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Dans Quel Pays Vivons-nous ?

Dans Quel Pays Vivons-nous ?

Les conditions rocambolesques de la libération de Karim Wade ont remonté à la surface le fameux « Protocole de Reubeuss », qui alimente par intermittence l’actualité sénégalaise depuis onze à douze longues années. On aura tout entendu, tout lu avec ce fameux « Protocole », qui est allé de rebondissement en rebondissement et donnant lieu, chemin faisant, à toutes sortes de commentaires et à des amalgames les plus malhonnêtes. Aujourd’hui, l’horizon semble s’éclaircir et les langues commencent à se délier vraiment. Comme poussés par on ne sait quelle force, des acteurs qui rejetaient formellement l’idée d’un quelconque protocole, se disputent aujourd’hui les médias publics et privés, pour en reconnaître sans sourcilier l’existence, même s’ils l’appellent « accord», « engagement », « traité », etc. Nous avons donc beaucoup lu, beaucoup entendu, de la part de ces hommes et de ces femmes qui étonnent et indignent par leur versatilité. Il est vrai que nous sommes au Sénégal, un pays où la parole donnée n’a plus aucune valeur. On peut y affirmer formellement une chose aujourd’hui, et tout le contraire le lendemain sans frais.

Revenons à notre fameux « Protocole » et rappelons quelques déclarations y afférentes. Monsieur Idrissa Seck, l’un des acteurs centraux de ce « Protocole », a été révoqué de ses fonctions de Premier Ministre le 21 avril 2004. C’était l’occasion rêvée par Me Ousmane Ngom, qui lui en voulait terriblement, pour prendre enfin sa revanche. Me Ngom pensait en effet, à tort ou à raison, que M. Seck constituait l’obstacle majeur entre son ancien mentor et lui, auprès de qui il cherchait à se faire pardonner sa trahison depuis de longs mois. Aussi, profita-t-il de l’opportunité que lui offrait l’éviction de son adversaire – qui ne représentait plus aucun danger –, pour porter sur lui des accusations d’une rare gravité, en réponse, semble-t-il, à des propos peu amènes que ce dernier aurait tenus à son endroit. C’était dans une interview à « L’Observateur » du lundi 26 avril 2004. Me Ngom n’y était vraiment pas allé de main morte. Il commença par traiter Idrissa Seck de Raspoutine africain et l’accusa de félonie, de ruse, de boulimie de pouvoir, d’argent et de possession, de perfidie, de séduction (par le Coran) et de blasphème. Il évoqua ensuite certains scandales, notamment celui de « l’achat du nom de domaine de la Sonatel.com, sous le faux nom de Paul Stewart avec une fausse adresse aux Etats-Unis ». Me Ngom allait plus loin encore dans ses graves accusations en rappelant le passage de M. Seck au Ministère du Commerce (à l’époque de Diouf), où il s’adonnait à des activités peu catholiques, notamment à des faits avérés (selon lui) de corruption, de fraude, de concussion, etc. L’avocat poursuivit son sévère réquisitoire en ironisant à l’envi : « Je ne parle pas des scandales plus récents, depuis l’avènement de l’alternance, qui sont cent fois plus énormes, avec des transferts massifs de fonds en Europe, en Australie, aux Etats-Unis et j’en passe. Sans parler des acquisitions immobilières à Paris, à Lille, aux USA, à Dakar, à Thiès, etc ». Comme pour donner le coup de grâce à son adversaire, Me Ngom asséna méchamment : « C’est quand même scandaleux pour quelqu’un qui, à la veille de l’alternance, a laissé des arriérés de loyers à l’Agence immobilière, qui lui louait son cabinet ». L’interview comportait de nombreuses autres accusations, toutes gravissimes. J’en ai seulement choisi quelques-unes, renvoyant le lecteur intéressé à « L’Observateur » du 26 avril 2004.

