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Bref Regard Sur La Francophonie Et Les Langues D’afrique A L’occasion De La Journee Nationale Des Daaras

Le plus grand des crimes, c’est de tuer la langue d’une nation avec tout ce qu’elle renferme d’espérance et de génie. (Charles Nodier -La Fée aux miettes, 1794)

Tout le monde sait, même dans nos zones rurales où l’activité culturelle est intense, dont les productions sont souvent de hautes qualités littéraires en arabe ou dans les langues locales, que la Francophonie est proprement linguistique : son existence est étroitement liée à celle de la langue française. Ambition énorme pour une institution internationale, car, dans son dictionnaire intraduisible (éd. Schena, 2006), C. Boubal écrit que « l’arme défensive suprême d’un peuple n’est pas la bombe atomique, c’est la langue : vous gagnerez sans faire la guerre ! » Partager une langue, c’est incontestablement partager un destin ; et quand nous croyons avoir un destin en commun, on ne se fait pas la guerre, on est de plain-pied dans la fraternité, dans le respect mutuel. La colonisation la plus intelligente est bien celle qui sait que les terres à conquérir ne sont pas vierges de valeurs humaines ; or partout, la colonisation française fait table rase de ces valeurs : pas de coexistence pacifique entre ses valeurs et celles qui ont déjà poussé sur les terres conquises ou à conquérir : comme des vampires, les valeurs françaises devaient absorber, digérer toutes autres valeurs existantes.

Les spécialistes reconnaissent que trois grands domaines linguistiques se partagent la littérature sud-africaine dès le début de la colonisation : le domaine des langues bantoues (sotho, khosa et zoulou), le domaine afrikaner et le domaine de la littérature de langue anglaise. Le premier domaine est le plus ancien, tout comme chez nous. On connaît le rôle pertinent et courageux que ce domaine a joué dans la longue et pénible lutte des Noirs. Très tôt, les missionnaires avaient entrepris la traduction en langues bantoues de certains livres comme la Bible ; au Sénégal, on n’avait pas besoin d’une traduction par un tiers du Coran dans nos langues ; une traduction polie par le temps et l’usage existe dans nos principales langues dans un style franchement littéraire. Il suffit d’en faire la collecte et éditer les textes. Pendant tout le temps des colonies et depuis l’Indépendance ce travail élémentaire n’a pas été fait. Il est vrai que l’école coloniale nous a appris à mépriser nos propres valeurs. Il n’existe pratiquement pas d’outils pédagogiques efficaces pour enseigner nos langues dans nos écoles. Or, paradoxalement, des outils pédagogiques de hautes qualités abondent dans nos daaras, parfois en pleine brousse. Des traductions, hautement littéraires des œuvres préislamiques et antéislamiques existent dans les principales langues de notre sous-région. Et autres œuvres en langues locales abondent. Elles ne sont pas recensées, elles ne sont pas collectées systématiquement.

Il semble, malheureusement, que la vigoureuse politique linguistique de la Francophonie a été éteinte depuis la création de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF)). Cette Organisation spécifiquement politique a éloigné la Francophonie des préoccupations culturelles, alors intelligemment menées par l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT)), devenue malencontreusement Agence Intergouvernementale de la Francophonie. La seule revue culturelle de ce merveilleux organisme de coopération multilatérale, connue sous le nom d’AGECOOP, avait largement permis de faire connaître les divers programmes de la Francophonie dans nos grandes villes mais surtout dans nos milieux ruraux. Aujourd’hui, qui sait ce que fait la Francophonie dans notre coopération avec les pays du Nord et surtout avec l’ancien colonisateur ? au temps de l’ACCT, autrement appelée l’AGECOOP (nom de sa célèbre revue) un écolier de brousse aurait pu répondre clairement à la question.

