« Le rêve de révolution ne suffit pas, il faut penser les transitions et les médiations pour passer d’un modèle social à un autre ».
Cette profonde réflexion du Dr Chérif Salif SY ne vise qu’à porter et faire émerger de nouvelles visions du monde, de nouvelles manières d’être, bref de nouveaux récits. Indubitablement, une propriété essentielle de l’expérience narrative est celle de distiller l’hyper-complexité du réel en un modèle imaginaire et unifiant, sur lequel notre puissance d’agir peut trouver de quoi commencer à s’orienter. Il s’appuie sur les trois moments de la dynamique représentationnelle dont participe les récits : la pré-compréhension (la reconnaissance d’éléments familiers), l’immersion dans le monde de l’histoire, la confrontation à des expériences inédites et l’induction de la reconfiguration de nos manières habituelles d’enchaîner les faits et les actions.
Les pouvoirs du récit
Nul n’est encore parvenu à déterminer ce que peut un récit. Parler du récit, et de toutes ses possibilités ; ce qu’il est en mesure de produire, ce qu’il peut provoquer dans un esprit, la manière dont il affecte celui qui le lit. Mais réfléchir aux pouvoirs du récit, c’est aussi envisager ce qu’il peut éventuellement produire, ce qu’il contient en puissance : ses potentialités virtuelles. Enfin, se poser la question de « ce que peut un récit », c’est formuler un droit, mais aussi un désir ; ce qu’on attend du récit et les espoirs que nous sommes en droit de fonder sur lui et ses possibilités. Le récit, en tant que machine à affecter, à scénariser, mais aussi à penser, est le vecteur d’une émancipation espérée …
Comment donc le fait de raconter des histoires peut-il exercer un pouvoir ? Capter l’attention de quelqu’un et lui faire suivre un script permet de « contribuer à frayer les enchaînements d’actions et de pensées » qui constitueront ses comportements futurs, et de « reconditionner les investissements de désirs et de valeurs qui caractérisent son économie des affects ». Toute histoire est orientée par une finalité, « un faire-faire » ; le récit fonctionne comme un prompteur, un conducteur de conduites. Cependant, chacun investit ses propres flux de désirs et de croyances dans la machine narrative, et il demeure toujours une part de liberté.
Pour exulter, l’homme de l’art tout comme l’homme de lettres doit pouvoir sortir des sentiers battues pour arpenter des chemins de réflexion qui réarment l’esprit et réenchantent des perspectives historiques à même de propulser des changements de paradigmes.
Faits et valeurs du changement de paradigme
Un changement de paradigme visant à modifier les priorités doit avoir une vision inspirante.
Elle commence par les faits et les valeurs qui permettent de les interpréter. L’intelligence narrative est celle qui nous rend capables de raconter des situations injustes et destructrices, d’en témoigner pour amener une réaction, un engagement agissant. Au-delà, s’impose l’intelligence déconstructive : résister aux leurres de la pensée dominante, les détricoter. Un collectif citoyen engagé dans les questions de justice sociale et de sauvegarde du vivant doit pouvoir ensuite construire collectivement des propositions alternatives visant la réappropriation humaine des communs : c’est l’intelligence prescriptive. Cette construction collective passe enfin par l’intelligence argumentative, qui nous rend capables d’argumenter nos exigences et de délibérer de façon démocratique. Le déploiement de ces quatre intelligences nécessite des démarches et des processus d’éducation populaire.
Greffer l’expertise à la décision
L’enjeu est de greffer l’expertise à la décision.C’est un sujet qui interpelle citoyens ou gouvernants. L’ère de l’expertise doit donc aussi être celle de la divulgation et de la dissémination des informations.
Et l’implication des citoyens, aidés des experts dans les décisions collectives apparaît comme le moyen privilégié de créer une véritable « société de la connaissance », où existe encore la politique, c’est-à-dire la maîtrise du cours des choses et le nécessaire impact positif sur la vie des bénéficiaires.
Force est de rappeler qu’il n’y a pas de cohésion sans remaniement des imaginaires personnels, sans ce long travail d’élaboration d’un répondant commun sur ce que nous sommes et souhaitons devenir, sans les tâtonnements de la parole et de ses volutes, sans que se produise une communauté de réorientations, remaniements, mais aussi de relance de nos désirs.
La puissance créatrice et révolutionnaire du vivre-ensemble, quelle que soit sa taille, se nourrit autant d’épreuves, de « laissés de côté » et de restes que d’éros, d’action, de courage ou d’héroïsme.
Il sied donc de vulgariser, le mot n’a pas fière allure, mais qu’on ne s’y trompe pas, l’exercice est exigeant. Déterminant dans le façonnement des opinions, dans la compréhension de problématiques actuelles et dans la transmission d’informations essentielles. Dès lors, chercheurs et chercheuses de tous bords, professionnels de tous bords, l’appel est lancé : osez la vulgarisation !
Par Khady Gadiaga, 27 janvier 2024