Dans un premier volet daté du 09 novembre 2009, nous proposions une réflexion critique sur l’exercice du pouvoir au Sénégal, dans lequel nous interrogions les particularités typiques des rapports que nous Sénégalais et, par extension, anciens colonisés, entretenions avec le pouvoir. En nous appuyant sur une littérature occidentale, qui nous est plus familière et qui va de Platon à Marx, en passant par Kant et Machiavel, nous mettions en lumière la propension presque systématique de nos dirigeants à abuser de leurs prérogatives, dès lors qu’ils sont installés au pouvoir. La célébration des cinquante ans de notre accession à l’indépendance nous donne l’occasion de poursuivre la réflexion sur ce vaste sujet qu’il est impossible d’épuiser dans le cadre de cette modeste contribution.
Le tableau servi lors de l’inauguration du Monument de la Renaissance, mettant en scène un des actes de « La tragédie du roi Christophe », œuvre magistrale du regretté Aimé Césaire, n’est pas sans une certaine ironie, et l’on ne peut manquer de se demander si les initiateurs de cette représentation ont bien compris la dialectique à l’œuvre dans cette pièce. Pour rappel, cette œuvre raconte la tragique épopée de Christophe, un esclave qui prit une part éminente dans la lutte de libération d’Haïti, devenu général, puis s’autoproclamant roi, pour ensuite devenir un dictateur sanguinaire. La tragédie dans cette histoire est qu’il était un homme animé d’une immense bonne volonté et qui, avec sincérité, voulait conduire son peuple à la liberté. Avec la spéciale succulence du pouvoir, il s’entoura d’une Cour grandiose, créant par là même une parfaite réplique en noir de ce que la vieille Europe, celle là même qu’il combattait, avait fait de mieux en matière de Cour. Bien entendu il fut très populaire pendant un certain temps, contrairement à son opposition qui proposait de verser une indemnité aux anciens colons pour les avoir imprudemment frustrés du privilège de posséder des Noirs. Malheureusement il dut très vite se rendre compte qu’il ne suffisait pas de s’entourer d’une cour pour effacer les humiliations passées du peuple haïtien. C’est alors qu’il eut l’idée de leur faire construire une immense citadelle pour sceller la « renaissance du peuple haïtien », engageant malgré eux tout son peuple, paysans, soldats, servants et autres, dans la réalisation de son rêve. C’est là que débuta le drame du roi, qui, perdant le soutien du peuple qui l’avait tant aimé, les obligea par la force à réaliser le dessein qu’il avait rêvé pour eux, faisant de son règne une vraie dictature, alors que l’aspiration première du peuple était avant tout d’avoir son pain quotidien. Faisant face à une défection d’une partie de ses généraux et de son armée, Christophe finit par se donner la mort. Dans sa quête de réhabilitation de sa race, vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis du monde entier, Christophe en avait trop demandé à son peuple et produisit sa propre ruine.
Toutes proportions devant bien entendu être gardées, nous ne pouvons manquer de voir dans cette tragédie quelques ressemblances avec la situation actuelle du Sénégal. Non pas que notre cher président soit déjà réellement un roi ou un dictateur déchaîné ! Mais, que les excès d’inconduite de la pléthore de thuriféraires du pouvoir ne conduisent à quelque tragédie du genre. D’aucuns diront, à juste titre d’ailleurs, que ces cours existaient déjà sous Senghor et Diouf.
C’est bien là tout le problème du rapport du peuple au pouvoir et ses tenants. Pour désigner le président de la république, ne dit-on pas en langue nationale wolof « Borom rewmi » ? Littéralement : « Le propriétaire du pays » ! Cet artefact linguistique révèle à lui seul tout le tragique de cette confusion originelle, à la base de cette propension à la personnalisation et à la patrimonialisation du pouvoir par nos élus. Voilà pourquoi, avant de parler d’une quelconque « renaissance », c’est à une véritable « révolution » des mentalités qu’il faut procéder, car tant que nous continuerons de croire que le pouvoir appartient à ceux qui nous dirigent, il ne faudra pas s’étonner de les voir en disposer à leur guise.