Alors que j’étais son Conseiller culturel, je n’avais jamais partagé les perceptions du président Léopold Sédar Senghor sur la création d’un organisme politique comme l’OIF. Il faut quand même reconnaître que la France, elle-même, ne l’avait pas suivi dans cette voie. Le président sénégalais s’était beaucoup investi dans la création du nouvel organisme de la Francophonie et il ridiculisait, à tort, les programmes dynamiques de l’ACCT en parlant de « Francophonie des minitels ». Il a fallu plusieurs années de tergiversations avant que l’OIF ne vît le jour. Cet organisme a donné un autre visage à la Francophonie, pas du tout rassurant, mais, bien au contraire, suspicieux aux yeux des anciens colonisés. Eu égard au vaste génie tout particulier de ses écrivains, la France a su séduire facilement le monde, à travers des siècles, même à ébranler le cœur de ceux qu’elle a colonisés dans les conditions que nous savons. Nous pouvons honnir les diverses élites de ce pays, mauvais colonisateur, mais nous recevrons toujours les œuvres de ses penseurs, de ses écrivains dans la plus profonde intimité de notre être. Ce n’est pas vrai seulement pour l’ancien colonisé, mais pour tous les amoureux de la culture, pour toute âme sensible aux productions de l’esprit. C’est bien ce qui fait de nous, de gré ou de force, les métis culturels authentiques des temps modernes, déjà des hommes de demain, qui possèdent leurs cultures et les cultures des autres : nous ne sommes plus la « somme de toutes les douleurs », comme le chantait le regretté Bernard Dadié, mais la somme de toutes les valeurs humaines… C’est ça l’orgueilleux « métissage culturel » de L. S. Senghor : Je ne suis plus seul en moi ; je suis en moi et il est en moi : comme je suis bouffi d’orgueil ! Arithmétiquement, je suis double et je suis riche ! Je suis toujours comme ébloui quand je pense que ces marabouts, en pleine brousse, parlent la langue du Coran et non pas les dialectes du Maghreb, si proche de nous dans le temps et dans l’espace ; ils parlent comme l’on parlait dans la cour du Prophète Mohamed (salut sur lui), il y a 1444 ans à Médine ! Et nous osons négliger un tel patrimoine ! Que savons-nous donc du développement humain ? L’homme n’est pas qu’ « un digestif ambulant » comme se plaisait à me dire mon cher Professeur de Lettres, mon ami, le brillant Amadou Samb (qu’Allah répande Sa miséricorde sur lui ).

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Il faut se rendre à l’évidence : la Francophonie est devenue très ambiguë depuis la création de son organisme politique. Nous n’avons nullement besoin des interventions politiques de la Francophonie dans nos affaires. Nous avons besoin de la culture et de la technique de ses pays membres ; d’où l’importance, à nos yeux, d’un organisme comme l’ancienne Agence de Coopération Culturelle et Technique. Doublon avec les Centres culturels français ? Peut-être ; ci-gît le problème ; mais il faut bien choisir, dans ce domaine délicat du développement humain, entre la coopération bilatérale et la coopération multilatérale. La France a osé choisir pour elle et pour nous, la coopération bilatérale pour éviter de céder la moindre parcelle de sa puissance ou de son autorité dans les anciennes colonies : mauvais choix pour le long terme ; c’est une erreur car ce choix de l’hyène affamée est au détriment de l’expansion harmonieuse de sa langue et de sa pensée dans le monde, surtout dans ce qu’on appelait naguère le Tiers-monde.

La Francophonie choisie par la France ne laisse pas de place à une politique linguistique transparente, cohérente, dynamique et efficace. Même au temps de l’ACCT, on ne note pas un dialogue concret et sincère entre la langue française et les langues africaines, en dehors des tentatives isolées plus ou moins heureuses de nos écrivains comme les Léopold Sédar Senghor, Gontran Damas ou même des écrivains iconoclastes comme Ahmadou Kourouma qui, du reste, par manque de vision des éditeurs français, n’a pu faire éditer son œuvre la plus célèbre que par le Canada francophone et aussi en dehors des efforts considérables accomplis par l’ACCT dans le développement de l’édition francophone. D’ailleurs des institutions prestigieuses comme l’UNESCO, elle-même, faisaient appel à l’immense expertise de l’ACCT dans le domaine de l’édition. Et l’ACCT n’est pas étrangère à la prolifération des maisons d’éditions dans la partie francophone de l’Afrique. Tout cela a été éteint depuis la création de l’OIF, une ogresse « aux appétits funèbres » et on la soupçonne de « faire bouillir et manger son cœur » pour reprendre les mots de Baudelaire : elle a détruit la dynamique et aimable ACCT en voulant se substituer à elle ; ce qu’elle ne réussira jamais. Elle est plus proche de la Françafrique que de la Francophonie originelle. La Francophonie a été toujours suffisamment pudique pour ne pas se mêler des affaires toujours ténébreuses de la Françafrique. Ce n’est plus le cas.

