« Il est de loin préférable pour l’homme de se montrer violent, si tant est que la violence est innée en lui, plutôt que d’user du prétexte de la non violence pour couvrir son impotence. La violence est toujours préférable à l’impotence. Il y a de l’espoir qu’un homme violent devienne non violent un jour. Mais il n’y a aucun espoir qu’un impotent le devienne ». Mahatma Gandhi[1]
« Quand le citoyen est passif, c’est la démocratie qui tombe malade ». Alexis de Tocqueville
« La violence est juste là où la douceur est vaine ». Corneille, Héraclite I, 1.
Le Sénégal donne de plus en plus l’impression d’un pays où l’on peut souffrir d’une grande culpabilité morale et intellectuelle à militer pour un quelconque changement politique durable. Du coup, plus que d’avoir perdu l’envie d’y réfléchir outre moment et de partager par écrit cette réflexion, j’ai le sentiment de ne peux plus devoir me voiler la face – une face bien assombrie d’ailleurs par le reflet hideux sur la vitrine internationale de mon pays. Telle est l’attitude qui semble me rassurer et me prévenir d’ameuter inutilement le monde autour. Je parle des raisons de ce choque de conscience brusque en espérant qu’elles seront largement partagées.
Après deux longues années consacrées patiemment à observer le nouveau régime et la classe politique dans son ensemble, on peut se permettre la conclusion suivante: certains problèmes n’ont pas besoin de temps ni de violence pour être réglés, mais d’autres ne peuvent être résorbés que par la violence et avec beaucoup de temps. C’est bel et bien le cas de la dictature capitaliste imposée à notre peuple par l’oligarchie bureaucratico-politique hissé à la tête du pays par l’intermède fatale de la colonisation. Cela va sans dire, personne ne souhaite que l’on ait à en arriver jusque là, mais le Sénégal risque de changer bientôt par la violence et seulement par elle si l’on n’y prend garde. Est-ce la compréhension que l’on peut avoir de la parabole de Serigne Moustapha Sy Junior par laquelle il nous informait d’un grand malheur qui nous guettait attendant le pire moment pour s’abattre sur nous ?
En attendant, la violence semble avoir déjà élu domicile chez nous de manière sporadique. Il n’y a presque pas de conflit dans l’espace public qui n’implique pas de mouvements de violence dans la rue. On a encore un frais souvenir de la grève qui avait récemment opposé l’Université et l’Etat. En outre, la violence sociale qui procède du creusement et de l’apologie impudique des inégalités a repris toute la vigueur que lui avait donnée le mode de gestion tribal et criminel propre au régime de Wade ainsi que sa culture de la ripaille et de l’indécence politique. Le « xawaré » et le syndrome du « distributeur de billets » ont tout dernièrement marqué un petit événement privé célébré en grande pompe, et indistinctement de l’agenda gouvernemental, par une formation politique membre de la majorité présidentielle. Le nomadisme politique et l’« hérétisme » moral ont pris des proportions plus inquiétantes avec les innombrables cas de transhumance politique enregistrés pendant cet état de grâce qui ne cesse de s’allonger pour le nouveau régime sans que l’on sache pourquoi.
Le changement tant souhaité dans notre pays est ainsi insidieusement résilié par l’amnésie incorrigible de la classe politique. On peut trouver deux raisons fondamentales au fait qu’une telle rupture risque de n’arriver que par la violence. D’une part, les forces vives de la société civile ont laissé le mal prendre des proportions cosmiques à tel enseigne que, de l’autre, l’oligarchie en question a tellement tout à perdre qu’elle s’opposera à toute remise en cause de ses intérêts par tous les moyens, y compris par la force. Il s’agit d’une question de vie ou de mort pour ces bureaucrates et leurs familles, ces politiciens sans métier et leurs cours d’intellos-troubadours qui font tourner la petite brasserie de la médiocrité gouvernementale. Cette classe sociale qui n’a d’autre historicité que sa préférence pour la survie et son indifférence pour l’échec fera s’enrayer toute velléité qui mettrait en cause l’entretien de la « cleintélocratie » par laquelle elle assujettie le peuple sénégalais. Cela en dépit des tentatives incessantes que tente ce dernier depuis plusieurs décennies pour l’enterrer.
Il y a au moins deux raisons de croire que le changement pacifique risque de ne jamais s’avérer la voie du salut pour notre patrie éplorée et notre jeunesse ignorée. L’une est que depuis les indépendances nous changeons démocratiquement de gouvernements et de chefs d’Etat, mais les mêmes personnes et groupes dirigent le pays avec les mêmes méthodes: l’application des diktats de puissances extérieures d’une part, la roublardise et le pilotage a vue au plan intérieur de l’autre. Après avoir signé un pacte d’héritage secret (actes de notre accession à l’indépendance ; accords de coopération) avec nos anciens colonisateurs, ces fratries politiciennes se succèdent avec la même voracité pour nos maigres ressources et la même culture de classe et de gouvernement. En réalité, il s’agit d’une seule et même tribu politico-bureaucratique, une dynastie décérébrés et de comploteurs qui reste, demeure et ne bougera jamais de son trône, à moins que l’on se décide à l’y contraindre définitivement et de manière radicale. L’autre raison est que, si l’on doit changer pacifiquement de leadership, il n’y a pas d’alternative qui s’offre de manière véritablement irrévocable autre qu’un balayage violent du pouvoir dynastique qui nous opprime depuis des lustres. Si une fois une alternative s’est présentée à notre peuple, il semble que les jeunes générations n’ont jamais fait preuve de lucidité et de maturité pour s’en rendre compte réellement.