Pour toutes réponses aux graves accusations dont l’avait accablé Me Ngom, M. Seck répondit par des versets de Coran et par des Hadith, qui laissèrent déjà une forte impression de doute. Me Ngom n’était quand même pas n’importe qui. C’était un homme politique expérimenté doublé d’un juriste. L’avocat qu’il est ne s’aventurerait certainement pas à porter sans preuves d’aussi graves accusations publiques sur son adversaire. En tous les cas, M. Seck ne réagit pas de façon appropriée aux graves accusations qui étaient portées contre lui. Passe encore ce silence assourdissant de l’accusé ! Mais, ce qui était plus incompréhensible, c’était l’autre silence, lui aussi plus assourdissant encore, des autorités gouvernementales, parlementaires et judiciaires.

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Oui, on s’étonnait et s’indignait de ces deux silences suspects et j’y reviendrai. Auparavant, je précise que les graves accusations de Me Ngom n’étaient en rien liées à l’Affaire dite des « Chantiers de Thiès », qui n’était pas encore agitée. Certains compatriotes ignorants ou mal intentionnés font de l’amalgame en liant le fameux « Protocole de Reubeuss » à l’Affaire dite des « Chantiers de Thiès ». Il est vrai que, souvent, la confusion a été faite dans la presse, de bonne foi ou entretenue par des acteurs qui tiraient les ficelles en coulisse. En réalité, et je le tiens de source digne de fois, l’Affaire dite des « Chantiers de Thiès » n’a été utilisée que pour contraindre Idrissa Seck à rembourser ce supposé fameux « butin » de 74 milliards de francs CFA à Me Wade. Ce dernier a convoqué M. Bara Tall à New York et l’a mis en rapport avec un de ses ministres qui lui était très proche. Ce dernier devait convaincre M. Tall d’accepter la « surfacturation de neuf milliards de francs CFA » des « Chantiers de Thiès » et de mouiller Idrissa Seck. Pour cette « surfacturation », il irait certainement en prison pour quelques jours. Me Wade s’engageait alors à rembourser rapidement les neuf milliards mais tiendrait Idrissa Seck. Naturellement, M. Tall refusa net ce pitoyable marché et traita le ministre de tous les noms d’oiseau. Il payera évidemment ce refus par la prison d’où il sortira, la tête haute, sans même avoir été jugé.

Donc, le « butin » derrière lequel courait Me Wade et qui serait planqué quelque part par son ancien Premier Ministre n’est ni lié aux fonds politiques, ni aux « Chantiers de Thiès ». Me Wade en a manifesté la preuve à la télévision nationale, le 1er mars 2007, jour où la Cour constitutionnelle l’a déclaré provisoirement élu. C’est l’occasion qu’il choisit pour faire sa première apparition (peu glorieuse) comme président réélu. Il manqua alors manifestement de grandeur et de magnanimité : le premier acte de sa nouvelle gouvernance – il y était déjà, sans même attendre d’être installé – a été de pilonner ses pauvres adversaires défaits, les accusant de tous les péchés d’Israël, tout en sachant qu’ils n’avaient pas la possibilité de lui porter la contradiction par le même canal. Ce jour-là, il a porté des accusations particulièrement graves sur son ancien Premier ministre et fit, le concernant, cette terrifiante révélation, comme s’il avait bu du yassi : « Nous étions dans une sorte de jeu d’échec à distance. Il m’a demandé à sortir de prison (sic). Je lui ai demandé de rapporter l’argent qu’il avait pris. Et il s’est engagé à rembourser l’argent qu’il avait pris. » Et pour se faire plus convaincant et nous indigner encore plus, Me Wade brandit, contre toute attente, le fameux « Protocole de Reubeuss », ou ce qui était considéré comme tel.