Au fait, les diverses élites françaises ont une vision tristement courte de la coopération avec leurs anciennes colonies ; quant aux nôtres, elles ne sont pas capables de voir au-delà du mandat que les peuples imprudents leur ont confié : les élites françaises ne parviennent pas à croire à la maturité politique des peuples qui leur étaient soumis pendant des siècles. D’où, aujourd’hui, l’étonnement agacé et agaçant des élites françaises et africaines de ma génération devant les révoltes légitimes de notre jeunesse contre les politiques européennes dans nos pays. D’ailleurs, les élites françaises ont subtilement passé ce virus vicieux et dangereux à nos élites dans tous les domaines du développement humain. Nous sommes les premiers à nous étonner de l’attitude constructive de notre jeunesse, qui ne supporte plus notre indifférence et cette absence regrettable de dignité dans nos relations avec les pays dits développés. C’est pourquoi, malgré nous, un autre monde est en train de naître sous nos yeux incrédules. La vérité est que, à l’instar de l’ancien colonisateur, nous ne croyons pas à la maturité de notre jeunesse ni même de nos peuples sur le continent ; en conséquence, l’Histoire nous réservera de nombreuses surprises. Le virus qui en est la cause est robuste ; le mal est profond. Est-ce une seule fois les représentants de nos peuples à l’OUA puis à l’UA ont-ils consulté leur peuple par référendum sur certaines questions qui y sont souvent traitées comme celles liées à l’unité africaine ? pourtant leurs homologues à l’UE organisent bien des référendums pour pouvoir répondre à telle ou telle question majeure.

Le mépris pour nos peuples est un virus qui ronge nos hauts représentants dès qu’ils prêtent serment de nous servir. Il faut s’y attarder. J’ai souvent écrit que l’école occidentale nous a appris à faire table rase de nos valeurs, à mépriser la vie menée par nos parents à tel point que les valeurs qu’incarne la pédagogie pratiquée dans les daaras nous ont toujours échappé.

Même un homme, un génie politique et littéraire, en dépit de ses grandes qualités humaines, comme François Mitterrand, n’a pas échappé à ce virus singulier, né, développé et dompté par les élites politique, intellectuelle et économique de son pays avec la lourde complicité de nos dirigeants au plus haut sommet de nos États. Mitterrand était fortement attaché à nos dirigeants politiques individuellement, mais il semblait indifférent devant le hideux spectacle qu’offraient les dirigeants de notre continent au monde souvent ébahi devant nos gestes insolites et imprévisibles. Le regard de la France, du Gouvernement de Mitterrand, sur le génocide rwandais demeure énigmatique. Quel rôle ont joué les élites politiques françaises dans la genèse et la conduite des atroces tueries, le massacre de presque tout un peuple ? Si ce n’est pas encore su, on le saura tôt ou tard.

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Il est à reconnaitre que depuis l’irruption de la Traite négrière dans notre histoire, on a assisté à une sorte de culte de l’infantilisme éternel de l’Africain, habilement cultivé et répandu dans le monde par l’ancien colonisateur pour justifier son comportement sur nos terres. Comme tous les chefs d’État français depuis la fin des deux Grandes Guerres, même Mitterrand a été, dans une certaine perspective, un agent impitoyable de la Françafrique, qui agit toujours sans état d’âme. Pourtant il avait tout – sauf l’accord de nos chefs d’État ! – pour mettre fin aux crimes de la Françafrique : la culture, le courage, la lucidité, les outils que lui offre la puissance publique et tous les outils intellectuels pour mener à bien une œuvre qui était la sienne, pensions-nous non sans affection pour l’homme multidimensionnel. Parmi les chefs d’État admirablement cultivés du monde de l’époque, L. S. Senghor me citait souvent le président François Mitterrand et le roi Hassane II. Il les admirait.

La France a tout intérêt à mener autour de la langue de Hugo, de Baudelaire, de Verlaine, de Prévert, une politique de coopération multilatérale intelligente et honnête. En ces temps modernes, au milieu d’une multitude d’intelligences artificielles, tout le monde est intelligent et notre intelligence est quotidiennement surexcitée par les Nouvelles Technologies qui élargissent nos champs d’investigation et nous rendent ainsi plus soucieux de nos intérêts individuels et collectifs. Mieux vaut donc agir, dans nos efforts de coopération, avec lucidité et honnêteté. Entre la langue française qui est une langue internationale prestigieuse et aussi une langue de création souple, généreuse et « honnête » parce que capable d’exprimer toutes les pensées venues de divers horizons, même les plus sinueuses (je vous renvoie aux œuvres de L. S. Senghor, de Hampaté Bâ, de Cheikh Anta Diop, de Césaire, de France Fanon, des jeunes poètes congolais…).