Ce qui se présente aujourd’hui comme une sorte d’opposition politique est aussi inapte que le pouvoir à articuler et diffuser avec efficacité un discours et une vision de l’alternative radicale et durable. Très souvent, sinon tout le temps, nous voyons le régime déchu ou l’ancien parti au pouvoir, ricaner et se paître de chahuts et d’inepties populistes lorsqu’il dépièce les actions de l’actuelle fratrie au pouvoir. C’est tout le sens qu’il faut avoir de l’association-rivalité, l’une des attitudes politiciennes les plus insidieusement propice à la reproduction et au maintien des gouvernants au pouvoir, et bien sûr, les plus fatales pour les gouvernés. Telle est pourtant la pratique politique la plus affectionnée par notre leadership politique, une association dans l’échec et la survie politique qui ne profitent qu’à eux, à leurs familles, à leurs associés ou parrains placés dans les pays étrangers qui sont soi-disant nos amis. Qu’il s’agisse de la péninsule arabique dont nombre d’entre nous sont fiers, de l’Europe ou des Amériques ou des puissances asiatiques. Jusqu’à preuve du contraire, l’illustration en est fournie par les obstacles que rencontrent présentement même « la traque des biens mal acquis » ; cela ne veut pas dire que c’est la seule raison du blocage de cette politique controversée et dont la légitimité politique comme d’autres réformes (i.e. celle des universités) est de toute les manières plombée par la richesse tout aussi incompréhensible de quelques gouvernants.
Par ailleurs, à regarder les noms des partis et des coalitions politiques au Sénégal, plus grave que leur nombre pléthorique, ils sont tous les mêmes, aussi bien dans leur carence idéologique, leur âcreté intellectuelle et leur stérilité politique. Comment une Opposition politique qui survit grâce au Pouvoir peut-elle se donner les moyens et la marge de manœuvre politiques nécessaires pour planifier et dérouler une alternative imparable et durable? Il est très improbable que cela puisse arriver un jour si rien ne change de manière radicale! Et nous ne sommes gouvernés, ni par des saints, ni par des admirateurs dévoués et sincères de leurs illustres devanciers et de leurs cultures, encore moins par des visionnaires et héros de l’humanité à l’image de Nelson Mandela ou Thomas Sankara. L’élite dans notre pays est une compagnie néocoloniale ou abondent et s’enjoignent dans l’échec des nostalgiques du « maître colon », des admirateurs de Napoléon, de Machiavel et des adeptes d’Épicure, bien entendu en mode travesti. Et cette différence-là compte beaucoup pour que l’on puisse continuellement l’ignorer.
Ce qui semble se passer au Sénégal c’est qu’un peuple, parfois trop simpliste dans ses révoltes sporadiques et claniques, demande à l’Opposition de scier la branche sur laquelle elle est assise côte à côte avec le Pouvoir, et ce depuis des lustres. En d’autres termes, nous avons visiblement la naïveté de demander à la totalité de notre classe politique de créer les conditions de sa propre disparition, en sachant qu’elle ne le fera jamais. Qu ne renoncerait-elle pas à sa raison de vivre alors : garder l’exclusivité de la puissance économique grâce à l’hégémonie politique que cette classe exerce avec le brouhaha de la presse et des luttes politiciennes incessantes, les complots, les manœuvres en sous main, la corruption culturelle et politique, l’extraversion de nos richesses nationales par la concussion et la prévarication, et par la sous-traitance. Cette classe politique est au Pouvoir pour s’y éterniser, c’est cela sa condition au vu de sa structure et de sa (trans)formation dans notre histoire mouvementée. A moins qu’on l’y force, fut-ce au moyen d’une violence organisée, en acceptant d’affronter sa force brutale et meurtrière et la machine répressive de l’Etat. Face à cette conclusion, spéculer n’est que perte de temps et dialoguer ne sera qu’une souscription habile à la politique de l’autruche. Lorsqu’un bourricot bien repus refuse d’avancer, tout le monde connait la seule façon de lui faire changer d’avis.
Cela dit, que l’on ne s’y trompe pas, le chemin de la violence que nous redoutons, si le statu quo perdure, au lieu de l’encourager ou l’exalter, est encore plus périlleux, même si pour le moment il semble être la seule véritable issue pour nous libérer de cette dynastie clientélaire qui nous oblige à végéter dans la médiocrité et la misère. Il n’y a guère d’issue heureuse certaine non plus si le Sénégal devait s’introduire dans une trajectoire de renouveau par le chaos. En effet, même si en tant qu’expression d’une exaspération collective la violence est souvent «une regrettable conclusion de situations inacceptables pour ceux qui les subissent »[2], comme l’écrit Stéphane Hessel, « elle ne permet pas d’obtenir les résultats que peut éventuellement produire l’espérance ». Pour la bonne et terrifiante raison que nous donne Mahatma Gandhi : « lorsque la violence semble produire le bien, le bien qui en résulte n’est que transitoire, tandis que le mal produit est permanent »[3].
Il est donc préférable de nous convaincre de nous servir sans tarder des instruments pacifiques radicaux (les marches et les manifestations de masse, la désobéissance civile) dans la paix précaire du moment afin de réclamer la suppression de toutes les lois qui ont fait de la classe politique le monstre froid et le sangsue qu’elle est devenue et qu’elle veut demeurer contre nous. Sans cela, la violence risque de s’imposer brusquement à notre peuple et qui voit ce qu’elle fait présentement ailleurs en Afrique et dans le monde devra réfléchir à cette éventualité apocalyptique. Un peuple a intérêt à user de ses libertés, de la manière la plus ultime si nécessaire, plutôt que d’avoir un jour à se denier collectivement ces libertés par le règne de la violence. C’est ce qui arrive lorsque le temps de la lutte par les moyens démocratiques et pacifiques est passé.
Aboubakr TANDIA
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