Partie 1
Après la critique de l’argument officiel et assez fantaisiste sur la supposée « protection des Lieux saints de l’Islam », un autre argument de même nature est de plus en plus agité par les relais religieux et médiatiques de l’Etat, pour légitimer l’implication de notre pays dans la guerre du Yémen. Un argument dont l’objectif manifeste est de venir à bout de la forte résistance suscitée par cette mesure au sein de l’opinion publique qui, on le sait, est habituellement très sensible aux références tirées de nos grandes figures religieuses. Cet argument, revenu plusieurs fois en leitmotiv dans les récentes communications publiques, sur les médias à sens unique et durant les cérémonies politico-religieuses, consiste à rappeler que cet envoi de nos troupes en Arabie Saoudite s’avère d’autant plus pertinent que Cheikh A. Bamba lui-même, et d’autres grands chefs religieux du pays, avaient accepté en leurs temps, sur demande de l’Etat français, de participer à l’effort de guerre du premier conflit mondial (14-18). En y envoyant notamment des soldats, dont certains même étaient des fils ou disciples de ces grands dignitaires religieux qui y laissèrent la vie.
Cette énième tournure de la controverse sur la guerre du Yémen ne manque point de susciter en nous les interrogations suivantes, en tant que chercheur sur le Mouridisme. Quelle est la valeur réelle de cet argument ? Qu’est-ce qui peut expliquer cette étrange posture « collaborationniste » des chefs religieux dans la première guerre mondiale, au regard surtout de leur aura populaire de « résistants » à la colonisation ? Ont-ils réellement pris la bonne décision en ces temps-là ? L’Etat du Sénégal peut-il donc légitimement se référer aujourd’hui à cet épisode historique pour justifier son imminent engagement auprès de l’Arabie Saoudite ? Ou bien s’agit-il, comme nos gouvernants nous y ont habitués, d’un ultime prétexte religieux destiné à jouer habilement sur les amalgames et à manipuler l’imaginaire collectif du peuple sénégalais pour l’enfumer une fois de plus, en mettant en évidence ses propres « incohérences », afin de venir progressivement à bout de ses doutes et résistances psychologiques ?
C’est notre conviction.
Pour démontrer le caractère délibérément fallacieux, pour ne pas dire de mauvaise foi ou même d’arnaque, de ce genre d’arguments faciles, qui ne convainquent que les profanes, nous allons tenter de mettre en évidence ses contradictions et inexactitudes. Ceci, sur la base de matériaux de recherche académiques généralement inconnus du grand public, que nous allons analyser en deux parties. La première va se focaliser sur (1) les différences de contexte des deux conflits et (2) sur les principes et éléments doctrinaux de Cheikh A. Bamba qui contredisent, à notre sens, l’engagement partisan de notre pays dans un conflit de cette nature, opposant deux camps musulmans. La seconde partie, quant à elle, fournira (3) certains écrits et documents inédits de Serigne Touba, notamment (4) la réponse qu’il envoya aux dignitaires de Médine, la ville du Prophète (PSL), le sollicitant en 1922 de défendre ce « Lieu saint », aux durs moments de leur conflit avec le régime wahhabite ; documents historiques qui éclaircissent davantage la vision pacifique et spirituelle du Serviteur du Prophète (PSL) dans ce genre de situations…
1. Eléments de contexte
La technique de « l’oubli volontaire » de certains éléments de contexte importants d’un fait historique donné, pour en faire un justificatif légitimant les objectifs que l’on s’est préalablement fixés, est aussi vieille que le monde. Ainsi, en invoquant le consentement des leaders religieux à participer à l’effort de guerre 14-18, les tenants de cet argument omettent (délibérément ?) de rappeler en même temps les motivations conjoncturelles ayant pu conduire ces derniers à y souscrire. Motivations et circonstances politico-religieuses en dehors desquelles un tel consentement aurait pu faire défaut, si l’on sait surtout le modèle d’Islam pacifique et non-violent caractérisant leurs doctrines et leurs réticences manifestes, pour certains d’entre eux (qui durent recourir à la « shûra » avec leur entourage), à s’associer à la puissance politique dans une entreprise du genre. Parmi ces éléments conjoncturels qu’il nous semble important de rappeler :
