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Marchands Ambulants – Lettre Ouverte à Monsieur Le Ministre De L’intérieur (par Madi Waké Touré)

Marchands Ambulants – Lettre Ouverte à Monsieur Le Ministre De L’intérieur (par Madi Waké Touré)

Monsieur le Ministre de l’Intérieur,

 

La solution ne réside pas dans des déguerpissements tous azimuts. Se taire face à ce qui se  passe, serait une faute morale. En tant que travailleur social, façonné par l’écoute, le sens du devoir et la défense des plus vulnérables, je ne saurais demeurer silencieux lorsque le sort de milliers d’hommes et de femmes se trouve menacé.

 

Ces personnes, aujourd’hui privées de leur principal outil de survie, que deviendront-elles ? Cette interrogation, à la fois sociale et éthique, interpelle les consciences et appelle une réponse fondée sur la responsabilité collective et l’humanité.

 

La fonction sociale m’impose de dire la vérité, même lorsqu’elle dérange, et de défendre la dignité humaine, surtout lorsqu’elle vacille sous l’effet de politiques dénuées d’empathie. Depuis les années 1980, mes écrits ont accompagné les causes justes, dénoncé les injustices et rappelé que tout pouvoir dépourvu de compassion devient une mécanique froide et dévastatrice( voir articles publiés sur le Net).

 

La réflexion que je porte aujourd’hui s’inscrit dans la continuité d’un engagement ancien : celui du refus de l’arbitraire. Puissions-nous rester fidèles à cette exigence, malgré les temps difficiles où penser librement expose déjà à la réprobation.

 

Réfléchir, c’est s’exposer. S’exprimer, c’est déranger. Mais se taire, ce serait trahir. Alors, je prends la parole. Je parle pour ces femmes et ces hommes remarquables par leur courage, que l’on expulse de nos trottoirs au nom d’une modernité souvent mal comprise. Je parle pour ces anonymes qui, dès l’aube, redonnent vie à nos cités endormies. Leurs pas résonnent dans la brume matinale, timide mais tenace.

 

Il s’agit des marchands ambulants, ces acteurs essentiels et trop souvent invisibles d’une économie populaire. Leur rôle échappe aux décrets et aux stratégies ministérielles, mais sans eux, la ville perdrait une part de son âme.

 

Dans le discours officiel et médiatique, on les décrit fréquemment avec des termes péjoratifs : « désordre », « informalité », « anarchie urbaine ». Or ces expressions masquent une réalité plus complexe. Derrière chaque panier de légumes, chaque étal improvisé, chaque brouette poussée sous le soleil, il y a un homme ou une femme qui lutte pour sa famille, sa dignité et sa survie quotidienne.

 

Ces acteurs incarnent une économie populaire résiliente, capable de persister malgré les politiques répétées de déguerpissement. Comme le rappelait Amadou Hampâté Bâ, « Dans chaque être humain réside la mémoire d’un monde entier. » La présence de ces commerçants dans l’espace urbain constitue une mémoire active, faite de travail, de courage et de persévérance.

 

L’histoire des villes africaines montre que le commerce ambulant ne peut se réduire à un simple « désordre » : il représente le cœur battant de l’économie populaire. Avant l’émergence des grandes avenues et des centres commerciaux, les marchés informels ont permis aux populations de survivre aux crises économiques, aux famines et aux défaillances de l’État.

 

Le Sénégal, à l’instar de nombreux pays africains, doit une partie de sa résilience à ces hommes et femmes qui, depuis des décennies, vendent sur les trottoirs, dans les coins de rue ou sous les carrefours, tissant un maillage économique unique et irremplaçable.

 

Politiquement, ignorer ou réprimer ces acteurs revient à nier la réalité sociale et économique du pays. Les opérations de déguerpissement systématiques, souvent présentées comme des mesures de « modernisation » ou de « propreté urbaine », ne font que creuser le fossé entre l’État et le peuple.

