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Qui Gouverne Au Sénégal ? : Pouvoir Libéral Et Gouvernement Pastoral

Pour le politiste américain Robert Dahl la question de savoir « qui gouverne » vise à déterminer le type de régime politique en localisant l’influence. Pour l’historien français Michel Foucault, la question est bien plus que cela. Il s’agit de savoir qui « conduit » la conduite des autres, ce en agissant pour les faire agir avec succès. C’est ce que nous voulons dire ici à propos du Sénégal en considérant le caractère fondamentalement historique de la question.

Jamais ce qui fait office d’Etat et ce qui se font appeler dirigeants politiques et administratifs n’ont gouverné le Sénégal. Notre pays a toujours été gouverné, et il l’est encore par les guides religieux musulmans, chrétiens et même animistes, dans certaines périphéries recluses du territoire. Jamais le système politique sénégalais n’a exclusivement et essentiellement épousé les contours étroits et étranges du pouvoir libéral de l’Etat colonial qui y demeure sans exister réellement. Notre système politique est bien plus étendu et il consiste en ces formes d’autorités issues des ingénieries plurielles de notre société précoloniale dans laquelle l’Islam et le christianisme ont été les premiers à trouver les ferments de leur prospérité future, mais également à laquelle ces religions ont fourni les ressources sociales et symboliques de leur résistance puis de leur appropriation du système colonial.

Les dirigeants politiques et administratives sont au pouvoir, mais ils sont sans pouvoir réel, si ce n’est celui de s’y servir. Ils ne gouvernent pas. Le pouvoir du Pouvoir est inexistant. Les chefs coutumiers et les guides religieux sont les véritables gouvernants au Sénégal. Pour comprendre cet état de choses il importe de saisir la distinction entre l’illusion du pouvoir que suggère cet amas difforme et dysfonctionnel de la pléthore d’institutions politiques et administratives d’une part, et le fait concret d’influer avec succès sur la conduite des individus et des groupes de l’autre.

Gouverner c’est conduire la conduite d’autrui nous révèle Foucault. Même pendant la colonisation l’Etat n’a jamais totalement ni substantiellement obtenu de succès dans la reconnaissance (légitimation) et l’exercice (police) de son autorité. C’est que jamais le citoyen n’a été autre chose que le disciple, le fidèle, le croyant. Il n’a pas été ce militant qu’ont peiné à construire les partis politiques. Il n’a jamais été ce sujet docile qui s’acquitte des impositions fiscales et disciplinaires sans broncher. Il n’a jamais été cet homme moderne promis par l’école coloniale et les structures de la décolonisation (parti unique, coopératives). Il ne sera jamais ce libertaire que se sont efforcés de construire successivement l’administration de développement de Dia et Senghor, l’administration d’ajustement de Diouf et du PS, l’Agence-ment néo-moderniste de Wade, encore moins l’administration d’émergence de Macky. Le citoyen a été et demeure ce fidèle catholique ou musulman, ce disciple dévoué des confréries soufies, cet initié discret et convaincu des autels et des bois sacrés.

Tout ce que ne fut jamais le citoyen sénégalais c’est cet illuminé qui est au Pouvoir, dans les partis politiques et les institutions de l’Etat, dans les universités, cet évolué dans le service public, lequel est souvent plus disciple que citoyen. Il est aussi cet entrepreneur étranger ou le relais-complice de celui-ci dont le statut de disciple ou de sympathisant n’est que le voile à son ambition extraverti d’accumulateur vorace et de colonisateur arrogant.

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Gouverner, disons-nous, c’est exercer une influence effective sur la conduite des autres. Moins cette influence est basée sur la contrainte plus elle est acceptée et a des chances de rencontrer l’obéissance de ceux sur qui elle s’exerce et plus elle est effective, stable et durable. Sous cette forme, le gouvernement est démocratique et légitimé non pas par la force dissuasive, mais par la suggestion persuasive, par la justice discursive.

Plus cette influence est fondée sur la contrainte plus elle est rejetée et est susceptible de provoquer la désobéissance au pire des cas, ou la dérision (rejet par récupération, dénaturation) autrement. C’est le sort qu’a constamment connu l’Etat moderne (post)colonial, tant son système d’encadrement a été fait de violence structurelle à travers la mobilisation partisane, la police administrative et militaire, l’imposition fiscale et la prédation économique. Ce gouvernement libéral introduit par la modernité coloniale ne connaitra jamais de succès face au gouvernement pastoral.

