Par ma voix, l’association des anciens pensionnaires de l’Institut des jeunes aveugles du Sénégal (Aapijas-France) dénonçait déjà, dans sa déclaration du 3 décembre 2010, à l’occasion de la célébration de la Journée internationale des personnes handicapées, la rafle de déficients visuels. Les récentes arrestations de non-voyants montrent combien il est si dur, si compliqué pour le Sénégal de bannir le mépris, l’exclusion et l’humiliation de la personne handicapée pour lui rendre enfin sa dignité.
Sept mendiants en situation de handicap ont été arrêtés par la police nationale et présentés au procureur pour délit de mendicité. Il se pose alors la question du sort qui leur sera réservé. Monsieur le Président, il ne faut pas qu’au prétexte de lutter contre la traite des enfants, on en vienne à sacrifier des personnes adultes handicapées. Parce que l’Etat a eu à se comporter à leur égard de façon inhumaine, la vigilance doit être de mise. Dans une histoire assez peu connue des Sénégalais, les mendiants ont été victimes de l’agissement d’hommes sanguinaires, dépourvus de toute humanité. Comme s’ils étaient indignes de vivre parmi eux, les vrais êtres humains, certains dignitaires socialistes, précurseurs de la répugnante politique de désencombrement humain, avaient engagé une vaste entreprise de nettoyage de Dakar de ses mendiants, que nous nous garderons d’étaler ici par pudeur et par responsabilité.
Malheureusement, il n’est pas besoin de remonter très loin dans l’histoire de mon pays pour trouver un autre exemple de telles pratiques ignobles. Il n’y a pas fort longtemps, en 2004, le régime dit de l’alternance, lui aussi, s’était fait remarquer de la pire des manières. En complicité avec sa police, il avait choisi d’attendre la nuit pour commettre son forfait. Des mendiants ont été arrêtés par la police et jetés nuitamment à Sébikotane. La presse en avait largement fait écho, et la Raddho, par la voix de son Président d’alors, M. Alioune Tine, s’en était profondément émue. Au courant de l’été 2010, sous le même régime libéral, au prétexte de lutter contre la traite des enfants, le gouvernement avait pris une mesure d’interdiction de la mendicité sur la voie publique. En application de cette mesure d’interdiction, des personnes handicapées ont été pourchassées, arrêtées et jetées en prison par la police pour délit de mendicité.
Monsieur le Président, vous avez incarné l’espoir et le renouveau pour la Nation toute entière. Il n’y a guère longtemps, je me réjouissais du fait que votre gouvernement ne s’était pas illustré dans cet art qu’a notre pays d’humilier ses handicapés. Mais que je fus surpris, choqué et meurtri de voir votre gouvernement être marqué, lui aussi, du sceau de l’humiliation et de la stigmatisation des personnes handicapées. Il nous semble, dès lors, suffisant pour en appeler à la vigilance et à la responsabilité de tous les citoyens épris de justice. Halte à la récidive ! Assez, c’est assez ! Les personnes handicapées et plus généralement, les mendiants, ont trop souffert pour rajouter à leur souffrance.
La mendicité, Monsieur le Président, faudrait-il vous le rappeler, ne saurait être un choix de vie pour eux. Ils la subissent. C’est un réflexe de survie. Il suffit, en effet, de peu de lucidité pour comprendre que d’elle, dépend leur survie. Dès lors, il nous semble préférable de tabler sur une discipline consentie plutôt que sur une contrainte imposée. Mais, d’avis à donner, nous le savons bien, les mendiants n’en ont point. Bien évidemment, Monsieur le président, quand le gouvernement ordonne, les faibles s’inclinent. Ils vont se résigner et se conformer à l’interdiction, convaincus qu’ils ne peuvent lutter contre bien plus puissant. Mais au final que gagne le gouvernement ? Nul doute, les différentes artères de Dakar finiront par présenter un visage plus reluisant, donnant l’impression d’une ville sans problème. Si tel est le dessein du gouvernement, il réussira. Mais qui est dupe ? La France ne compte plus ses mendiants. Elle n’en reste pas moins une grande puissance.
Monsieur le Président, il s’impose à l’évidence : l’Etat ne peut combattre efficacement la mendicité, sans s’attaquer aux vrais problèmes. Prétendre éradiquer la mendicité dans un pays aussi pauvre que le Sénégal, c’est méconnaître cette vérité d’évidence. Comment interdire la mendicité si ceux qui s’y adonnent n’ont guerre de quoi assurer leur survie ? Si l’interdiction de la mendicité peut prospérer en tant que démagogie, elle ne peut que capoter en tant que programme ; les fruits les plus tangibles de la politique sociale du gouvernement étant l’accroissement de la pauvreté et le renforcement des inégalités. Lutter contre la mendicité, c’est élaborer des solutions «pour et avec» les mendiants afin de les sortir de la précarité. Tant que la précarité est, la mendicité sera.