Ces jours derniers, la presse a amplement rendu compte du contenu de ce document en date du 29 décembre 2 005. Me Wade continuait, en verve, son ndëpp du 1er mars 2007 : « Nous pensons qu’il y a entre quarante milliards et plus déposés dans un compte trust à New York chez un avocat. La Justice a fait des commissions rogatoires dans le cadre des accords judiciaires. (….). La France a donné un rapport (et, de ce pays), nous avons reçu pratiquement toutes les informations. Il reste le Luxembourg, la Suisse et surtout les Etats-Unis. » Il ajoute que les tentatives de l’ancien Premier Ministre de planquer des milliards au Luxembourg se sont soldées par un échec, les autorités de ce pays s’y étant opposées. C’était énorme, tout cela ! Dans quel pays vivions-nous et vivons-nous encore aujourd’hui ? Ce sont les questions légitimes que nous devons nous poser.

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Revenons à ses propos de ce 1er mars 2 007 ! Á une question sur le profil de l’homme ou de la femme qui devrait lui succéder, il répondit : « (…) En tout état de cause, ce n’est pas Idy. (…) Nous nous retrouverons devant Dieu.» Nous nous souvenons encore qu’il martelait, en se frappant la poitrine : « Je peux lui pardonner tous les torts qu’il m’a portés, mais l’argent du contribuable, jamais » ! L’argent du contribuable ! Quel argent du contribuable !

Un peu plus d’un an avant la sortie peu glorieuse de Me Wade ce 1er mars 2007, le quotidien Walf Grand-Place, révélait le fameux « Protocole » et son contenu dans son édition du lundi 6 février 2006. Le journal affirmait sans ambages être en mesure, de sources dignes de foi, de « révéler qu’Idrissa Seck est en train de verser une partie de l’argent, objet de son différend avec le président Wade, de l’argent qui n’a rien à voir avec l’affaire dite des chantiers de Thiès ». Il estimait le montant du magot à quelque 60 milliards de francs Cfa et précisait qu’un « long et serré marchandage » a permis de convaincre Idrissa Seck de rembourser l’argent à son ex-père. Le journal en détailla ensuite les conditions.

D’aussi graves révélations n’avaient suscité, à l’époque, aucune réaction, ni des deux principaux acteurs, ni des députés, ni des juges. Les informations du journal étaient probablement fondées. C’est Me Wade lui-même qui nous permettra d’en avoir le cœur net, dans sa déclaration du 1er mars 2007, que nous avons passée en revue plus haut.

S’il subsistait encore des doutes sur le différend financier qui opposait les deux célèbres protagonistes, Me Nafissatou Diop, notaire de l’accusé, les a dissipés par les affirmations catégoriques qu’elle a faites, dans un entretien accordé au quotidien « Libération » du 12 juillet 2016, page 5. Pour elle, il n’y a aucun doute, « il y avait un problème financier entre Me Abdoulaye Wade et Idrissa Seck ». Pour se faire plus convaincante, elle ajouta : « Il faut savoir que dès notre premier contact, Me Abdoulaye Wade nous a clairement dit (à elle et à Me Sèye) qu’Idrissa Seck avait pris son argent et qu’il voulait que cet argent lui soit restitué ». Me Diop poursuivit : « Il nous a fait clairement comprendre que cet argent était à l’origine de l’arrestation d’Idrissa Seck et ce dernier a effectivement reçu une proposition à accepter pour sortir de prison. Voilà la pour la petite histoire. C’est dire que ce document financier existe (…) ».

Dans un autre entretien avec le quotidien « Libération » du 25 juin 2016, page 5, un autre témoin privilégié ou, du moins qui se prend pour tel, accable Idrissa Seck en ces termes sans équivoque : « Il parle de deal, c’est lui le dealer. C’est lui le voleur. Il a volé 74 milliards de francs CFA dans un compte qu’il a manipulé avant de le clôturerJe pèse mes mots : il a volé 74 milliards de francs CFA avant de fermer le compte bancaire. Il sait très bien que je sais et il sait pourquoi il a été viré de son poste de Premier Ministre. » Et, pour enfoncer encore plus M. Seck, le « wadiste éternel » conclut en ces termes précis : « Nous étions là quand (il) faisait ses conneries. Nous savons tout et nous savons exactement tout ce qu’il a fait. » Il reviendra à la charge à la « Une » de « Libération » du 18 juillet 2016, cette fois avec des mots grossiers, indécents. Rien d’étonnant pour ce personnage, cet anti-modèle qui a pratiquement pris part à tous les coups tordus montés par son mentor pendant sa longue gouvernance.

