puissance économique mondiale, avant la France, mais s’il occupe le devant de la scène c’est d’abord parce qu’il s’est engagé sur le dangereux chemin de la révision historique. Depuis neuf ans il est gouverné par un parti de droite nationaliste hindou, le BJP, dont le chef, Narendra Modi, l’homme politique le mieux payé du monde, est un vieux monsieur au collier de barbe blanche, devenu icone de la mode, qui s’est donné pour mission de « l’hindouiser » au pas de charge, reniant ainsi le serment solennel de tout Premier Ministre indien de « soutenir l’intégrité » du pays et de « veiller au bien du peuple sans faveur ni affection ».
Dans l’esprit du BJP, « hindouiser » l’Inde c’est la « purifier », réduire la place, ou mieux encore se défaire, des populations non hindouistes, d’abord de l’importante communauté musulmane, mais également des pacifistes et autres militants des droits de l’homme ou de l’environnement. Son chef, Modi, s’était un peu fait la main quelques années auparavant, dans l’état du Gujarat dont il dirigeait le gouvernement, en mettant en place un « laboratoire » chargé d’expérimenter et de mettre en application les préceptes de l’idéologie politique hindouiste. Il s’était aussi fait remarquer en fermant les yeux, pour ne pas dire en laissant faire, un massacre de musulmans commis après l’incendie d’un train et qui, de l’avis des organisations humanitaires, est l’une des violences intercommunautaires les plus meurtrières qu’ait connues l’Inde depuis son indépendance. Son arrivée au poste de Premier Ministre lui fournit donc l’occasion d’appliquer à toute l’Inde la politique expérimentée au Gujarat, en multipliant les tracasseries à l’endroit des minorités ou en s’abstenant de sanctionner les violations du droit par les forces de sécurité. Il a aussi mené ou encouragé des campagnes de calomnies ou de révisionnisme historique à tout va qui consiste à traiter les anciens souverains moghols de « djihadistes » avant la lettre, et tous les Musulmans de terroristes en puissance, à réfuter que Gandhi se soit opposé à une Inde hindouiste ou même qu’il ait été assassiné par un extrémiste hindouiste. Il a encouragé ou procédé aux classiques changements de noms de nombreuses villes et sites historiques. Puis, l’appétit venant en mangeant, il a fini par tomber dans ce qu’on peut considérer comme « une dangereuse dérive politique et idéologique » :la réécriture de l’histoire de l’Inde, en changeant celle qui est véhiculée par les manuels scolaires ou qui est transcrite dans les livres, avec pour seul but de rayer la présence des musulmans dans le passé du pays. Cela consiste notamment à effacer l’essentiel de l’histoire des rois moghols qui l’ont gouverné, ou à la rigueur,à ne rendre compte que de leurs mauvaises actions en omettant de parler de celles qui sont positives. C’est un travail de longue haleine parce que la présence moghole a duré sept siècles et que de l’avis même de nombreux historiens indiens, elle correspond à une période de renaissance culturelle de l’Inde. Parce qu’elle a laissé des témoignages artistiques qui font la fierté du pays, comme le Taj Mahal, considéré comme l’un des plus beaux monuments du monde. Parce qu’en dépit de la partition de l’ancienne perle de l’empire britannique, la communauté musulmane de l’Inde reste la deuxième communauté nationale musulmane du monde et que les musulmans indiens représentent à eux seuls 10% des Musulmans.
Narendra Modi a certes toujours eu la réputation d’avoir une pathologie de la grandeur de l’Inde hindouiste mais son projet de récriture de l’Histoire est d’une telle dangerosité qu’il nous rappelle de tragiques évènements. L’histoire récente nous a en effet appris comment commence ce genre d’entreprise et comment cela finit. Son cheminement est connu, nous rappelle un historien, Aditya Mukherjee, qui a la particularité d’être Indien, d’être professeur à la plus prestigieuse université de sciences sociales de l’Inde, celle de Jawaharlal Nehru à Delhi, et d’être à la tête de la plus grande association d’historiens du Sud- est asiatique. Ce genre de réformes, a-t-il gravement prophétisé, qui commence par le retrait des noms, se poursuit par la ghettoïsation et aboutit à l’effacement de l’histoire, « précède généralement un génocide ». Il ne croit pas si bien dire puisqu’une congrégation hindouiste a déjà appelé les Indiens à s’inspirer de la Birmanie qui a massacré ou expulsé de son territoire des centaines de milliers de musulmans…
Les auteurs de ce qui n’est rien d’autre qu’un appel au génocide n’ont, à ce jour, ni été arrêtés ni été condamnés !
FADEL DIA