– Les historiens ont démontré que la « Grande Guerre » coïncida, dans les colonies françaises, avec la phase dite d’ « accommodation ». Etape au cours de laquelle l’administration coloniale avait finalement décidé d’assouplir sa précédente politique de répression et de suspicions systématiques envers les chefs religieux sénégalais, dans une nouvelle dynamique plus subtile de « containment » et de collaboration sur les grandes questions nationales. La différence fondamentale entre cette situation passée et le contexte actuel est que, notre pays étant censé avoir acquis son indépendance depuis plus d’un demi-siècle, les citoyens sénégalais, dont les religieux, ne se trouvent plus théoriquement sous la domination d’une puissance colonisatrice qui leur imposerait sa vision et sa stratégie, selon le bon vouloir de ses intérêts exogènes. A moins que l’on ne veuille considérer l’Etat post-colonial actuel comme un ersatz ou une excroissance allogène de l’ancienne puissance française, dont la « sénégalisation » des dirigeants n’a pas encore résolu la question épineuse de son appropriation par les « indigènes » sénégalais eux-mêmes. Ce qui nous semblerait plus que problématique…
– Fidèles à certains principes de « mudâra » (diplomatie religieuse) et de « maslaha », surtout dans le contexte d’un « Etat mécréant » (dont les dispositions légales de la Sharia ont depuis longtemps défini les conditions de coexistence avec leurs sujets musulmans), la plupart de ces religieux optèrent pour la conciliation et l’accommodement, selon ce qu’ils estimaient être l’intérêt général de leurs communautés et la préservation de leur foi. La différence avec le contexte actuel est que, même si la forme « laïque » de la république du Sénégal confine encore la religion dans un cadre contestable pour beaucoup, les évolutions réelles et certaines transformations profondes de notre pays, depuis les indépendances, font que l’on ne puisse plus raisonnablement assimiler stricto sensu notre rapport politique à notre Etat actuel à celui avec l’« Etat mécréant » de la colonisation. La présence constante et la volonté grandissante d’implication des citoyens sénégalais dans les processus décisionnels de leurs gouvernants, le cadre plus élargi du jeu démocratique, la « nouvelle conscience citoyenne » et les influences de la mondialisation, nous ouvrent désormais des perspectives beaucoup plus vastes de contribution à la construction de notre pays que les seules « mudara » de nos illustres prédécesseurs. Ceci, quelles que soient les imperfections du système, les résurgences encore vivaces de perpétuation des anciens paradigmes sur les rapports actuels entre pouvoir politique et religieux etc. Ignorer que le Sénégal a et doit profondément changer sur cette matière relève, soit d’une ignorance des impératifs de la marche nécessaire des peuples, soit d’une volonté délibérée de nier l’histoire et les adaptations s’étant faites depuis des décennies.
Ainsi, pour faire simple, les religieux qui rappellent l’envoi passé de soldats par leurs aïeuls pour légitimer l’envoi actuel de soldats pour le Yémen se doivent, à notre avis, d’aller jusqu’au bout de leur logique. En envoyant, par exemple, comme le firent certains de ces aïeuls, leurs propres fils et parents dans les troupes s’apprêtant éventuellement à affronter les rebelles Houthis. Pourquoi n’entend-on nul d’entre ces porte-voix religieux de l’Etat réclamer également ce précédent et proposer de le reproduire, en proposant au président Macky d’intégrer leurs proches dans les troupes du Yémen ? Puisque l’on est censé se retrouver, d’après leur discours, dans un schéma d’imitation intégrale de nos aïeuls, sans prise en compte des éléments de contexte ? C’est décidemment le fameux « bëggu ma mbëtt, waaye di naa naan ci ñeex mi » qui fait que l’on n’invoque chez nous que les exemples qui nous arrangent, comme cela nous arrange…
2- La première guerre mondiale n’était pas une guerre entre deux pays musulmans
