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SÉnÉgal : L’intelligentsia Non CapturÉe

« Les prémices de la campagne présidentielle sont symptomatiques de l’état de délabrement moral et politique de notre pays.  Dans une société en quête de sens, de direction, de projet, il est urgent que les intellectuels renouent avec l’engagement, osent intervenir dans l’espace public, et s’affirment devant les néo-réactionnaires qui dominent le paysage médiatique.  Il en va de notre démocratie. ». 

Cet extrait d’une tribune parue en janvier 2022, signée des juristes français Beligh Nabli et Jean-Pierre Mignard, intitulée : « Intellectuels, trahison ou loyauté », pourrait s’appliquer mot pour mot au contexte sénégalais du moment. Les auteurs interpellent les intellectuels français contre les dérives racistes et fascistes, là où aujourd’hui les intellectuels sénégalais sont eux aussi appelés à prendre leurs responsabilités devant l’histoire face au tournant autoritaire que prend le pays.  Certaines plumes alertes qui font autorité dans le paysage intellectuel national et international sont en train de répondre à cet appel, à travers des pétitions et autres tribunes qui font écho ici et ailleurs.

Mais leur encre n’a pas encore séché, qu’elles se voient déjà attaquées par media interposée, par les sbires du pouvoir en place, créant ainsi ce que la presse locale appelle maladroitement « la guerre des intellectuels ».  Mais cette « guerre » serait malsaine si elle devenait une querelle de personnes, loin des idéaux et principes d’un engagement citoyen des belligérants pour qui, seul l’intérêt d’une gestion du peuple pour le peuple et par le peuple, devrait prévaloir. Dès lors, il y a lieu de clarifier le jeu en cours et d’inviter à plus de responsabilité de la part de nos intellectuels et de nos gouvernants ; ce qui est l’objectif recherché de la présente contribution.

Depuis quelque temps, la clameur de la rue sénégalaise s’est estompée, de guerre lasse, comme subjuguée par la déclaration de non-candidature du président de la République à l’élection de 2024 et encore sous le choc de la saga de l’incarcération d’Ousmane Sonko. En attendant de reprendre un nouveau souffle, dans un contexte marqué par le caractère inquiétant de la situation clinique du leader du Pastef désormais dissous, la rue fait une place de plus en plus sonore aux claviers des intellectuels qui se font désormais l’écho de la noble cause, pour un Sénégal meilleur, plus juste et plus démocratique. Toutefois, que l’écrit prenne le relais de la rue pour poursuivre la lutte contre l’oppression n’est pas une nouveauté.

En effet, entre le sabre et la plume, entre la force et l’érudition, entre la rue et les claviers, les modes de résistance se suivent et se ressemblent devant l’oppression, au fil de notre évolution historique.  De Lat Dior Diop à Aline Sitoe Diatta, de El Hadj Omar Foutiyou Tall à Maba Diakhou Ba, de Léopold Sédar Senghor à Cheikh Anta Diop, les formes de lutte se croisent, se rejoignent et se séparent selon les contextes, tantôt se renforçant mutuellement, tantôt s’affaiblissant involontairement, au gré des enjeux du moment. Les relations entre les intellectuels et la politique ont toujours été complexes.  Si nous remontons l’histoire, la révolution Torodo de Cerno Suleman Baal a été parachevée par le livre en 1776, mettant fin au règne monarchique trois fois séculaire de la dynastie Denyanke et instaurant un nouvel ordre social et politique. Plus récemment, la négritude de Senghor et Césaire comme courant d’affirmation du peuple négro-africain a été l’expression par la plume, de la lutte pour l’émancipation de l’homme noir, de même que les écrits de Cheikh Anta Diop ont contribué à recentrer le débat sur l’antériorité des civilisations nègres, et à faire regagner sa dignité à tout un continent. 

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De plus, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les intellectuels sénégalais ont été de tous les combats de décolonisation, à l’instar de ceux d’autres pays avec le même objectif de libérer l’Afrique du joug de la colonisation. Durant cette période, un double phénomène de musellement des voix discordantes a consisté d’un côté, à la liquidation par l’ancienne métropole, des intellectuels récalcitrants, et de l’autre, à la collusion entre l’intelligentsia et l’élite au pouvoir dans les jeunes états africains, relayant dans la clandestinité une partie des contestataires de l’ordre établi.  Ce qui à faire dire à beaucoup d’observateurs que les intellectuels ont échoué à aider les peuples assoiffés de liberté et de développement pour assoir des bureaucraties encore au service de l’ancien colonisateur. Nous disions dans une autre tribune (Sénégal : anthropologie de la colère) que « les intellectuels opprimés au lendemain des indépendances, n’ayant pas pu accompagner les masses populaires en raison de la répression du système de l’époque, se donnent aujourd’hui le devoir d’accompagner la jeunesse africaine à se libérer des derniers maillons de la décolonisation et des leaders complexés, pour affranchir leurs peuples ». 

