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Cheikh Anta Diop Et Léopold Sédar Senghor : Deux Générosités Ancestrales à Réconcilier

Cheikh Anta Diop Et Léopold Sédar Senghor : Deux Générosités Ancestrales à Réconcilier

L’histoire du Sénégal a été, et continue de l’être, fortement marquée par le clivage entre Senghor et Cheikh Anta Diop. Deux contemporains et ouvriers du Sénégal indépendant, chacun dans un registre prédéterminé par la division du travail d’influence idéologique sur la marche de la société, dont la mise en opposition pourrait relèver davantage de la construction sociale, de l’interprétation historiographique et de la rationnalisation politique que de la réalité historique. En attendant de pouvoir étayer cette thèse ailleurs, il suffit maintenant de souligner un paradoxe qui prospère de nos jours: le Sénégal d’aujourd’hui, celui des trois dernières décennies, est caractérisé par une sorte d’absence, d’exil imposé, de ces deux bâtisseurs. Dé-diopisation senghorienne et dé-senghorisation dioufienne obligent ? Dans tous les cas la tentative de réactualisation de la vocation panafricaniste et nationaliste par le wadisme post-alternance semble avoir manqué de réussite.

C’est que le wadisme apparaissait plutôt comme une idéologie du pouvoir personnel, plus proche de l’ancestrisme mobutiste, tout en fonctionnant comme un débrayage néo-indépendantiste visant à se réapproprier l’élan de la libération senghorienne ou diopiste. En témoigne la querelle qui a suivi l’alternance de 2000 et déclenché par l’attitude révisionniste du nouveau pouvoir, plus particulièrement au moment de la disparition du Président Senghor en décembre 2001. La classe politique d’alors avait concédé devant le monde entier une dispute autour de ce qu’elle avait qualifié d’héritage de Senghor, les ténors, anciens senghoriens—et non des « senghoristes »—socialistes et autres et Wade lui-même, se réclamant chacun d’être issue de l’aile couveuse du géant du Sine. Ayant l’avantage du chef de l’Etat évoluant dans un régime présidentiel présidentialiste, Wade ne lâchait pas son ambition stalinienne de s’approprier l’héritage de l’un ou l’autre ; il lui fallait mettre entre parenthèse le règne de Diouf qui n’en fut pas moins son cauchemar personnel—vingt et six années d’opposition et, à ses yeux, une catastrophe indigne de survivre à son projet « sopiste ». Il se mettait à l’écriture, fut ce par procuration, et fait succéder des trophées de chasse dans le mausolée des saints : Plan Omega, festival mondial des arts nègres, Monument de la renaissance africaine, puis le Grand Théâtre. Des ouvrages de mathématiques, d’économie politique, et des biographies dignes de ses ainés des débuts chaotiques de la politique africaine par les africains. Malheureusement, cette parenthèse du culte des saints semble être définitivement fermée, quoi qu’elle fit s’agiter les ombres de Senghor et de Cheikh Anta. Place est maintenant faite au wadisme des « enfants bannis », au libéralisme des républicains. Le moment est donc venu de retourner aux saints, sans Wade, après Wade.

Réconciliables!

Senghor et Cheikh Anta avaient quelques choses en commun, les plus essentielles peut-être. Voyons voir ! Tous les deux étaient convaincus que le combat de l’Afrique était fondamentalement un combat culturel : l’exhumation de la civilisation nègre, puis « africaine », sauf qu’il fallait créer l’Afrique et en même temps enterrer l’africanité issue de l’expérience coloniale. Malheureusement, cette africanité fut moins une ontologie de mobilisation qu’une « ontologie de combat », pour parler comme Archie Mafeje; elle était théorisée, discutée et disputée avec les ennemis, tandis que ceux qui devaient faire l’objet de la libération était des interlocuteurs de second rang, voir pas du tout.

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Chacun des deux était convaincu que l’autre avait fondamentalement tort dans sa position intellectuelle et politique: Senghor en voulant combattre l’ennemi en annulant l’inimitié, Cheikh Anta en voulant combattre l’ennemi en dévaluant les liens établis par l’accident colonial.

Tous les deux avaient compris que l’agenda de la libération ne pouvait être celle d’Etats artificiels seulement. Et qu’il devait être également celui des peuples concrets, préexistants et précédents les échafaudages préfectoraux laissés sur place par le gouvernement bureaucratique colonial. Mais c’est là que se trouve apparemment le grand divorce tout comme les grandes erreurs ou commodités de diligence idéologique qui frappent tout projet nationaliste.

