Le monde pétrolier demeure un univers impitoyable. L’omerta y prévaut. Quiconque rompt cette implacable « loi du silence » s’expose à la colère froide du milieu régi le plus souvent par des règles non écrites auxquelles souscrivent des acteurs de tous ordres.
Voir Aliko Dangoté pleurer à chaudes larmes au cours d’une émission télévisée révèle l’état d’esprit d’un homme atteint et blessé, déboussolé et désincarné, déçu et dépité, amer et inconsolable.
Le Nigérian est la première fortune d’Afrique. Il sillonne le continent en quête d’opportunités d’affaires. Présent dans une vingtaine de pays, il cultive la discrétion là où d’autres préfèrent s’afficher avec des vedettes. Son sens des affaires et son habileté le placent au cœur des tendances lourdes qui dominent l’économie africaine, internationale et mondiale.
Au détour de ses nombreux et fréquents déplacements, il furète sans cesse, noue des contacts utiles et conclut des accords. Mieux, Dangoté gagne des marchés florissants. Ceux-ci le propulsent au-devant d’une scène africaine au sein de laquelle il jouit d’une réputation grandissante.
Sa consécration force le respect. L’homme d’affaires prospère dans l’industrie et s’empare de secteurs stratégiques. Sa mainmise sur le ciment se double d’un séduisant plan d’investissement massif qui le rend plus qu’incontournable dans les grands projets, les chantiers, les BTP, le boom de l’immobilier, l’essor des constructions et l’édification d’ouvrages gigantesques.
Partout son nom est évoqué. Les grands dirigeants le courtisent. Les Chefs d’Etat l’adoubent et le reçoivent avec éclat dans de somptueux palais. Il y devient un habitué sans toutefois « être hors sol ». Car s ‘éloigner du terrain équivaut chez lui à perdre le sens des réalités dans une Afrique des paradoxes.
Aime-t-on tant les « têtes » qui dépassent ? Favorise-t-on les « success story » ? Les réussites et les facteurs de réussite bénéficient-ils de protection particulière ? Le milliardaire nigérian enjambe un nouveau pas en décidant de construire des raffineries de pétrole. Il poursuit l’objectif de transformer le brut en le raffinant sur place pour approvisionner son pays d’abord et ensuite la sous-région.
Du coup, il ambitionne de faire disparaître les longues files de voitures devant des stations dépourvues d’essence. Une fois son intention déclinée, il prospecte les banques dont les plus grandes valident son projet. Le montage est certes complexe mais bancable. Coût de la raffinerie, « clés en mains » : 20 milliards de dollars !
Les travaux s’enclenchent sous le régime de Mouhamed Buhari dont Dangoté était, dit-on, proche. Entretemps, le Nigeria a voté. Et un nouveau président est élu : Bola Tinubu en l’occurrence. Politicien expérimenté, M. Tinubu fut sénateur et gouverneur à la fois. Ce qui le rend redoutable dans l’adversité surtout s’il a épinglé certains hommes d’affaires pour avoir soutenu ses concurrents.
Ça ne s’oublie à moins d’être doué pour la grandeur. L’industriel Dangoté est dans le collimateur. Son projet accuse du retard par rapport au délai de démarrage. Les rumeurs fusent, persistent et se font insistantes en entamant considérablement le plan d’affaires de l’usine de transformation. L’entourage du président nigérian est à la manœuvre.
Les observateurs redoutent des affrontements à venir d’autant que l’approvisionnement en brut, base du business model de la raffinerie, est de plus en plus compromis. Dangoté, sentant le soufre, pressent le danger et active tous ses réseaux, y compris les réseaux dormants.
Tinubu « fait le mort », parce qu’inaccessible ! Certains oligarques nigérians, sans assises réelles, n’étant de surcroît ni des entrepreneurs, ni des bâtisseurs, interfèrent simplement parce qu’ils sont « au bon endroit » à un moment donné.
Les mêmes jouent les coudes. Ils alertent pour l’empêcher de recourir à l’importation de brut pour alimenter sa fabrique. Les Nigérians rivalisent de conjectures, leur jeu favori ainsi que les interminables cérémonies festives et jouissives qu’affectionnent les ambitieux et les prétentieux à la périphérie du pouvoir et des fortunes.
Aucune mesure n’est prise à l’encontre de l’industriel. S’il n’est pas craint, il demeure néanmoins une icône dans ce vaste pays populeux ravagé par les malversations. Mais privé d’interlocuteurs, Dangoté s’irrite, s’emporte et le doute l’envahit. Il lâche : « le système mafieux est plus pernicieux dans les milieux du pétrole que partout ailleurs.»
L’ire est à son comble. Sa position d’industriel clairvoyant agace plus d’un. En vérité, Dangoté intrigue par son silence. Et ils sont nombreux à s’interroger sur ses pouvoirs qu’il n’affiche pas pourtant !
En revanche, trop d’intermédiaires pullulent à l’affût de juteux coups sans coup férir. Le brut nigérian est cédé à prix réduit. Ceux-ci acquièrent ainsi d’énormes quantités sous la forme de quotas qu’ils revendent à d’autres grands intermédiaires à des tarifs nettement plus élevés.
Ils empochent d’énormes profits. Et redistribuent à une kyrielle d’oligarques pétroliers « fictifs » qui ne possèdent aucun actif à l’image de Dangoté. L’Etat nigérian est censé protéger cette activité stratégique pour le pays. Et pourquoi pas épauler le milliardaire en difficulté temporaire !
Cette impression d’indifférence à l’égard du sort réservé à Dangoté laisse entrevoir une lugubre option tendant à maintenir en « respiration artificielle » ces gens corrompus au détriment de capitaines d’industrie reconnus. En dépit de sa frappante désorganisation, la filière pétrole reste jalousement convoitée par des importateurs inclassables également défavorables à une production locale. Donc outrancièrement opposés à l’initiative industrielle de Dangoté. En clair, les dirigeants nigérians n’érigent pas en orgueil politique cette raffinerie qui pourrait contribuer à illustrer le narratif du pays toujours assujetti aux crises cycliques, aux pénuries et aux spéculations.
Les revenus de l’or noir entretiennent des pratiques que la morale réprouve. Un vrai pillage s’organise autour d’intérêts privés qui ne voient pas d’un bon œil la montée en puissance de ce musulman pieux du Nord du Nigéria.
Ces détracteurs voient en lui une menace. Tandis que ses partisans et ses admirateurs saluent son esprit conquérant et son sens de la prospérité partagée. En se plaçant au-dessus de la mêlée, l’Etat fédéral nigérian a l’occasion de s’écarter de l’immobilisme en défendant l’économie nationale. A l’image des Etats-Unis ou de l’Europe qui défendent bec et ongles leurs intérêts majeurs, leurs champions industriels et les labels sortis de leurs usines.
L’affaire Dangoté risque de s’enliser. Puisque l’argument officiel cache l’essentiel. Tous les regards se tournent vers le Nigéria où le pouvoir a décrété des mesures draconiennes de réduction de son train de vie. Abuja se résout à travailler sur des solutions « à long terme face aux défis énergétiques.» Les économies de devises sont indexées pour garantir l’optimisation des ressources. Les vraies causes du déclin nigérian sont-elles cernées ? Dernier roman de Wolé Soyinka : « Chronique du pays des gens les plus heureux du monde… »