La tuerie de Boffa a exhumé de vieilles lectures du conflit casamançais. Peu importe le massacre lui-même, son caractère propre, ses implications intrinsèques et extrinsèques, l’irruption d’un tel fait de violence suscite une course à l’analyse. Elle voit reverdir d’anciennes grilles d’appréciations qui s’enfouissaient en période d’accalmie. Après l’escalade de violence voici la surenchère des mots et les prophètes post-apocalypses. Schématiquement, et 30 ans après, il s’agit toujours de deux positions : les partisans de la guerre, auréolés de la légitimité de l’Etat à détruire les « malfaiteurs » affiliés au MFDC, et ceux qui dissocient le crime de toute motivation politique, en insistant sur la dimension crapuleuse. Candeur pour candeur, la guerre s’est déplacée dans le champ sémantique. À trop vouloir éclairer, il arrive que l’on éblouisse et floue la vue. Tel est notre drame : un curieux trop-plein et pourtant, un vide.
Il y a plusieurs conflits casamançais
Celui, meurtrier, depuis trois décennies, qui a tué hommes, femmes, enfants ; amputé et handicapé camarades, amis, parents. Le même qui a déchiré des familles jetant en leur sein la douleur et la mort, semé la psychose, ralenti l’économie d’une région au sol providentiel. Celui qui s’est tu, avec le temps, sans jamais vraiment se taire devant les accords aux contenus vides. Celui qui a semé le ressentiment dans les cœurs, celui historique, colonial, ethnique, économique, qui connut son pic d’horreur dans le cœur des années 90. Celui qui est devenu le point de convergence des vices annexes de toute guerre qui s’éternise : le banditisme, le trafic de drogues, de matières premières, la traite des hommes. C’est le conflit que j’ai connu enfant à Ziguinchor. Un traumatisme dont on ne sort jamais indemne. Un conflit jamais bien emmanché par le pouvoir politique qui, devant les questions dures, de fait centrales et décisives, a joué l’esquive et préféré inonder de millions des émissaires et des factions. Résultats nuls. Effets vains. D’autant plus que ce conflit pouvait avoir dans les rangs armés ou rebelles, les enfants d’une même fratrie.
Ce conflit casamançais n’est pas l’éructation de « fantaisies indépendantistes ». Il a été mûri comme revendication dans les rangs du MFDC. Il s’inscrit dans une longue ascendance politique qui tient du régionalisme de la bande à Assane Seck, un de ses arguments (d’emprunt) fondateurs. Aujourd’hui, s’il perd en épaisseur surtout intellectuellement, il reste tout de même un mouvement aux desseins pas tout à fait évanouis. Nombre de convaincus des vertus de la cause n’ont pas abdiqué. Le maquis à défaut d’être un théâtre est une retraite. C’est cette frange qu’il faudra convaincre. À défaut, construire avec elle, une plage souveraine de discussion et d’entente dont les modalités ne peuvent être assises d’avance. Ce n’est rien de moins que la condition d’une paix définitive.
Et puis, il y a un autre conflit casamançais. Avec une plus grande audience. Un conflit de la réputation, du ragot, des rumeurs. Un conflit méconnu donc dénaturé, qui prospère dans le discours Nord-Sénégalais. Dans cette peinture, binaire, il y a des rebelles crapuleux, méchants ; un État bienfaiteur, par conséquent guerrier. Les seconds doivent mater les premiers et l’affaire ainsi pliée. Caricature ? À peine. La distance, l’éloignement, l’absence d’un savoir national transmis, créent un conflit fantasmé. De plus, la région Sud du Sénégal est la moins connue. Décrite comme un océan vert, ses habitants atypiques par rapport au standard national sondé à partir de Dakar, son islamisme couvert de paganisme, cette région subit, de manière presque banale, le mépris de caste – si habituel – des Capitales sur les Provinces, observable d’ailleurs avec d’autres régions. La blessure de « l’exotisation » en d’autres termes rend aigue la frustration. Séries de faits, de spoliation, de violence, de répressions aveugles, répertoriées, ont semé les graines de la rancune.
Je reste frappé, très souvent outré, par le manque de pédagogie sur le seul conflit casamançais qui existe et qui devrait nous mobiliser. Lettrés, élites, analphabètes confondus, ne savent rien ou très peu des racines du conflit, de la genèse du pourrissement et de l’évaluation de la colère entrée en sourdine. Une faillite de l’éducation nationale pour sûr qui ne semble pas rectifier le tir. Ce qui aurait eu le mérite d’éclairer la majorité des Sénégalais sur l’histoire de leurs frères. Cette ignorance, source à laquelle s’abreuve la classe politique, est, de fait, l’obstacle majeur à une vraie négociation, ensuite à une vraie paix. En vérité, c’est ce second conflit casamançais, romancé, expurgé de toutes imbrications difficiles, que les gouvernements successifs ont essayé de régler sans jamais y parvenir parce qu’ils ne s’en sont pas pris au bon. Ils ne sont pas seuls dans ce fourvoiement, car beaucoup d’autres analystes, par un regard réducteur et simpliste, se sont complu avec ce regard belliciste qui, quand l’émotion des tragédies est fraîche, semble rassurer les populations avec la recette fantasmée que leur salut proviendra une razzia providentielle.
L’accalmie actuelle en Casamance, l’extrême faiblesse des fronts armés du maquis, malgré le bluff de César Diatta, les facéties de l’ennemi devenu fétiche Salif Sadio, doivent servir de tremplin pour fonder une nouvelle base de discussion. Ce socle, c’est une Casamance au singulier, à prendre en considération, avec ses déchirures et sa vérité, sa coûteuse vérité. Une littérature existe, abondante et nourrie. Les témoignages sont nombreux. Aller à cette racine, est l’étape de complexité nécessaire pour comprendre. La guerre des mots après Boffa, montre encore que les rodomontades de la force, ne sont que la désertion du silence du savoir. L’épiphénomène du temps court doit toujours s’analyser à l’aune du temps long. C’est par l’acceptation du long chemin à parcourir, l’intégration des désagréments potentiels, seuls, que s’acquiert la paix.
Elgas