Senghor comme Cheikh Anta ont incriminé la colonisation et ses conséquences que l’on sait, peut-être insuffisamment encore, puisque nous y demeurons toujours. Mais ils ont tous les deux, volontairement ou par conviction, semblé minimiser la dynamique de l’œuvre des peuples concrets avant et durant la colonisation : limitons-nous, pour moins bavarder, à l’exemple des frontières ethniques, raciales et territoriales. Une vaste littérature historiographique peut éclairer le lecteur qui voudrait se satisfaire davantage. Parfois, ils en ont retenus quelques aspects au détriment d’autres: l’art et la spiritualité par exemple, pour Senghor, la production intellectuelle et l’ingénierie industrielle, pour Cheikh Anta.

Cheikh Anta a semblé beaucoup insister sur le passé de l’Afrique et sur son rôle pour remettre debout et révolutionner l’Afrique. Il avait une vision historique de la révolution, peut-être même qu’il voulait que la totalité de l’histoire africaine soit rétablie parallèlement à la suppression de l’imposture civilisationnelle de la culture occidentale. Senghor quant à lui a semblé partir du fait que la colonisation faisait parti de notre culture et que si civilisation il y avait elle devait être « universelle » et une. Cheikh Anta parlait de civilisation « humaine » fondamentalement « africaine ».

Senghor pensait le présent de l’indépendance en marche en termes d’interdépendance entre le Sénégal, l’Afrique et le tiers monde libre d’une part, et la France et l’Occident d’autre part. Sa pensée était plutôt tournée vers le futur, les ressources de Senghor pour ce projet étaient à rechercher moins dans le passé que dans le futur. D’où le caractère essentiellement politique du discours senghorien de la libération, bien que fondé sur une vaste production littéraire et scientifique.

Cheikh Anta comptait non pas exactement sur le passé glorieux, mais sur une précellence stratégique du passé sur le futur qui semblait, de son point de vue, ne pas nécessairement engager les postures des anciens colonisateurs. Du moins, pas tellement au plan politique. Car le discours de Cheikh Anta était essentiellement scientifique bien que tentativement distillé dans une expérience politique mouvementée dont la radicalité doit beaucoup au profit que Senghor a fait de sa position d’interlocuteur privilégié, avec d’autres compatriotes, des anciens maîtres du pays. Senghor voulait libérer l’Afrique, et partant, le Sénégal, dans le monde, Cheikh Anta estimait qu’il fallait les libérer du monde en révélant à celui-ci ses origines africaines et sa paternité de la civilisation humaine. Mais l’avenir du monde pouvait-il être aussi rapidement « africain » alors qu’il se faisait jusque-là au détriment des africains et sans eux? Cette question se pose d’ailleurs aujourd’hui aux « enthousiastes » d’une Afrique qui commence à devenir le centredu monde, sauf que dans aucune institution globale l’Afrique et ses peuples n’ont de voix qui pèse et que partout en Afrique le gouvernement se fait contre eux et parfois par le fait des africains aux « masques blancs ».

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Ce clivage dans les discours tenant à celui des visions et des théories politiques se trouve exemplifié par un fait notoire, lequel se manifeste encore de nos jours : la réceptivité des discours de la libération au sein de la population, de ses différentes franges dirions-nous. Senghor étant plus politique que technique, plus mobilisateur que révolutionnaire—dans le sens courant de l’époque qu’avait ce terme—il est plus entendu et plus facilement rejoint par la majorité des intellectuels, des classes bourgeoises, de l’élite spirituelle et religieuse, et des masses paysannes. Cheikh Anta avait une armée bien plus réduite à l’entendre et à militer pour sa cause. Bien entendu la réalité sociopolitique était bien plus complexe que n’en donne notre simplification, mais on est frappé de voir qu’aujourd’hui encore les sénégalais ont moins de peine à jouer avec des réminiscences de Senghor, furent elles fugaces et approximatives et que, parallèlement Cheikh Anta semble leur être un inconnu, même dans nos temples du savoir.

Que dit la situation concrète du Sénégal d’aujourd’hui ?

