De temps à autre, par inadvertance, de bonnes nouvelles aussi arrivent dans mon courrier. Comme ce message insolite reçu en septembre 2013 d’un certain Mahammed Boun Abdallah Dionne. Je n’avais pas l’honneur de le connaître. Il se présentait comme le responsable des programmes Afrique de l’Organisation des nations unies pour le développement industriel (UNIDO), basée à Vienne, Autriche, et disait être « le président de mon fan club ». Je m’en suis immédiatement méfié car très jeune, j’ai appris l’effet que les compliments (réels ou artificiels) provoquent dans le cerveau humain : ils font baisser inconsciemment la garde.
Intrigué tout de même par l’essentiel du message, qui m’invitait à donner un discours à de la conférence générale de l’institution, prévue le mois suivant à Lima, Pérou, j’en avais parlé à mon superviseur Kaushik Basu, le premier vice-président et économiste en chef du Groupe de la Banque mondiale. Sans hésiter une seule seconde, Kaushik dont j’étais le conseiller-directeur, m’avait encouragé à accepter l’invitation. Il estimait que l’UNIDO était une des meilleures agences des Nations Unies et Amartya Sen, son ancien directeur de thèse, le lui avait confirmé.
J’ai donc rencontré Mahammed Boun Abdallah Dionne au Pérou, en marge de la conférence. Debout dans un coin de la salle, à l’abri des micros et des caméras, il m’avait alors révélé la véritable raison de son invitation. Après m’avoir confié qu’il se préparait à abandonner sa carrière internationale pour retourner au Sénégal comme Directeur de cabinet et Premier ministre du président Macky Sall. Puis, il avait ajouté en dardant sur moi son regard droit comme une lame : « Peu de cadres africains qui pensent notre condition occupent les hautes fonctions de décision dans les organismes internationaux. L’ONUDI se prépare à recruter deux directeurs-généraux adjoints [Managing Directors]. Je voudrais que tu postules à ces postes. Même si tu n’en as pas envie, fais-le pour l’Afrique. Nous te soutiendrons. »
Interloqué par cette proposition décente, j’avais promis d’y réfléchir. Je travaillais depuis plus d’une quinzaine d’années à la Banque mondiale à Washington D.C. et j’y avais atteint le grade de directeur. J’aimais la quantité de savoirs que brassait l’institution, mais je savais aussi que mon parcours improbable et aléatoire dans cette maison de verre et peu transparente était constamment l’objet du courroux des gardiens du temple ceux qui ne supportaient ni l’indiscipline de mes idées publiées régulièrement dans des ouvrages non-autorisés, ni mon attitude jugée hérétique je ne jouais pas au golf le weekend avec les gourous et je ne socialisais pas avec les faiseurs de carrière. Je n’avais donc pas eu à réfléchir longtemps.
Après ce premier contact à Lima, Mahammed et moi avions continué nos échanges.
J’avais postulé donc aux offres d’emploi publiées quelques mois plus tard, après son départ de l’ONUDI. Le processus de recrutement avait duré un an, avec huit rounds d’interviews— y compris des séquences avec des psychologues ou avec des représentants du staff dont je voulais être le leader. Ma nomination à l’ONUDI et mon séjour au sein de cette merveilleuse institution m’avaient permis de densifier mon regard sur les grandes questions internationales et de renouveler mon métabolisme. Elle m’avait apporté aussi les nombreuses externalités positives qu’offre la vie à Vienne. Je la dois d’abord à Mahammed.
Tout chez cet homme était inhabituel. Sa bonté étrange chez un cadre africain de gros calibre suscitait de la culpabilité et finissait par être contagieuse. Sa chaleur était énergisante, son regard toujours vrai et profond. Ses yeux surchargés d’attention pour son interlocuteur ôtaient toute envie de dire des bêtises. Sa foi en l’Afrique et son sens de nos responsabilités d’« élites » privilégiées était intimidants.
Il parlait avec une ardeur qui reflétait son enthousiasme et son sérieux. Sa vérité intérieure surgissait de chaque syllabe, même humoristique, qu’il prononçait avec une franchise déconcertante.
Généreux et humble, il avait une grande idée de la responsabilité des Africains qui ont eu la bonne fortune d’aller à l’école et de se confronter à d’autres manières de voir et de faire. Il aimait le mouvement et la remise en question de soi. C’était une hygiène de vie. « Jaar jaar ! …» : le parcours, me disait-il en wolof pour expliquer la nécessité d’avoir un itinéraire, une trace.
En sa présence, le temps s’étirait : l’échange était toujours intense, la parole lumineuse et le silence exaltant. Toute discussion économique avec lui-sur la dette ou sur la politique monétaire était une exploration des espaces ignorés, comme si on déambulait ensemble dans une grande maison fascinante et inconnue pour y ouvrir ensemble des armoires et des tiroirs abandonnés et y découvrir ensemble des poupées russes. C’était un exercice d’humilité, un défi pour le Bantou porteur de semi-certitudes que je suis…
Pas un grain de la frivolité et de l’agitation immobile qui donnent à beaucoup d’entre nous le faux sentiment d’avoir « réussi » leur vie. Un jour où je suis à Dakar, il promet de passer me chercher pour aller prendre un vers. Je l’attends devant l’hôtel Savanah où des véhicules divers se garent toutes les minutes. Il est en retard. Pas de problème : un homme d’Etat gère constamment les urgences mystérieuses de la République. Pendant que je l’attends, un véhicule garé depuis longtemps pas loin « fait des appels de phare ». Je ne m’en offusque pas : nous avons l’esprit magique et le sens du spectacle. Au bout de quelques minutes, le chauffeur de ce voiture ambiguë ouvre lentement la portière et descends : c’était Mahammed, qui m’attendait depuis un moment et il conduisait lui-même son véhicule !
« Tu gâtes le métier de Premier ministre », lui di-je étonné par tant d’incivilité. Chez nous et ailleurs, ça ne se passe pas comme cela. Un haut dignitaire de la République ne s’abaisse pas à conduire. Il sourit, me tape sur l’épaule, et m’emmène dans un café de la ville où tous les employés ne se gênent pas pour le tutoyer en lui faisant la conversation. Les douleurs et les trahisons qui constituent la trame de nos vies intrinsèquement misérables par-delà nos pouvoirs d’achat supposés n’ont jamais ébranlé la fine conscience que Mahammed avait de notre devoir de vivre. De vivre pour autrui pour se donner, peut-être, une raison valable d’exister. Même lorsqu’il s’est parfois retrouvé dans ce lieu inévitable où la vie nous renvoie comme un miroir nos impossibilités, « l’en-commun du grand désenchantement » (comme l’énonce Patrick Chamoiseau), Mahammed est demeuré stoïque dans la foi.
De temps à autre, les mauvaises nouvelles me parviennent avec un acharnement cynique. Comme celle reçue le 5 avril m’annonçant son décès. J’ai parlé hier avec Caty, sa lumineuse épouse bien-aimée. Elle m’a dit : « Mahammed était mon guide, mon conseiller, mon ami, mon mari, mon tout. Il était un homme parfait, j’ose le dire. »
Mahammed Boun Abdallah Dionne, mon grand-frère, a été inhumé ce jour, 10 avril 2024 à Touba.