Ce gouvernement est celui qui s’exerce effectivement depuis exactement trois siècles au Sénégal par le biais des autorités religieuses et coutumières. Sa force réside dans son ancrage culturel, sa modalité fondamentalement discursive et sa vocation protectrice, ses capacités régulatrices et distributives, son pouvoir disciplinaire éthico-idéologique et organisationnel. Plus important est sa nature pastorale en ce sens qu’il s’exerce avant tout sous forme de guidance (spirituelle et morale) d’un côté, en forgeant un citoyen non pas sur l’éthique individualiste et anti-théiste de l’Etat laïc moderne, mais sur l’éthique collectiviste et théiste des sécrétions endogènes (solidarité musulmane, humanisme chrétien, communautarisme égalitaire des systèmes de croyances locales).

Ensuite, comme tout gouvernement pastoral, le système de sanction n’est pas entièrement entre les mains des hommes et du Léviathan. Il est surtout entre les mains de Dieu et partiellement laissé à la discrétion morale des hommes. D’où le rejet des modes disciplinaires nucléarisant de l’Etat laïc. Enfin, tandis que le pouvoir libéral recherche la sécurité, celle de l’Etat avant celui du citoyen, le pouvoir pastoral est basé sur la recherche et le maintien de la protection de ses sujets, protection morale et sociale, sous formes de direction éthique, de prise en charge idéologique, d’encadrement sociopolitique et économique, de sécurité physique et psychique, y compris par la protection mystique. C’est ce qui explique que toutes les structures d’encadrement bureaucratiques et politiques de l’Etat moderne aient été inefficaces parce que ombragées ou récupérées par celles du pouvoir pastoral. Pour mobiliser, faire travailler, et discipliner, pour maintenir l’ordre, l’Etat moderne a toujours dû compter sur l’effectivité du gouvernement pastoral. Mêmes les politiques publiques sont évaluées et accommodées par les populations selon les attitudes du gouvernement pastoral. Par exemple, une campagne de vaccination a peu de chance de réussir tout comme un cordon sanitaire sans l’intervention disciplinaire des guides religieux. Les invocations (du’a) des guides religieux et les messes de l’Eglise ont eu plus d’effet que les déclarations et communiqués du gouvernement pour calmer les populations face à la psychose d’Ebola.

Aucune crise majeure n’a été gérée ou résolue au Sénégal par le gouvernement libéral sans le concours décisif du gouvernement pastoral : de la crise en Casamance au 23 Juin 2011, en passant par la grève récente des enseignants. C’est assez illustratif que l’impressionnante force militaire déployée par Wade ait été presque insignifiante par rapport à l’intervention des chefs religieux pour discipliner les révoltés. La crise Dia-Senghor de 1962 a été mal résolue, par la force des clans prédateurs de l’Etat-Parti, du fait du rejet des solutions proposées par des pans du gouvernement pastoral. Autant la formule de Serigne Cheikh Tidiane Sy a été rejetée, autant la médiation de Hyacinthe Thiandoum a été sabotée. Sans l’influence des guides, tidianes, khadre et mourides en 1989, les violences n’auraient pas cessé en Mauritanie et au Sénégal pour ouvrir la voie à des négociations diplomatiques. Même pour installer certaines multinationales, mettre des terres à leur disposition, obtenir l’obéissance des disciples récalcitrant sans dédommagement, il a fallu qu’intervient le gouvernement pastoral.

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Qu’on y croit ou pas, le gouvernement pastoral joue sur un registre dans lequel il a un monopole absolu : celui de la protection surnaturelle. Si bien que, au-delà de leur caractère religieux et spirituel, les évènements religieux et les baawnaan et autres Xoy des Saltigué sont devenus des « rituels politiques » durant lesquels l’Etat implore la baraka des saints et la puissance des féticheurs pour un bon hivernage, la paix et la stabilité, même si c’est moins pour l’intérêt national que pour la cote politique du Président et de son parti.