Quelle que soit l’appréciation (positive, négative ou dubitative) que l’on puisse avoir de la logique de « mudara » de nos grandes figures religieuses avec l’Etat colonial, durant ce contexte d’ « accommodation » du premier conflit mondial, force sera toutefois d’y relever un détail fondamental. En effet, si l’on sait que les dispositions légales de la « mudara » prévoient que « les chefs religieux peuvent coopérer avec leurs gouvernants (non croyants) uniquement dans des matières et selon des modalités qui ne contredisent pas les fondements de leur religion ». On peut considérer que le fait de contribuer à un conflit qui oppose plusieurs camps non croyants (surtout dans un cas jugé de force majeure), comme ce fut le cas lors de la première guerre mondiale 14-18, est très différent du fait de prendre arbitrairement partie dans une guerre entre deux camps musulmans (chiites contre sunnites), comme celle du Yémen. Ainsi, ceux qui se fondent sur l’argument du « précédent », peuvent-ils valablement soutenir que Serigne Touba ou Seydi El Hadj Malick auraient accepté que leurs disciples ou fils aillent combattre d’autres frères musulmans, sous le drapeau d’un État colonial ou laïque, sans contredire les limitations explicites leur étant fixées par la législation islamique et leurs propres principes ? Pourquoi ne pas avoir invoqué, dans le débat, les autres contre-exemples, durant cette même phase d’ « accommodation », où Cheikh A. Bamba, confronté aux limites imposées à ses yeux par cette « mudara », n’hésita pas à le notifier clairement à ses interlocuteurs coloniaux ? A l’instar de son refus de porter la croix de la Légion d’honneur que l’Etat français voulait lui remettre ou de siéger au Comité Consultatif des Affaires Musulmanes de l’A.O.F dans lequel ils l’avaient nommé. N’aurait-il pas fait preuve de la même intransigeance, s’il s’était agi d’une guerre contre un autre peuple musulman, surtout le Yémen qui jouissait d’une place très particulière dans les propos du Prophète (PSL), son Maître spirituel ? Soutenir, comme le font certains, que nos forces armées ne serviront pas de chair à canon au Yémen, mais seront cantonnées à l’intérieur de l’Arabie Saoudite n’y changera rien. Car, avec ou sans bataille militaire de nos troupes, le fait de prendre ouvertement parti dans ce conflit rend notre pays moralement comptable de l’ensemble des actes (criminels) perpétrés contre un autre peuple musulman par la coalition saoudienne.
Si l’on sait l’attachement incroyable de Serigne Touba envers toute la communauté musulmane (« Ummatu Seydina Muhammad »), sans distinction d’obédiences ou de confréries, comment peut-on un seul instant imaginer qu’il puisse cautionner les bombardements actuels du régime wahhabite sur les populations civiles yéménites musulmanes, sacrifiées sur l’autel de la rivalité millénaire et préslamique entre Arabes et Perses, ou sur celui des intérêts géostratégiques de l’Arabie Saoudite et de ses alliés israélo-américains (maitrise du détroit de Bab-el-Mandeb etc.) ? Car, l’on a tendance à vouloir nous le faire oublier, les véritables soubassements géopolitiques de ce conflit sont extrêmement complexes et dépassent largement le cadre religieux étroit dans lequel la rhétorique infantilisante de l’idéologie wahhabite voudrait le confiner (« Si un groupe de musulmans se rebelle contre l’autre, combattez-le etc. »). Comment le Cheikh aurait-il accueilli l’information faisant récemment état de près de 1.800 morts, victimes yéménites des bombardements, dont un grand nombre d’enfants, et plus de 500.000 déplacés ? Comment des sénégalais « bon teint », qui se disent musulmans, mourides etc., peuvent-ils soutenir une telle infamie, pour simplement faire plaisir au président de la République et rester dans ses bonnes grâces ?
Les prébendes et autres avantages terrestres leur ont-ils donc fait oublier ces vers extraordinaires de fraternité et d’amour de Cheikh A. Bamba envers ses coreligionnaires musulmans : « Ne considère jamais en ennemi toute personne que tu verras prononcer la profession de foi en Dieu.», «O Seigneur ! Incite-nous à aimer tous les musulmans pour Ta Face et nous Te prions de leur inspirer de l’affection pour nos personnes. Incite-nous à toujours nous consacrer au service (Khidma) des musulmans et à nourrir de la compassion (Rahma) pour eux. Inspire-nous l’amour de tous les musulmans et délivre-nous du mal de tout transgresseur. Fais de l’ensemble des musulmans nos amis ; ainsi serons- nous préservés des préjudices. Ô notre Seigneur ! Incite-nous à toujours nous mettre à la disposition des musulmans et à nous attendrir sur leur sort. Procure-leur, à travers nos personnes, la Droiture et les Bienfaits ; préserve-les ensuite de nos torts et dommages. Suscite dans nos cœurs la tendresse réciproque en dehors de tout dénigrement ou jalousie mutuelle, en dehors de toute querelle, sans se tourner le dos, ni haine mutuelle ou antipathie. Cela, afin que nous puissions devenir des musulmans dotés de Crainte révérencielle, de vrais Croyants accomplissant les bonnes œuvres dans la pureté de culte. Garde-nous sous Ta Protection, ôte de nos personnes [tout mal] et préserve-nous des injustices ; sauve l’ensemble des musulmans, hommes et femmes. » (Matlabu Shifâ’i)