Au fait, la Francophonie a servi comme une puissante soupape de sécurité sérieuse et efficace entre l’ancien colonisateur et ses anciens sujets à la veille et au lendemain de l’indépendance de nos pays. Excepté le cas guinéen, la Francophonie a minimisé des tensions susceptibles d’opposer les deux parties. Sa véritable adversaire, pour ne pas dire son ennemie jurée, n’est rien d’autre que la Françafrique que personne n’a cherché à abattre ni en France ni en Afrique. Une sorte de fille bâtarde de la nouvelle coopération entre les élites des deux parties, non pas entre la France et ses anciennes colonies. Et cette Françafrique a ruiné tout ce que la Francophonie a construit grâce à son prestigieux organisme, l’ACCT qui, de plus en plus, n’est que l’ombre d’elle-même.

Il est temps de se ressaisir. C’est ce que le président Emmanuel Macron est en train d’accomplir ; certains observateurs semblent penser qu’il le fait par maladresses, voire par étourderie. Peu importe. L’essentiel est que la Françafrique soit enterrée. Macron l’étouffe. Il faut dépolitiser la Francophonie et ne pas avoir peur de l’élargir à d’autres pays développés utilisant partiellement ou désireux d’utiliser la langue française avec le statut qu’ils désirent lui donner librement dans leur politique linguistique. Le président Macron me paraît parfaitement conscient de la situation faite à la Francophonie par ceux qui croient que la politique peut tout résoudre entre nos pays. La récente création de la Cité Internationale de la Langue Française constitue une preuve. Son discours d’ouverture de ce nouvel organisme de la Francophonie est clair ; certes il s’agit d’un hommage à la Langue française, il faut enfin que cette langue coopère avec d’autres langues, en particulier avec les langues africaines. Des projets concrets dans ce sens existent sur le terrain en Afrique et la CILF doit accompagner les promoteurs dans l’exécution de ces projets. Le président français, avec une lucidité qu’il faut saluer, avait insisté sur les programmes de traduction des œuvres. Ce sera déjà un grand pas dans le dialogue nécessaire entre nos élites et entre nos peuples. Jusque-là, la Francophonie ne s’y était jamais intéressée. Or c’est l’initiative qui aurait dû être mise à l’œuvre dès la mise en place de la Francophonie institutionnelle. La création d’une Cité Internationale de la Langue Française fait du président français actuel un visionnaire sans conteste si cette cité devient un lieu de rencontre et de coopération entre la langue française et les autres langues du monde francophone.

« L’Afrique de papa » ne doit plus exister, ni en Afrique ni en France ; et ces générations à vernir feront tout pour que cette Afrique n’existe plus. Devant un parterre d’investisseurs étrangers, le président Houphouët Boigny ne disait-il pas sans gêne mais avec fierté, comme l’époque l’exigeait, que « Celui qui a l’Afrique a le monde » ! Non l’Afrique n’est pas à vendre à l’encan ; elle n’appartiendra à personne en dehors des Africains eux-mêmes : le comportement courageux et déterminé de la jeunesse africaine de nos jours l’annonce avec force, avec dignité et fierté.

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Il est temps d’établir un véritable dialogue non pas entre politiciens africains comme le tente maladroitement l’OIF, mais entre la langue et la culture françaises d’une part et les langues et les cultures africaines d’autre part. Cela est possible : une multitude de projets peut naître d’une telle volonté. Des deux côtés il y a déjà des volontés qui s’expriment tous les jours à travers des projets qui trouvent rarement des bailleurs : celle de la jeunesse africaine et celle de la jeunesse française ; il convient de les écouter, de les supporter et de les accompagner.

