Le pouvoir étatique repose sur une relation de domination qui comporte deux aspects : une relation de commandement et une relation d’obéissance. La première permet à l’Etat des prescrire unilatéralement des normes de conduite à l’intention des gouvernés qui sont tenus de s’y conformer. Quant à la seconde, elle illustre le fait que les citoyens reconnaissent leur dépendance vis-à-vis de l’autorité en se soumettant volontairement aux ordres qu’elle prescrit. De ce fait, les événements malheureux de vendredi dernier sont une anomalie qu’il faut à voir, au delà des relations entre pouvoir et opposition, sous l’angle du pouvoir politique en démocratie face aux aspirations des citoyens.
Ainsi, il serait pertinent de réfléchir sur la relation entre la démocratie « espace institutionnel de reconnaissance mutuelle des idées et des intérêts » et le développement durable qui a pour vocation de favoriser le bien être des générations présentes sans compromettre la chance des générations futures.
Certes, le Sénégal s’est doté d’un système démocratique progressif où l’on observe le multipartisme intégral, deux alternances électorales, la reconnaissance des libertés civiles et politiques, de même que la consolidation des sociétés civiles. Mais ces avancées semblent particulièrement menacées depuis 2012. La condamnation de l’Etat du Sénégal par le Groupe de travail des Nations-Unis pour la détention arbitraire d’un opposant, en l’occurrence Monsieur Karim WADE ancien Ministre d’Etat et candidat déclaré du plus grand parti de l’opposition, la confiscation des biens de Madame Aida NDIOGUE qui n’a jamais géré des deniers publics, l’arrestation de l’honorable député Oumar SARR en violation l’article 31 de la constitution, la radiation de l’inspecteur Ousmane SONKO pour des raisons politiques, la menace de radiation de plusieurs milliers d’enseignants syndiqués en grève pour le respect des engagements du gouvernement, etc. prouvent que nous sommes entrain de perdre notre statut de référence démocratique. C’est même définitivement fait avec les images de Dakar « en état de siège » lors de la marche pacifique du Front pour la Défense du Sénégal (FDS), qui ont fait le tour du monde ce 14 octobre montrant des forces de l’ordre gazant, frappant et humiliant impitoyablement des citoyens des tous les âges, des deux sexes et de tous les rangs y compris d’honorables députés et des maires avec le mandat du peuple, des anciens Premiers Ministres et Ministres, un ancien Président de l’Assemblée Nationale, des leaders de partis politiques légalement constitués… C’est d’autant plus grave que la marche est un droit constitutionnel depuis 2001 : « Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, la plume, l’image, la marche pacifique, pourvu que l’exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l’ordre public »(article 10 de la constitution). Surtout que cette fois les trois principaux motifs évoqués dépassent largement les conjonctures politiques et les intérêts d’un parti politique ou d’une partie quelconque ; il s’agissait de :
- la défense des libertés,
- la protection des ressources et
- un processus électoral transparent.
Ces trois points, nous en conviendrons, ne sauraient être l’affaire d’une chapelle politique ; il s’agit plutôt du devenir collectif de tous les sénégalais qui est en jeu. C’est pourquoi le Front Manko Wattu Sénégal n’est pas une coalition électorale. Le but est de défendre le Sénégal face à une dictature galopante à forte dose de népotisme et de bradage des ressources du pays. C’est pourquoi les initiateurs de cette manifestation légitime doivent se féliciter de leur brillant succès malgré la répression aussi anticonstitutionnelle que barbare. Pour notre part nous invitons à une implantation du FDS dans toutes les régions et à mener promptement, de manière synchronisée sur l’étendue du territoire nationale, d’autres activités légales pour la défense des libertés démocratiques acquises de haute lutte et surtout la préservation des ressources du pays dans une perspective de développement durable.