En analysant cet attachement non discriminatoire de Cheikh A. Bamba envers l’ensemble de ses frères musulmans (qu’il traitait avec les mêmes égards, aussi bien dans ses demeures que dans ses nombreux écrits où, détail significatif, l’on ne peut trouver nulle référence aux querelles fratricides chiites/sunnites qu’il connaissait pourtant parfaitement), nous soutînmes dans notre essai KHIDMA : « Cette vision pacifique et unitaire de l’Islam, véhiculée par la pensée de Cheikh A. Bamba (et qu’il partage avec d’autres grands maîtres), résout la brulante question de l’animosité entre sunnites et chiites. Antagonisme dont l’une des sources politiques et historiques les plus profondes réside dans leurs condamnations réciproques de certains Compagnons du Prophète dont l’attitude fut jugée injuste par les différents camps, lors des querelles de succession au califat que revendiquaient les descendants du Prophète (Alî notamment, du parti duquel se réclament les chiites qui considèrent ainsi les autres Califes comme des usurpateurs). Chacune des tendances n’hésitant même pas à affubler des termes les plus insultants et les plus choquants d’illustres Compagnons, comme Abu Bakr, Umar, Uthman, Ali etc. dont le mérite dans la Voie de Dieu et l’assistance dans l’œuvre du Prophète (PSL) est pourtant notoire. Il est connu que Cheikh A. Bamba, dans le cadre de sa Khidma pour le Prophète et de tout ce qui se rattache à sa sainte personne, élevait tous ces Califes Bien-Guidés et, par-delà eux, tous les vaillants Compagnons du Prophète sans exception, de même que tous les membres de son éminente Famille à un haut degré de vénération et de respect qui ne s’est jamais démenti durant toute sa vie et à travers l’ensemble de ses écrits…» (« KHIDMA : La Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le Pouvoir Politique au Sénégal) », Editions Majalis, 2010, p. 326).
Ainsi, en s’inspirant des enseignements de Serigne Touba, le Sénégal, au lieu de prendre fait et cause pour un seul parti (surtout le plus injuste), aurait pu faire valoir, dans la résolution de ce conflit, les atouts qu’offre son modèle islamique non-violent, promouvant la tolérance et la cohabitation pacifique des différentes obédiences religieuses, pour unir davantage les musulmans. Au lieu de tenter maladroitement de convoquer Cheikh A. Bamba dans une expédition militaire à laquelle il n’a absolument rien à voir, nos dirigeants auraient pu plutôt invoquer son exemple pour réaffirmer la neutralité positive de notre pays et son appartenance à une troisième obédience alternative entre le Sunnisme saoudien et le Chiisme iranien : le Soufisme. Une voie dont les fondements et principes transcendent certaines contradictions politico-religieuses chiites/sunnites, en reconnaissant à la fois (il nous a semblé symptomatique de le remarquer) la valeur et le caractère éminent de l’ensemble des Compagnons du Prophète (PSL) – contrairement à la doctrine chiite – tout en révérant profondément tous les grands Saints de l’Islam – contrairement à la doctrine wahhabite qui tient généralement ces saints pour des égarés ou objets de shirk, au point même de préconiser la destruction de leurs mausolées et le « takfir » de leurs enseignements. Notre pays n’a donc nullement à prendre part dans une querelle idéologique et géopolitique aux ramifications si profondes, ni à se ranger dans un camp ou dans l’autre, car ayat déjà sa propre vision de l’Islam, hérité de ses valeureux « Pères Fondateurs ».
Et il est malheureux, qu’en ce second millénaire éclosant, qu’il soit encore des sénégalais qui ne connaissent pas suffisamment la vraie valeur de leur patrimoine culturel et religieux. Cet héritage qui, seul, leur permettra de se décomplexer face aux autres peuples et civilisations, de promouvoir leurs propres valeurs et vision du monde, pour prétendre émerger pleinement sur la scène internationale.
A quand donc des leaders sénégalais culturellement « émergents » ?
[Dans la seconde partie, nous exposerons les documents historiques et éléments biographiques qui clarifient davantage la démarche spirituelle de Cheikh A. Bamba dans ce genre de conflits].
A. Aziz Mbacké Majalis
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