A la lumière des déclarations qui précèdent, on peut quand même affirmer que ce « Protocole de Reubeuss » n’a aucun lien avec les fonds politiques, ni avec les « Chantiers de Thiès ». Qu’on l’appelle « Protocole », « engagement écrit », « traité » ou « deal », cet « accord financier » pose dans tous les cas problèmes. Il suscite des questions légitimes auxquelles des réponses claires doivent être apportées. Quel est le montant réel du « butin » que se disputent les deux protagonistes depuis 2005 ? Quelle en est la provenance ? Pourquoi l’accusé principal s’est-il gardé de porter plainte pour laver son honneur, alors qu’il a fait l’objet, pendant plusieurs années, d’accusations gravissimes ? Des versets de Coran ou un Jury d’honneur y suffisent-ils ? Pourquoi nos autorités judiciaires se sont-elles gardées de lever le plus petit doigt pour élucider les tenants et les aboutissants de cet « accord financier » ? Leur silence assourdissant dans cette affaire n’effrite-t-il pas encore un peu plus la confiance que les populations devraient avoir en elles ? N’administre-t-il pas la preuve de leur inféodation (supposée) au Pouvoir exécutif ? Pourquoi nos « honorables » députés – d’où leur vient d’ailleurs ce qualificatif usurpé – ne se sont-ils pas saisis de cette affaire nébuleuse, en mettant notamment en place une commission parlementaire ? Pourquoi, le Président de la République, qui a occupé les stations les plus importantes du pays et qui était dans le secret des dieux, donc forcément de celui du fameux « accord financier », n’a-t-il rien entrepris pour faire élucider cette affaire ? Il est vrai que ce serait trop attendre de lui, lui qui met le coude sur des dossiers et protège manifestement ses amis, quelque graves que puissent être les forfaits dont ils sont accablés dans les rapports des différentes structures de contrôle !

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Cette nébuleuse affaire d’argent qui nous empoisonne l’existence depuis onze longues années est impensable dans les grandes démocraties où les différentes institutions jouent le rôle que les populations attendent d’elles. Dans une longue interview au quotidien « Enquête » (édition du 23 mai 2016) l’analyste politique Yoro Dia affirme avec force : « Je dis, depuis des années, que le pays n’a pas un problème politique. Le pays n’a pas un problème institutionnel (…). Notre système politique a produit deux alternances, en 12 ans ». Ce système est donc, de son point de vue, « parfaitement normal et stable ». M. Dia est aussi optimiste quant à l’état de notre démocratie. Selon lui, « il est temps que les hommes politiques sénégalais entrent dans la deuxième phase de la démocratie, le Sénégal (perdant) trop de temps dans la première phase ».

Je ne partage point l’optimisme de notre analyste politique. Si nous n’avions pas de problème institutionnel, si notre système politique était « parfaitement normal et stable », nous ne connaîtrions sûrement pas les gros scandales qui ont jalonné la gouvernance de notre pays depuis le 1er avril 2000 et bien au-delà. Je me garderai de les citer, ils sont suffisamment connus. Et d’ailleurs, je ne m’en sortirais pas. Je ne crois pas, non plus, que nous soyons suffisamment préparés à entrer dans « la deuxième phase de la démocratie ». Nous pataugerons dans la première, aussi longtemps que nous serons gouvernés par le PDS et ses excroissances, y compris l’APR. Et ces gens-là travaillent à reconstituer leur famille dite libérale et à nous gouverner pendant encore 50 ans. Nous ne sommes quand même pas à ce point maudits qu’ils réalisent leur rêve ! DIEU nous en gardera sûrement. Waaye nak, yalla Yalla bay sab tool.

Dakar, le 18 juillet 2016

 

Mody Niang

Mody NIANG

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