En réalité, les avancées antérieurement notées dans le jeu démocratique, n’ont pas encore engendré une acceptation minimale de règles du jeu partagées. La stratégie du bras de fer est érigée en norme, toute divergence de vue devient une crise politique opposant les responsables politiques au pouvoir et l’opposition désunies parfois en rangs dispersés comme lors du référendum du 20 mars après que le Président Macky SALL a décidé de revenir sur sa promesse électorale devenue engagement du chef de l’Etat, plusieurs fois renouvelé, de réduire son mandat de sept à cinq ans . Blocage, essoufflement, tentative ou impression de restaurer la pensée unique, etc., observés dans ce pays après l’espoir (« Yakar ») de 2012 ont révélé à la fois l’indétermination, l’incertitude et les difficultés du processus démocratique. Tous ces éléments témoignent à suffisance que la démocratie demeure un idéal à atteindre, et, donc, un projet à réaliser dans ses multiples dimensions politique, économique et sociale.
Alors convenons avec Martin KALULAMBI PONGO de l’université de Columbia que si l’idéal démocratique a un sens, c’est « celui de convertir les pays africains francophones en un espace public bâti sur le débat pluraliste (…). C’est aussi celui de les doter d’une démocratie fondée sur la force de la rationalité qui cherche les solutions les plus fertiles aux problèmes des populations, et sur l’éthique d’une responsabilité collective dans la quête de la justice sociale et du bonheur du plus grand nombre pour l’efficacité des choix politiques, économiques, sociaux et culturels ». Dans ce sens, la démocratie apparaît comme une vaste interrogation sur les pratiques politiques, les problèmes socio- économiques complexes et difficiles de même que les enjeux environnementaux. Dans le contexte du Sénégal actuel, l’approfondissement de la démocratie passe par une nécessaire épuration des mœurs politiques et la lutte contre la corruption présente tant au sommet de l’État qu’au niveau des appareils administratifs et para-administratifs (voir le dernier rapport de l’office national de lutte contre la fraude et la corruption – OFNAC- ou encore le débat sur l’affaire PETROTIM). Elle est aussi une nécessité pour de nouvelles formes de gestion de la vie économique et sociale, d’autant plus que les indicateurs macroéconomiques, sociaux et sanitaires sont dégradés ; le Rapport 2015 du FMI classait le Sénégal parmi les 25 pays les moins avancés (PMA) de la planète. Puis quelques mois après un autre rapport, du programme des nations unies pour le développement (PNUD), confirmait en 2016, les contre- performances du pays sur la base de l’indice de développement humain (IDH). Rien que cela prouve que le pompeux Plan Sénégal Emergeant (PSE) est plus un slogan qu’une politique de développement qui pourra à court ou moyen terme réduire les difficultés des populations.
Les deux dernières décennies ont été marquées par une véritable prise de conscience des questions environnementales, tant au niveau mondial que national, avec l’injection dans le Rapport Brundtland (du nom du docteur Gro Harlem Brundtland) du concept de développement durable. Dans son entendement, ce concept désigne un développement fondé sur la gestion attentive des ressources pour le bien-être des générations actuelles, mais soucieuse de ne pas compromettre celui des générations futures. De ce fait, notre pays s’était doté sous le régime du Président Abdoulaye WADE d’un nouveau code de l’environnement du Sénégal (loi L. 2001-01 du 15 janvier 2001). La grande nouveauté de ce code est l’étude d’impact environnemental qu’il définit comme « toute étude préalable à la réalisation des projets d’aménagements, d’ouvrages, d’équipement permettant d’apprécier les conséquences directes et/ou indirectes de l’investissement sur les ressources de l’environnement ». De ce fait les populations, en comprenant les tenants et les aboutissants des projets, pourront en toute connaissance de cause, les cautionner ou les rejeter d’où la nécessité de développer davantage l’éducation environnementale et une éducation à la citoyenneté. Encore une fois la liberté d’expression et d’initiative est un préalable. Ceci est une suite logique du sommet de Rio de 1992, sur la terre, et de la résolution intitulée « Agenda 21 » qui sert aujourd’hui de base de discussions dans les forums nationaux et internationaux. Comme corpus théorique, le concept de « développement durable » a une dimension environnementale importante, mais non exclusive, qui est doublée, dans la sphère économique, de dimensions humaine et sociale. Autant que la première, ces dernières visent l’amélioration du bien-être humain par des caractéristiques personnelles (éducation, santé, libertés individuelles, etc.) ou collectives (démocratie, cohésion sociale, niveau et répartition des richesses, etc.).