Bien loin de faire l’apologie de la mendicité, Monsieur le Président, il nous semble que la priorité est ailleurs : s’attaquer à ses causes véritables. S’engager à réduire la pauvreté, rendre l’éducation obligatoire, prendre en charge celle des enfants handicapés et de ceux en difficulté, travailler à la formation et à l’insertion professionnelle des personnes handicapées diplômées. Oui, parce que la mendicité que nous nous devons tous de combattre, avec intelligence, est la résultante d’une politique socio-éducative longtemps exclusive. Le saviez-vous, Monsieur le Président, aujourd’hui, l’Etat que vous présidez ne garantit que l’éducation d’une centaine de jeunes aveugles. Et pourtant, la Constitution dont vous êtes le gardien, dispose en son article 22 :«L’Etat a le devoir et la charge de l’éducation et de la formation de la jeunesse par des écoles publiques. Tous les enfants, garçons et filles, en tous lieux du territoire national, ont le droit d’accéder à l’école». Mais de quelle école parle-t-on ? Combien d’enfants déficients visuels se sont vus refuser l’entrée à l’Inefja, seul institut national pouvant recevoir des jeunes aveugles, faute de place ? De quels enfants s’agit-il ? Allez savoir. En tout cas, ceux non-voyants réclament encore l’effectivité de ce droit fondamental. En attendant, la voie royale de la mendicité leur est grand ouverte. La rue, – oh, pardon, leur «place n’est pas dans la rue», estime le gouvernement, – les églises et mosquées donc, généreuses et accueillantes, leur tendent les bras.
Monsieur le Président, nous vous exhortons à assurer l’égalité des chances entre les enfants de la République à travers l’effectivité d’une éducation de qualité pour tous, parce que la satisfaction de l’exigence constitutionnelle d’une éducation non discriminatoire est le fondement de toute politique visant l’amélioration des conditions d’existence des personnes handicapées, parce qu’elle est la chance de la réussite, qu’elle est le moyen de la pleine participation citoyenne. Monsieur le Président, au-delà du savoir et de la connaissance, l’école transmet des principes et des valeurs ; et parce que c’est dans l’école de la République que tout se joue, parce que c’est ici que se dessinent les contours de notre Nation, parce qu’elle est au cœur de toute politique d’intégration, parce que l’école est le moyen par excellence de l’émancipation, parce qu’une nation se construit par l’école, par le travail, par le talent, par le partage de la connaissance de tous ses fils, donnerez-vous aux enfants handicapés les moyens de leur participation ? Monsieur le Président, est-ce juste que l’éducation ne soit pas assurée pour tous les enfants de la République ? Est-ce acceptable que des milliers d’enfants handicapés attendent encore aujourd’hui que les portes de l’école de la République leur soient ouvertes. En sera-t-il ainsi jusqu’à quand ?
Monsieur le Président, promettez-nous de ne rien accepter qui ne soit tolérable dans la République nôtre. Engagez-vous au service de la justice sociale pour que dans notre république, tous les enfants aient les mêmes droits, les mêmes devoirs, les mêmes chances ! Imprimez une direction, créez de nouveaux instituts spécialisés, de l’harmonie, de la fraternité ! Battez-vous pour que les enfants de la Nation, tous, aillent à l’école, heureux d’y être, unis et solidaires !Travaillez à arriver à une véritable mixité à l’école pour faire en sorte que les jeunes handicapés s’épanouissent, que les enfants bien, mal comme non-voyants soient heureux d’être ensemble, de marcher ensemble, de vivre ensemble !
Le saviez-vous, Monsieur le Président, dans les rues de Dakar, il n’est pas difficile de trouver des diplômés aveugles s’adonner à la mendicité. Obligés sont-ils de quémander pour survivre. Le gouvernement peut-il créer ses pauvres, par son inaction, son inconséquence, une violation continue du droit à l’éducation, à la formation et à l’emploi des personnes handicapées et leur interdire d’appeler à la générosité de leurs concitoyens, à défaut de pouvoir jouir de celle de l’Etat ? Nous réclamons, légitimement, l’élaboration et la publication des décrets d’application de la loi d’orientation sociale votée depuis 2010, pour un Sénégal juste, une république qui donne une chance à tous ses fils. Mais vous vous hâtez lentement – seuls trois décrets sur 13 ont été publiés en six ans.
Monsieur le Président, votre prédécesseur avait promis, en conseil des ministres, la mutualisation de l’aumône, nous l’attendons toujours. Vous aviez promis d’organiser un conseil présidentiel sur le handicap, à l’occasion de la célébration de la journée internationale des personnes handicapées du 3 décembre 2013, nous l’attendons toujours.
Monsieur le Président, nous savons votre ambition de donner au Sénégal et à sa capitale Dakar une face resplendissante, mais qu’elle ne vous fasse jamais oublier la responsabilité qui est la vôtre : Eduquer, instruire pour réaliser la promesse républicaine de l’émancipation à travers l’école. Eduquer, instruire pour donner aux jeunes handicapés la possibilité de se réaliser, de construire leur vie par l’école, par le travail, par leur talent et par leur mérite. Eduquer, instruire pour qu’ils aient le sentiment et la fierté d’appartenir à la Nation. De cette fierté naîtront le désir et la satisfaction morale de servir le Sénégal. Le pourront-ils un jour ? Monsieur le Président, voilà le vrai combat.
DIOUF Cheikh Saad-bouh
Juriste non-voyant
Président de l’Association des Anciens pensionnaires de l’Institut des jeunes aveugles du Sénégal
sadibou2005@hotmail.fr