Il faut être aveugle pour dire que Wade n’a rien apporté au pays, comme aiment à le rappeler ses partisans. Mais, le premier de ses inconditionnels ne manquera pas de reconnaître tout de même qu’avoir bien fait beaucoup de choses, n’autorise nullement à verser dans le gâchis concernant d’autres choses. En l’occurrence, il n’est pas besoin d’être un technicien de l’économie, pour savoir que le coût démesuré dudit Monument de la Renaissance et les sommes faramineuses dépensées en locations de jets privés et de per diem pour les invités à la cérémonie d’inauguration, pouvaient servir à atténuer la « fatigue » des Sénégalais. Il s’agit là d’une simple question de bon sens, et ceux qui excusent ces dérives sous le prétexte que le président travaille, devraient au contraire comprendre que c’est pour travailler qu’il a été élu et qu’ils ont le devoir de dénoncer les abus, quand ils sont manifestes. On ne peut pas demander aux gens de se serrer la ceinture, prétextant la crise mondiale, quand l’on ne s’applique pas soi-même cette injonction. Il faut un minimum de clairvoyance d’esprit et de conséquence quand on prétend aimer le pays, et ne pas se borner comme des ignorants à voir ce qui est à nos pieds, sans regarder ni devant, ni derrière. La mauvaise foi ne nous conduira jamais à prétendre que le Sénégal est actuellement sous une dictature, car si tel était le cas, vous ne serez pas en train de lire cet article. Mais, quand les choses vont moins bien, nous ne pouvons, sous prétexte qu’il y ait quelques acquis démocratiques, nous emmurer dans le silence. Comment comprendre que plus de moyens ne soient consacrés, par exemple, à soulager la demande sociale ou à booster l’éducation et la formation des jeunes.
Je ne suis certainement pas le seul à être ulcéré devant l’engouement démesuré que cette jeunesse aux abois montre pour la lutte, pour le mbalax, pour les telenovelas, etc. Mais, la vérité est que tant qu’ils sont occupés à cela, ils ne se poseront pas les vraies questions. A cet égard, l’histoire est suffisamment édifiante. Il suffit de songer à la conduite du riche roi Crésus envers les lydiens, qui, pour éviter une révolte de son peuple, fit établir des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s’y rendre. D’ailleurs, le mot grec pour désigner le jeu ou les passe-temps est « ludi », qui vient de « lydi ».
Dans son discours à la suite du défilé militaire et civil, le président a annoncé une lutte accrue contre la corruption, mais il est à craindre que cela ne soit que des déclarations de bonne intention, car il ne resterait personne dans la cour, si une telle lutte était menée à bien. En réalité, à l’instar des rois du passé, il est très aisé de distribuer au peuple le dixième du blé et quelques pièces d’or pour qu’il crie « Vive le roi ! », alors que tout le blé et tout l’or lui appartient.
Au-delà des personnes, il semble que les problèmes liés à l’exercice du pouvoir au Sénégal relèvent pour beaucoup de notre oubli collectif en tant que peuple, que ce pouvoir nous appartient et que nul gouvernant n’a le droit d’en disposer à sa guise. Ce n’est pas uniquement l’affaire de Wade et de ses partisans, mais de toutes les composantes politiques de notre pays car, n’étant pas touché par l’amnésie, nous n’oublions pas que la plupart des membres de l’opposition qui aujourd’hui fustigent les dérives du régime, se sont quarante années durant conduits de la même manière. Une autre frange de cette même opposition est constituée des déchus de la cour qui, aujourd’hui, crachent leur venin, alors qu’il y a peu ils chantaient les louanges du Président. En définitive, ce cinquantenaire de l’indépendance doit être un véritable moment pour réconcilier la politique et le politique au Sénégal, quel que soit le bord où l’on se situe dans l’échiquier, mais surtout ne prendre en considération que la seule préoccupation qui vaille, celle des Sénégalais. Il ne faut pas non plus que nous soyons trop sévères avec nous-mêmes, car nous sommes une jeune nation qui fait sa crise d’adolescence. Or, la démocratie est un exercice périlleux qui se gagne au quotidien, notre pays restant malgré tout un modèle de stabilité en Afrique dans ce domaine. Ce n’est pas un moindre motif de fierté !
Sakho Jimbira Papa Cheikh Saadbu