Ainsi, les objectifs de développement durable (ODD) sont entrés en vigueur le 1er janvier 2016. Ces ODD concernent toutes les dimensions du développement durable : la lutte contre la faim, la santé et l’hygiène, l’éducation, l’égalité entre les sexes, le travail décent et la croissance économique « les énergies propres et d’un coût abordable », la lutte contre le changement climatique, la conservation de la biodiversité marine et terrestre ou encore la « paix et la justice ». Hélas, cela est impossible dans un pays si l’opposition est diabolisée, stigmatisée et/ou réprimée car ses activités sont indissociables de la liberté d’expression et du droit à l’information et au choix de l’offre politique du peuple entier.
La force du régime ne viendra pas du musèlement de l’opposition démocratique ou de la répression autoritaire qui risquent d’éveiller davantage l’instinct de résistance des populations. Encore moins des tournées économiques du Président et aux autres conseils de Ministres décentralisés totalement aux antipodes de « la gouvernance sobre et vertueuse » promue avant de se muer en gouvernance « sombre et verbeuse ». Non la forte mobilisation, au-delà des militants des partis d’opposition, et le refus de se soumettre à un arrêté caduc ont une signification et un sens politique. La répression de la marche initiée par l’opposition et la société civile pour réclamer plus de démocratie dans une perspective de développement durable traduit toute « la faiblesses » d’un gouvernement en perte de légitimité.« La puissance est moins dans la volonté de celui qui domine que dans la confiance de celui qui se soumet » selon Marcel PRELOT. C’est parce que l’autorité satisfait les besoins de chaque citoyen que les gouvernants sont dévoués à l’Etat et que l’action de celui-ci est considérée comme légitime, légale et rationnelle.
La rupture est manifeste entre le régime et le peuple. Le perte de légitimité des gouvernants aussi. La raison est simple. Le développement non durable se lit, aujourd’hui, dans notre pays à livre ouvert : dégradation de l’environnement (exemple : la menace de disparition de plusieurs établissements humains le long du littoral, dégradation des sols et pollution…), généralisation de la pauvreté (voir plus haut) , problèmes de l’habitat, manque d’eau salubre (exemple de Ouakam sans eaux courante depuis des semaines), mauvaise gouvernance (Affaire Bictago, simple réfection du Building administratifs à 17 milliards dans l’opacité, la nébuleuse qui entoure les contrats d’exploration et d’exploitation du pétrole et du gaz avec l’implication de la famille présidentielle, ou encore les retombées de l’or de Sabadola et des phosphates de Matam, le manque d’information sur les mines de zircon, voire les prétendus 50 milliards de la vendetta politique maquillée sous l’appellation « traque des biens mal acquis ») etc. Bref tout ce mal-être que les Sénégalais eux même résument par la triste boutade : « Deuk bi dafa Macky ». Pour toutes ces raisons le Président devrait se remettre en cause.
C’est connu que toutes les guerres civiles en Afrique sont liées soit à des processus électoraux mal gérés soit à l’accaparement des ressources naturelles par des groupes aux dépens d’autres. Alors vivement que le pétrole sénégalais soit « l’or noir» qui nous enrichira plutôt que « le sang noir diable » qui déstabilisera notre pays. Le développement durable est une aspiration à un développement différencié, pluridimensionnel qui comporte certes l’environnemental et l’économique, mais aussi le politique. L’attente de cet objectif nécessite la mobilisation de tous pour un fichier électoral fiable, la préservation de l’Etat de droit et la bonne gouvernance. Que la lutte continue !!!
Djibrirou Daouda BA
Géographe environnementaliste
Président de la commission environnement et développement durable de la Fédération Nationale des Cadres Libéraux
djibrirouba@yahoo.fr