 

Économiquement, le rôle de ces marchands ambulants est crucial, bien qu’encore largement sous-estimé. Ils contribuent à la fluidité des circuits économiques locaux, à l’accès aux biens pour les populations urbaines et à la survie quotidienne de milliers de familles.

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Les marchands ambulants circulent quotidiennement avec des produits frais, des denrées essentielles et des biens du quotidien que les grandes surfaces et les circuits formels ne peuvent, ou ne souhaitent, fournir de manière universelle. Par leurs activités, ils génèrent une richesse endogène, soutiennent les familles, stimulent la circulation monétaire au sein des quartiers et assurent une forme de résilience urbaine souvent invisible dans les statistiques officielles. La suppression de ces acteurs équivaudrait non seulement à fragiliser la capacité de subsistance de millions de citadins, mais également à occulter la dynamique réelle de l’économie populaire.

 

Au-delà de leur rôle économique, ces acteurs possèdent une dimension culturelle et humaine indéniable. Chaque étal, chaque cri de vendeur et chaque marchandise exposée constitue un vecteur narratif de l’ingéniosité, de la débrouillardise et de la persévérance des populations urbaines. Cheikh Anta Diop (1991) rappelait que la grandeur d’un peuple se mesure à sa capacité à mobiliser et à intégrer toutes ses forces, y compris celles situées en marge des structures dominantes. Dans cette perspective, les marchands ambulants peuvent être perçus comme des acteurs stratégiques de la vie urbaine : ils constituent le pouls économique et culturel des villes africaines et représentent une manifestation vivante de la vitalité populaire.

 

Ces constats sont étayés par des recherche. Ndebi et Dama Dié (2020), dans Le secteur informel en Afrique : dynamiques organisationnelles des acteurs dans les marchés de proximité, une étude de quelques cas de marché dans la ville de Douala au Cameroun, démontrent que les marchands ambulants participent activement à la régulation sociale et à la stabilité économique locale, même en dehors des structures formelles. Ils contribuent à la création d’emplois et de revenus indispensables pour de nombreuses familles, et leur organisation interne, souvent sous-estimée, favorise la cohésion sociale et une régulation autonome du marché.

 

D’autres travaux corroborent ces analyses et mettent en lumière l’importance de ces acteurs dans l’économie populaire. Chéneau-Loquay (2010), dans L’usage d’internet dans les classes populaires sénégalaises : Le cas de marabouts, marchands ambulants et femmes de ménage, publié dans Africa on the Brink of the Telecommunications Revolution: Key Trends in ICT Dissemination (UNESCO), souligne la capacité d’innovation des marchands ambulants. Selon l’auteure, ces acteurs intègrent les technologies de l’information et de la communication afin d’optimiser leurs ventes et leurs stratégies de communication ;incarnent une modernité pragmatique, directement adaptée aux réalités locales et aux contraintes contextuelles.

 

Ces constats illustrent de manière convaincante que les marchands ambulants ne sauraient être réduits à de simples acteurs marginaux de l’économie urbaine. Ils constituent au contraire des leviers essentiels de développement socio-économique et culturel, dont la reconnaissance et la valorisation sont indispensables pour une compréhension complète des dynamiques urbaines africaines.

 

La représentation des marchands ambulants dans certains discours tend à les présenter sous un jour favorable. Toutefois, cette perception n’est pas partagée universellement. Pour une partie de l’opinion, ces acteurs contribuent à dégrader l’image urbaine et accentuent les phénomènes d’anarchie et d’indiscipline qui caractérisent certaines villes africaines.

 

Il convient de reconnaître la validité partielle de ces critiques. Néanmoins, l’exclusion pure et simple des marchands ambulants ne constitue pas une solution pertinente. La forte présence de ces acteurs dans l’espace public s’explique avant tout par des facteurs structurels : un tissu industriel limité, incapable d’absorber la jeunesse, combiné à un déficit infrastructurel persistant dans de nombreuses régions, après plus de soixante ans d’indépendance. Ces jeunes, confrontés à un environnement marqué par la précarité matérielle et sociale, sont également en contact avec d’autres réalités via les réseaux sociaux, renforçant leur aspiration à des conditions de vie meilleures.

