Depuis l’arrivée de Bassirou Diomaye Faye à la présidence sénégalaise, l’Afrique de l’ouest se prépare enfin à sortir du Franc CFA. Sa jeunesse l’espère depuis toujours, et les trois pays de l’AES y sont résolus. Oui mais comment ? Le champ des possibles est plus vaste qu’on ne le croit. Hélas, la classe dominante prépare une sortie du Franc CFA à son avantage, sans modifier les règles du jeu en profondeur, une sortie qui ne changerait rien aux injustices ni aux inégalités structurelles.
Techniquement, il s’agirait dans ce cas de renoncer à la parité fixe avec l’Euro (les réserves de change ayant été retirées de la Banque de France depuis janvier 2021) en changeant symboliquement le nom de la monnaie, seulement le nom, pas les fondamentaux, pas la philosophie.
Cet événement historique serait pourtant l’occasion d’ouvrir le débat, et d’intéresser chacun à ce sujet central dont on ne parle jamais, ce grand tabou : la création monétaire. L’occasion d’impliquer l’ensemble de la population dans les décisions à prendre, éventuellement par référendum, pour choisir le meilleur des systèmes monétaires possibles, celui qui permettra un véritable développement endogène, un juste partage du travail, des efforts et des richesses.
La télévision publique pourrait consacrer une émission hebdomadaire à ce sujet, pour diffuser une information cruciale qui n’a toujours pas percuté la conscience collective, ni donc l’imaginaire politique : il y a longtemps que les banques ne prêtent plus l’argent que nous déposons dans leurs coffres, sur nos comptes, car depuis l’abandon de l’étalon-or, dans les années 1970, elles créent l’argent de façon purement scripturale, A PARTIR DE RIEN MAIS UNIQUEMENT SOUS FORME DE DETTES, lorsqu’une banque accorde un emprunt. On peut donc appeler « argent dette » le système monétaire mondial et quasiment toutes les monnaies officielles. Sortir du Franc CFA sans briser ce dogme, cette prison mentale, ne serait qu’un miroir aux alouettes, une manière de prolonger l’escroquerie.
Individuellement, nous sommes habitués à travailler si dur pour gagner de l’argent, et depuis si longtemps, que nous sommes persuadés que l’argent est la valeur du travail, son fruit. Ce fût peut-être vrai pendant quelques siècles. Mais c’est aujourd’hui une illusion, puisque l’argent est depuis longtemps créé à partir de rien, en écrivant simplement des chiffres dans l’ordinateur d’une banque, lorsqu’elle accorde un crédit. La souveraineté monétaire de l’Afrique de l’ouest est une nécessité, une urgence, elle ne changera pourtant rien aux souffrances des peuples tant que l’argent sera créé uniquement sous forme de dettes.
La souveraineté monétaire de la Communauté Européenne, par exemple, n’empêche pas les immenses écarts de richesses individuelles au sein des pays qui la composent, l’extrême pauvreté, le délabrement des services publics, le délitement industriel.
Dans le système monétaire actuel (le système de « l’argent-dette ») l’argent est créé uniquement par la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, les banques centrales et les banques privées lorsqu’elles accordent un prêt à une personne, une entreprise ou un État. Toute la monnaie en circulation vient de là, de l’emprunt.
Ce principe, parfaitement artificiel, explique le déficit budgétaire permanent des États, qui s’interdisent curieusement de créer l’argent eux-mêmes, comme ils le faisaient jadis pour financer le développement et les services publics. Depuis les « ajustement structurels » des années 1980, c’est précisément au nom de ces déficits, absurdes et criminels, que les hôpitaux, les écoles, les universités et le reste sont paupérisés, fracassés, démantelés. Pas seulement en Afrique.
Aujourd’hui monopole du système bancaire, le pouvoir de création monétaire ne sert quasiment plus qu’à endetter les États, nourrir les marchés financiers et enrichir les riches, au détriment des services publics et des peuples. Les banques centrales créent des milliards à partir de rien, continuellement, pour alimenter au quotidien la spéculation, et pour sauver ponctuellement les banques, secourir les marchés financiers, dont les crises et les krachs sont cycliques, inhérents à l’économie spéculative elle-même. Lors de ces crises financières, les milliards sont créés encore plus massivement, alors qu’on nous explique du soir au matin qu’il n’y a pas d’argent magique pour les services publics, qui selon le dogme en vigueur devraient être financés uniquement par l’impôt.
En vérité, le déficit public est un mythe1, il y eut des périodes durant lesquelles certains gouvernements ne se faisaient aucune obligation d’équilibrer les dépenses publiques par des recettes fiscales.
Aux Etats-Unis et en Allemagne, par exemple, il fut possible entre les deux guerres mondiales de financer les politiques publiques par la création monétaire à partir de rien, sans générer d’inflation excessive. Nous pourrions le faire aujourd’hui encore, à condition de ne plus gaspiller notre pouvoir de création monétaire pour alimenter les marchés financiers. Ce pouvoir doit être réservé à la bonne économie : l’alimentation, l’hôpital, l’école, l’écologie, etc.
L’idéal serait de faire d’une pierre deux coups, profiter de la sortie du Franc CFA pour s’évader en même temps de l’argent-dette, abolir ce dogme comme fut abolit l’esclavage. Mais comment faire ? Comme jadis, les puissances néocoloniales chercheront sans doute à affaiblir la nouvelle monnaie par tous les moyens. Pour contrer cette menace, sans doute faudra-t-il éviter une sortie brutale, trop risquée, et imaginer un plan en plusieurs étapes, pour éviter l’inflation du prix des denrées et des objets de première nécessité.
En 2015, pour échapper à la pression des institutions financières internationales, le gouvernement grec avait conçu un plan, auquel il a curieusement renoncé in extremis, qui pourrait inspirer les pays d’Afrique de l’ouest : créer une monnaie complémentaire, une « monnaie-don », pour financer sans dette les services publics et la transition écologique. Pour les grecs, cette monnaie aurait été complémentaire de l’Euro, le temps de s’en débarrasser. En Afrique de l’ouest elle serait complémentaire du Franc CFA, le temps de s’en affranchir. Prudemment, par étapes, sans affaiblir le pouvoir d’achat des ménages ni aggraver les pénuries alimentaires, hospitalières, pharmaceutiques, etc. Ce scénario est envisageable dans le cadre d’une sortie conjointe du Franc CFA par plusieurs pays, ou même un seul. Lors du passage à l’Euro, la nouvelle monnaie a cohabité plusieurs années avec les monnaies vouées à disparaître (Franc, Peseta, Lire, Mark, etc.). Pour l’Afrique de l’ouest, la sortie du Franc CFA est une occasion historique d’ouvrir la voie à tous les peuples qui rêvent de se libérer de la tyrannie des marchés financiers, l’horreur économique, l’argent-dette.
1 lire Stéphanie Kelton : « Le mythe du déficit, la théorie moderne de la monnaie et la naissance de l’économie du peuple », et Nicolas Dufrêne : « La dette au 21ème siècle, comment s’en libérer? »
Camille Couteau est chercheur indépendant en économie politique et sociologie du développement, il travaille particulièrement sur les alternatives au système monétaire actuel et prépare la publication, aux éditions L’Harmattan, d’un livre intitulé « Sortir de l’argent-dette, création et destruction monétaire en Afrique de l’ouest et ailleurs ».
Camille COUTEAU
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