La fête nationale française du 14 juillet commémore-t-elle la prise de la Bastille et le déclenchement d’une Révolution qui a marqué une date dans l’histoire du monde ? Le débat n’a jamais été tranché, parce que les politiques cultivent l’art du non-dit, mais s’il en était ainsi, alors on pourrait considérer le 14 juillet comme une sorte de fête universelle, celle qui célèbre la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la fin des privilèges et la reconnaissance de l’égalité des hommes et des femmes, quels que soient leur couleur de peau, leur opinion politique, leur foi ou leur sexe.
Mais si cette interprétation est la bonne, alors c’est une forfaiture que d’avoir fait de Narendra Modi l’invité d’honneur de sa commémoration.
Parce que, et c’est un fait établi par les Nations-Unies et par les instances internationales les plus qualifiées, l’actuel Premier Ministre indien et son parti sont connus pour leurs prises de position ultra nationalistes prônant la « purification » de leur pays et le révisionnisme historique et scientifique ainsi que pour leur passiveté, voire leur complicité, face aux exactions commises contre toutes les minorités nationales. L’Inde s’enorgueillit désormais d’être le pays le plus peuplé du monde et d’être entrée dans le top 5 des puissances mondiales, mais comme le dit la députée écologiste française Sandrine Rousseau, la France « peut discuter (avec son Premier Ministre) dans le cadre de relations diplomatiques », mais elle n’est pas tenue à rendre à celui-ci les honneurs de la République et à faire de lui l’invité d’honneur de la journée qui est pour son peuple la plus symbolique de l’année !.
Il y a dix ans, Narendra Modi était persona non grata dans les démocraties occidentales où il ne trouvait de crédit qu’auprès des partis d’extrême droite. Son arrivée à la tête du gouvernement indien a changé son statut mais ni ses convictions ni ses méthodes. Il a transposé au niveau national le dispositif régional politico-idéologique qu’il avait initié dans l’Etat dont il avait été le chef. Il a fait de l’hindouisme le résumé de l’identité indienne et ce faisant, il a déconstruit les institutions démocratiques du pays de Nehru qu’il a transformé en une « démocratie ethnique » au sein de laquelle les minorités ne peuvent être reconnues comme des citoyens à part entière. Il a rendu la Cour Suprême inopérante, pris le contrôle des médias, jusqu’à interdire la diffusion d’un document produit par la très indépendante BBC et qui met en lumière son rôle dans le pogrom de populations musulmanes en 2002 au Gujarat… Tout cela Emmanuel Macron (et les autres dirigeants européens) le sait, mais il s’agit, nous dit-on, de « problèmes internes » et dans ces cas-là, si la France peut se permettre de stigmatiser publiquement le Mali ou la RCA, elle préfère fermer pudiquement les yeux lorsqu’il s’agit de clients aussi intéressants que l’Inde de Modi ou l’Arabie de Mohamed Ben Salman dont la visite avait précédé celle du Premier Ministre indien. Cela s’appelle de la realpolitik et c’est la règle de base des diplomaties occidentales. Ce principe a été réaffirmé par le plus illustre des Français dans une formule restée célèbre : « Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts ! » Pourtant la plupart des dirigeants politiques africains, principalement en Afrique dite francophone, n’ont pas retenu la leçon et font encore preuve de sentiment, quand ce n’est pas de complexes, dans leurs relations extérieures…
Narendra Modi n’en est pas à sa première visite d’Etat en France, où il a été même reçu par le président socialiste François Hollande. Mais sa présence aux Champs Elysées, seul chef d’Etat aux cotés de Macron, est un privilège dont n’a encore bénéficié, à titre individuel, aucun président d’Afrique sud saharienne. Il est vrai que la France vend à l’Inde plus d’armes que ce pays n’en achète aux EtatsUnis et que ce marché est inépuisable s’agissant d’un Etat qui a, à sa gauche, le Pakistan dont il reconnait à peine l’intégrité territoriale, et à sa droite la Chine, le rival du millénaire. Sans compter que la visite du Premier Ministre indien sera couronnée par la signature d’un contrat de fourniture de 26 avions chasseurs et de 3 sousmarins (qui s’ajoutent aux 500 avions A 320 commandés à Airbus par une société privée indienne !), et tout cela vaut bien quelques entorses aux principes.
Leur choix étant de plus en plus fondé sur l’opportunisme politique, les invités d’honneur du défilé du 14 juillet (Bachar el Assad en 2008, Donald Trump en 2017, Narendra Modi en 2023) ne sont pas nécessairement ceux qui reflètent l’esprit de la Révolution française. Ce privilège s’est un peu déprécié et on peut dire que rien ne s’oppose à ce que Poutine soit le prochain invité. Pour le « lauréat » de cette année, la place de choix aux Champs Elysées, le grade de Grand-Croix de la Légion d’Honneur qui est la plus haute distinction qu’un président français puisse décerner, le dîner au Louvre … c’était comme si Emmanuel Macron dé-diabolisait, dédouanait le plus déterminé des chefs d’Etat populistes du monde de toute violation des droits humains. En se prêtant au jeu, le président français aura certes commis une erreur morale majeure, mais il aura gagné un marché juteux et c’est cela l’essentiel pour lui.
Le jour où nous autres Africains aurons compris et rejeté le diktat des pays du Nord par lequel ils nous somment de faire ce qu’ils disent et non ce qu’ils font, nous aurons fait un grand pas vers la vraie indépendance.