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Face à cette situation, deux approches sont souvent évoquées : tolérer le désordre urbain ou procéder à des déguerpissements massifs au nom de la modernité. Une analyse plus rigoureuse suggère que la solution réside dans la concertation et l’intégration intelligente des acteurs du commerce informel. Le dialogue entre responsables urbains et marchands ambulants pourrait  permettre  d’identifier des solutions pragmatiques conciliant ordre social et dynamisme économique. 

 

Pour des pays comme les nôtres, il nous faut être imaginatifs, voire créatifs. Les grilles d’analyse venues d’ailleurs ne traduisent pas toujours avec pertinence nos réalités sociales et culturelles. Vouloir plaquer tels quels certains schémas, c’est passer complètement à côté. Vivement que nous apprenions à penser par nous-mêmes et à nous départir de cette paresse intellectuelle qui nous pousse à préférer les solutions de facilité, lesquelles ne mènent à rien de durable.

 

Cela dit, venons-en côté propositions. L’État pourrait promouvoir un concours national visant la conception de meubles-portes-bagages légers et facilement transportables, spécifiquement destinés aux marchands ambulants. Ces dispositifs, optimisant l’espace, permettraient de réduire l’encombrement des trottoirs et de réguler l’occupation de l’espace public, tout en stimulant le secteur de l’artisanat local.

 

L’intégration du commerce informel dans la planification urbaine représente un double enjeu : d’une part, elle favorise le développement économique local et, d’autre part, elle contribue à une meilleure organisation de la ville. Dans un contexte économique caractérisé par la précarité sociale et la fragilité macroéconomique, l’exclusion des marchands ambulants apparaît non seulement irréaliste mais également contre-productive.

 

Enfin, l’expérience des présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall démontre l’inefficacité des politiques centrées exclusivement sur l’autorité et le contrôle. La dimension structurelle et socio-économique du commerce ambulant nécessite des approches innovantes et inclusives, fondées sur la concertation et la régulation plutôt que sur la répression. La gestion durable du commerce informel constitue ainsi un enjeu central pour l’organisation urbaine et la cohésion sociale dans les villes africaines contemporaines.

 

Cette situation met en lumière la nécessité d’adopter une approche renouvelée, fondée sur l’audace et l’innovation. L’un des principaux défis réside dans la faible capacité de créativité institutionnelle : les acteurs publics continuent de privilégier des réponses conjoncturelles, souvent déconnectées des réalités locales et insuffisamment adaptées aux besoins des populations.

 

Les municipalités, censées jouer un rôle central dans la régulation et l’intégration des marchands ambulants, se trouvent fréquemment absorbées par des priorités administratives éloignées des enjeux véritables du développement territorial. Une analyse empirique du fonctionnement de la plupart des mairies révèle l’absence de politiques structurantes et de dispositifs pérennes d’accompagnement. À titre de contraste, certaines collectivités locales, dans d’autres contextes urbains, expérimentent des projets innovants en partenariat avec des acteurs économiques et sociaux, illustrant la faisabilité d’une gouvernance participative de l’espace public.

 

Dans cette perspective, le développement de programmes de formation en comptabilité, en entrepreneuriat et en gestion stratégique de l’espace urbain constitue une piste pertinente pour renforcer les compétences des marchands ambulants et favoriser leur inclusion économique. Le fonctionnement actuel de nombreuses municipalités, encore marqué par une gestion administrative traditionnelle, semble en décalage avec les exigences contemporaines d’un développement territorial inclusif et d’une économie urbaine durable.