Ni senghorisme ni diopisme ! On n’entend plus personne, réclamer un quelconque héritage. Un regain d’intérêt émerge cependant pour celui qui fut Cheikh Anta ainsi que pour son œuvre. Comme en atteste l’activisme de mouvements panafricanistes dont les célébrations se multiplient pour excaver et divulguer l’œuvre de l’égyptologue et du panafricaniste. En effet, le problème réside encore dans la manière dont on présente Cheikh Anta. Il est encore rare de l’entendre décrit autrement qu’en penseur d’une Egypte que n’ont guère connue les deux dernières générations d’africains et d’un panafricanisme qui n’a guère d’institutions et de leaders forcenés pour la porter. Le politique semble encore traîner derrière l’intellectuel brillant et visionnaire. Si l’histoire lui a donné raison sur Senghor, notamment sur le fait que l’alliance avec les anciens colonisateurs ne pouvait supporter la libération totale, Cheikh Anta perd sur le fait que la politique aura vite pris le dessus, non seulement sur les idées et le travail de réinvention culturelle, mais sur l’éducation qui était la base du paradigme diopiste. Senghor semblait miser sur la conscience politique, une chose qui ne concernait qu’une fausse majorité politiquement active. Cheikh Anta semblait lui compter avec la conscience culturelle laquelle devait passer par la souveraineté scientifique. Le combat était avant tout politique pour Senghor, et primodrdialement scientifique pour Cheikh Anta. S’entrechoquent ici leurs interprétations historiques respectives du phénomène colonial: un mal politique nécessaire, au sens de Hegel, pour Senghor, une imposture scientifique pour Cheikh Anta. Or la politique allait déterminer tout ou l’essentiel dans le monde post-colonial. Un monde façonné par le nationalisme impérialiste et la guerre qui en avait résulté, une continuation de la politique par d’autres moyens, ne pouvait échapper si aisément à la politique. Le pilier du paradigme diopien qu’est l’université et la recherche scientifique est aujourd’hui effondré, enseveli sous la vagues de réformes et d’ajustements portés par les soubresauts du libéral-capitalisme. Avait-on négligé la vitesse à laquelle le monde post-colonial des puissances coloniales allait évoluer et affecter leurs anciens bastions ?

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Á notre avis, s’il est heureux de constater un intérêt grandissant pour la figure de Cheikh Anta Diop, pour ne pas dire une résurgence du diopisme, par les mouvements sociaux, il est encore temps d’embrasser la totalité de l’homme : surtout reconstruire et réévaluer le politique et le politicien, le révolutionnaire et l’humaniste, qui se dresse derrière le baobab de l’égyptologue que fut Cheikh Anta Diop. Afin de mieux payer notre tribu à cette époque douloureuse et ennoblie par les sacrifices des hommes que furent Senghor, Cheikh Anta et leurs compagnies respectives, il serait avisé de nous démarquer de leur histoire à eux deux; histoire, au sens de clivage, de désamour programmatique et de querelles de personnes, s’il y en à jamais eu. Et, par ce fait, les réunir ainsi que leurs « histoires », au sens d’œuvres et de sacrifices, de jalons et de réserves fertilisantes, dans un agenda intégré et intégrateur. Les générations actuelles n’ont pas à surfer sur les divergences de générosités des ancêtres pour mal les répliquer si elles veulent espérer bâtir une société viable.

Comme avec Cheikh Anta, il serait utile d’excaver le politique et l’homme d’Etat que fut Senghor, l’humaniste politique que l’on veut dissimuler derrière l’universaliste culturel et le Président-poète—un terme consacré dans l’ambition louangeuse d’un certain nationalisme de parti—et le « métisse » idéaliste qu’il fut. Si tel était l’ambition des générations actuelles, il serait beaucoup mieux d’en faire de même avec toutes les figures contribuant-es de l’histoire de notre pays. Sidiya Léon Diop, Blaise Diagne, Mamadou Dia, Valdiodio Ndiaye, et tant d’autres, y compris les victimes de la décolonisation sous le parti unique, font parti de cette élite silencieuse du « marougor » (francisme du wolof mbaaru ŋor, à ne pas traduire par le terme momifiant de « panthéon ») de notre patrie. Pendant qu’ils sont encore parmi elles, les héritiers, les véritables, invisibles et reclus, de Senghor et de Cheikh Anta devraient être approchés avec le plus grand soin.

 

Aboubakr TANDIA

Aboubakr TANDIA

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