Les autorités compétentes de l’époque n’avaient pas voulu écouter Jean Dard, qui avait ouvert, en 1817, la première école d’Afrique noire francophone à Saint-Louis du Sénégal, auteur du premier dictionnaire français-wolof et français-bambara et un ouvrage sur la grammaire wolof. Mort à SaintLouis le 1er octobre 1833. Il avait préconisé l’enseignement dans les langues locales et dans la langue française avec la certitude que l’enfant maîtrisera mieux les deux langues. Du reste, c’est la pédagogie toujours en cours dans nos daara où l’enseignement est pratiqué dans les deux langues : arabe et langue locale. Cette pratique de la transmission du savoir existe dans toutes nos communautés islamisées : bambara, wolof, soninké, pulaar, manding… le constat est amer plus de deux siècles après : le disciple, sorti du daara où l’enseignement se pratique dans les deux langues (maternelle et étrangère), maîtrise mieux les deux langues que l’enfant sorti d’une école où l’enseignement ne se pratique que dans la langue étrangère. On semble oublier que nos premiers et plus grands écrivains dans une langue étrangère sont restés inégalables dans la création littéraire : Cheikh El Hadj Omar Foutiyou Tall, Cheikh Ahmadou Bamba, Cheikh El Hadj Malick Sy, sans compter d’autres grandes familles et tous ces grands érudits dans nos villages de brousse, qui ont une maîtrise de la langue arabe classique, reconnue par les Oulémas les plus éminents du monde arabe. Ils maîtrisent mieux la langue arabe classique que nous ne maitrisons la langue française ; quels sont ceux parmi nous, formés à l’école occidentale, qui soient capables de traduire correctement un poème d’un génie français dans nos langues ? Très peu. Alors que n’importe quel marabout, à la tête d’un daara, est capable de traduire n’importe quel poème arabe, même préislamique, dans la langue maternelle, une langue littéraire construite à cet effet, depuis des siècles, de génération en génération (pulaar, wolof, bambara, soninké…). Cela a été possible parce que, dans ces milieux, la langue arabe et la langue maternelle ne se manifestent pas l’une sans l’autre dans la transmission du savoir.

Un fâcheux phénomène linguistique est en train d’ailleurs de se produire au Sénégal et qui risque de peser lourd sur notre développement parce qu’il tend à brouiller la communication avec l’interlocuteur surtout s’il est étranger : notre jeunesse n’est plus capable de parler notre langue maternelle sans l’intrusion du français et elle n’est plus en mesure de parler français, comme naguère, sans l’intrusion de la langue maternelle. Cela est loin de la conduire à créer une langue dite créole ou pidgin, ou petit nègre, mais un galimatias de mots et un fatras de constructions grammaticales impropres n’obéissant à aucune logique linguistique, un odieux charabia ! Or, même la croustillante langue de création du romancier ivoirien Ahmadou Kourouma est articulée autour des éléments apparemment soudés les uns aux autres. Pourtant, le Sénégal se croit francophone bien plus que les autres pays d’Afrique ! Ce qui est un leurre : le Gabon, en Afrique Centrale, est bien plus francophone que le Sénégal. La réputation du Sénégal est surfaite. Pas seulement en Francophonie mais sur d’autres terrains aussi, comme la création des produits de l’esprit. De nos jours, le Congo Brazza compte plus de grands poètes que le Sénégal ; le Congo a eu l’avantage de compter, dans sa jeunesse, des génies dans la création poétique. Au Sénégal, nos grands poètes appartiennent déjà à l’Histoire.

Bref, il est à se féliciter des résultats obtenus par nos daaras, dont les produits sont extraordinaires parce que d’une valeur incommensurable : mais où sont leurs productions ? Comment sont-elles exploitées dans nos efforts de transmission du savoir de génération en génération ?

A ce propos, nous invitons le chercheur sénégalais Birahim Thioune à conclure ces réflexions sur la rencontre et la cohabitation de la langue française et les langues africaines dans les anciennes colonies françaises (cf. Manuel de lecture et initiation littéraire au Sénégal et en Guinée, éd. L’Harmattan, p.107, Dakar, 2015) :

« Quelle place pour les langues africaines dans les systèmes francophones ? Les solutions envisagées sont nombreuses, en rapport avec l’idée de l’efficacité de la langue de scolarisation, mais également avec la perspective d’une promotion pour les langues locales. Au Sénégal, depuis 1971, la question est agitée mais aucune décision concrète et opérationnelle n’a été réellement prise, si on exclut les tâches d’expérimentation. Pourtant la formule d’une francophonie plus solidaire, respectueuse des identités plurielles qui la composent, est la meilleure solution pour assurer le meilleur destin à la langue française.

Quel que soit le type de bilinguisme envisagé (additif lorsque les deux langues sont valorisées ou soustractif lorsque l’une d’elle est dévalorisée, ou mixte, dans le cadre d’une utilisation indifférenciée), l’enseignement dans les langues nationales, assumé conjointement avec la langue française, apparait comme l’option irréversible ».

MAKHILY GASSAMA







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