 

Ainsi, la problématique des marchands ambulants ne saurait être considérée comme insoluble. Elle appelle, au contraire, à une réflexion approfondie sur les politiques locales, orientée vers des solutions pragmatiques, participatives et respectueuses de la dignité humaine. La mise en œuvre de décisions hâtives doit être strictement évitée : toute mesure susceptible d’affecter durablement la vie de milliers d’individus requiert, préalablement, la consultation d’experts et de spécialistes du domaine concerné.

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Le nouveau pouvoir, porteur d’un immense espoir au sein de la jeunesse, se doit de préserver cet élan en adoptant une gouvernance éclairée, fondée sur la réflexion, la concertation et l’intelligence collective.

 

À ce propos, l’éminent Seydou Badian Kouyaté, ancien ministre de la Culture sous le président Modibo Keïta — figure intellectuelle majeure, dont la pensée embrassait l’histoire, l’anthropologie, l’ethnologie et la sociologie — soulignait, dans un entretien accordé au journal Le Soleil au début des années 2000 (cité de mémoire) :« Lorsqu’un gouvernement a pour ambition de créer des emplois, il ne détruit pas ceux qui existent déjà. »

 

Cette déclaration, d’une pertinence intemporelle, synthétise de manière exemplaire le principe selon lequel le développement économique ne saurait se construire par la destruction des activités existantes, mais doit au contraire s’appuyer sur leur valorisation et leur intégration harmonieuse dans la dynamique urbaine.

 

Toute politique relative aux marchands ambulants devrait être conçue non comme une opération de déguerpissement ou de contrainte, mais comme une démarche de valorisation et d’organisation de l’économie populaire. La prise en compte des réalités socio-économiques locales, l’intégration des acteurs concernés dans le processus décisionnel et l’adaptation des solutions aux contextes urbains sont des conditions essentielles d’une gouvernance inclusive et durable.

 

Il est nécessaire d’adopter une introspection collective pour repenser nos modes d’action et nos approches réglementaires. Avant toute mesure coercitive, la compréhension et l’écoute doivent primer : analyser les situations avant de déguerpir, écouter avant de réprimer et observer avant de juger.

 

Les marchands ambulants ne sont pas des obstacles à la modernité, mais des acteurs essentiels des dynamiques économiques et sociales locales. Reconnaître leur rôle, sécuriser leur activité et encadrer leur travail revient à valoriser leur contribution à la résilience populaire. Par leur persévérance quotidienne, ils enseignent ce que signifie survivre avec dignité dans un environnement complexe, et il incombe aux institutions de leur accorder visibilité et considération concrètes.

 

Je dois conclure mais je  n’irai pas loin pour chercher le mot de ma conclusion. Je vais tout simplement reprendre le mot que j’ai publié sur ma page Facebook et qui appelle à plus de tolérance de part et d’autre . Une gouvernance solide et adossée à la vérité ne doit pas avoir peur de la critique.

 

Au contraire ! Vivement que cet appel soit entendu : « Une gouvernance véritablement éclairée ne saurait redouter la critique ; elle doit, au contraire, la convoquer comme une lumière qui éclaire les angles morts de l’action publique. Car les vérités les plus solides ne jaillissent pas toujours de la bouche des amis — encore moins de ceux qui vivent à l’ombre de vos faveurs.

 

Le drame de l’homme public, ici comme ailleurs, c’est cette inclination tragique à s’entourer d’hommes et de femmes dont la mission inavouée est de flatter plutôt que d’éclairer. Or, un pouvoir qui n’écoute que les voix qui chantent sa gloire s’expose à la cécité morale, à l’illusion de l’infaillibilité. Et c’est là que naissent les dérives, les abus, et les effondrements.

 

Si le monde va mal – très mal – c’est parce que les gouvernants ont oublié que la vérité ne vient pas toujours du cercle des courtisans, mais souvent de la parole libre, celle qui dérange, celle qui sauve. »

 

Fait à Pikine le 24 octobre 2025

Madi Waké TOURE, Assistant Social, Conseiller en Travail Social

tmadi 70@yahoo.fr

 


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