C’est dire que l’intelligentsia sénégalaise et la diaspora sont interpelées et devraient retrouver leur lustre d’antan à travers des débats d’idées et des forums d’échanges contradictoires pour nourrir l’espace public, pour éveiller les consciences et influencer les politiques publiques, particulièrement dans le contexte préélectoral actuel.  La gauche qui a dirigé le Sénégal les 40 premières années de son existence en tant qu’Etat indépendant, nous avait habitués à des cercles de réflexion et d’initiatives pour accompagner nos politiques dans le sens du développement.  Dommage que cet engouement se soit édulcoré voire travesti durant l’ère libérale où l’incitation à la transhumance, érigée en arme politique, et l’appât du gain personnel, ont poussé plusieurs intellectuels à changer d’encre, d’encrier et de buvard en se logeant confortablement avec des œillères, du côté du pouvoir, annihilant tout esprit de critique interne et de discernement. 

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L’intellectuel est décrit comme « une personne dont l’activité repose sur l’exercice de l’esprit, qui s’engage dans la sphère publique pour faire part de ses analyses, de ses points de vue sur les sujets les plus variés ou pour défendre des valeurs, qui n’assume généralement pas de responsabilité directe dans les affaires pratiques ».  Lorsque l’intellectuel perd sa capacité à défendre des valeurs pour le bien commun, soit par partisanerie soit par mercenariat de la plume, la malhonnêteté intellectuelle devient son arme la plus redoutable.  C’est à ce triste spectacle que nous assistons au Sénégal, particulièrement depuis la déclaration du Président Macky Sall de ne pas briguer un troisième mandat, avec une suite de ses conseillers et proches collaborateurs, naguère ardents défenseurs d’une troisième candidature, désormais laudateurs du président, toute honte bue.   Ce qui montre qu’ils n’étaient pas du côté du droit et de la loi fondamentale mais juste guidés par leurs intérêts claniques. 

Dans son ouvrage « la paysannerie non-capturée », Goran Hyden argumente qu’une partie des producteurs africains, restant dans leurs propres modèles empiriques, profitent d’un certain degré d’autonomie structurelle par rapport aux autres groupes de la société, ce qui leur évite d’être capturés par le système de production capitaliste.  Par analogie, une partie de l’intelligentsia et de la diaspora sénégalaises bénéficie d’une autonomie structurelle de pensée par rapport aux autres groupes de la société, ce qui lui évite de tomber dans le piège de la pensée unique qu’un Etat tout-puissant serait tenté de lui imposer. C’est cette « intelligentsia non-capturée » qui, aujourd’hui donne de la voix à la lutte pour les libertés dans un Sénégal où il fait bon tresser des lauriers au prince. Cette intelligentsia est restée libre et critique et certains de ses membres font entendre leur indignation depuis quelques mois déjà, à travers une série de pétitions et tribunes signées par d’éminents intellectuels du Sénégal et d’ailleurs, pour tirer la sonnette d’alarme et appeler le président de la République à revenir à la raison, à libérer les prisonniers politiques et à rétablir le parti Pastef dans ses droits, entre autres. Cette frange d’intellectuels donne de la voix au moment où le processus de musellement de la pensée libre semble prospérer avec le spectre de l’emprisonnement qui plane sur la tête des journalistes et hommes politiques aux opinions divergentes de celles du régime au pouvoir, sans raison.

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 Justement, la raison est la denrée la plus rare dans les rangs de la coalition au pouvoir où est retranchée la frange d’intellectuels « captifs » du régime, qui s’inscrivent plutôt dans la réaction, sans hauteur ni détachement, et s’empressent d’apporter des répliques pathétiques à chaque sortie des intellectuels engagés du côté du peuple.  Cela est symptomatique d’une ère qui s’achève.

L’intellectuel a le droit d’être engagé fusse-t-il du côté du pouvoir, mais il devrait être guidé par un principe de base qui est celui de défendre des valeurs, en toute responsabilité et avec autorité.  Le philosophe et éminent professeur américain Cornell West qui disait toute son admiration à voir le Président Barack Obama à la télé comme président de la république, avait son franc-parler lors de ses critiques du président Obama particulièrement dans la gestion de la question du racisme sous son magistère.

Au Sénégal aujourd’hui, il y a une sérieuse crise de valeurs exacerbée par l’attitude des leaders adeptes du « wax waxeet », qui n’ont pas le respect de la parole donnée et qui font la promotion de la médiocrité pour des gains politiciens.  D’où le bas niveau du débat intellectuel dans l’arène politique. A l’exception des « think tanks » (groupes de réflexion) qui restent droits dans leurs bottes en matière de production intellectuelle, le niveau de débat proposé par le régime actuel est plutôt faible, et cela s’explique principalement par le refus de la contradiction et le diktat de la pensée unique qu’il veut imposer et qui résulte de la politique du chef de réduire toute opposition à sa plus simple expression, c’est-à-dire le silence pour toute voix discordante.

Devant leur responsabilité, le silence des intellectuels est violent. Selon Noam Chomsky, la responsabilité des intellectuels est celle de n’importe quel « honnête homme : elle consiste à dire la vérité. ».  Il trouve que « la responsabilité de l’intellectuel en tant qu’agent moral – et c’est à peu près tout ce qui le distingue du monstre – est de tenter de révéler la vérité à des interlocuteurs à même d’intervenir ».  Tout est dit.

Intellos de tout le pays, unissez-vous !







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