Alors qu’on ne nous parle plus, à la manière aisée des marxistes et des modernisateurs, de « paysans » ou de « paysans-taalibe » manipulés par des marabouts contre l’œuvre humaniste et modernisateur du gouvernement libéral ; plus de citoyens et d’institutions laïques aptes au progrès. Il s’est toujours agi de disciples, de fidèles et d’initiés mobilisés dans le travail par les anciens et les esprits du village, dans l’économie de traite, l’économie urbaine et globale par le guide spirituel, avant tout pour la recherche du salut (éternel) et de la dignité parmi les siens. Au Sénégal, on est d’abord un bon disciple/fidèle/initié pour être un citoyen accommodable; j’avais parlé ailleurs de « citoyen-disciple » en ce qui concerne les musulmans affiliés aux confréries soufies. Les uns sont au pouvoir dans cette vaste mégalite d’institutions travesties, les autres gouvernent sur la base d’un mode d’encadrement basée sur le concept humaniste de soin (care) et d’empathie propres à la mystique musulmane, à l’humanisme chrétien et à l’ancestrisme animiste. Ceux-là pour diriger dans leurs propres intérêts, sans jamais avoir une seule once d’influence constructive et effective. Ceux-ci gouvernent dans l’intérêt des populations croyantes mais aussi non croyantes, bien que ces dernieres puissent se montrer souvent mal ou peu pratiquantes.

Pas plus que incessants les gesticulations et bricolages institutionnels des dirigeants politiques et administratifs, les théologies politiques postindépendances ne changeront rien à la stabilité et à la permanence du gouvernement pastoral. Les Dahiras et autres associations religieuses sont de loin plus audibles, plus connues, plus fréquentés et plus efficaces socialement que les pas moins de 250 partis politiques, 90 ONGs, les centaines de syndicats dans la transformation sociopolitique, l’animation et l’encadrement économique, ainsi que la discipline et la solidarité des populations. Un seul speech, une seule sortie, un communiqué d’une seule autorité religieuse est plus à même d’être suivi avec effet et promptitude qu’un décret présidentiel ou bien un arrêté ministériel ou municipal. Il suffit de voir l’impuissance législative et disciplinaire des municipalités de Dakar face au phénomène du commerce ambulant, comparé à l’obéissance complète et immédiate qu’a obtenue le khalife mouride après l’incendie criminelle du marché de Sandaga. L’on est plus à même de donner sa vie pour son guide/pasteur et protecteur que pour la nation. La célébration de l’indépendance draine moins de foules qu’un évènement religieux majeur, tant il est clair que l’origine et la rationalité de ce rituel fondateur qu’est l’évènement religieux paraissent plus évidentes pour les populations que ne l’est la date du 4 avril (laquelle n’est d’ailleurs pas la date exacte de l’indépendance).

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Par théologies politiques, il faut entendre ces discours politiques nationalistes sur la place de la religion dans le projet de décolonisation et de construction nationale. En tant que mouvement d’étatisation des structures privées et populaires précoloniales et coloniales, la décolonisation impliquait de théoriser et de définir le statut institutionnel des structures sociales inspirées ou gérées par les autorités religieuses. Toutes ces théologies politiques ont échoué, qu’il s’agisse du socialisme africain de Senghor et Dia (socialisme spirituel), du mysticisme technocratique de Diouf (laïcité à la sénégalaise), de l’Etat confrérique de Wade (laïcité inégale) ou de la modernisation religieuse de Sall (laïcité libertaire). Comme les formulations qui l’ont précédée, celle de la laïcité libertaire disparaitra avec son concepteur et ses promoteurs lorsque le gouvernement pastoral s’exercera par la conduite électorale des disciples/fidèles/initiés. Les résultats du référendum constitutionnel de mars 2016 et le rôle des structures religieuses dans la campagne pour le NON n’augurent pas d’une grande longévité de cette contre-révolution séculariste plutôt subversive pour ne pas dire extravertie et anhistorique.

En réalité le gouvernement pastoral a précédé au Sénégal le gouvernement libéral de ceux qui sont au pouvoir sans pouvoir gouverner. Ce n’est pas pour rien que la politique coloniale française comportait avant tout un plan de liquidation du christianisme d’abord, de l’Islam ensuite. L’échec qui en a résulté tient au fait que les théologies politiques chrétiennes et soufies ont également préexisté à celles coloniales et postcoloniales de laïcité-progrès et de laïcité-développement. Si le pouvoir libéral ou l’Etat moderne peut prétendre au statut de fiction fondatrice, il n’en est pas moins structurellement stérile, nécessitant l’insémination, fut-elle occasionnelle et artificieuse, des matières fécondatrices du gouvernement pastoral.

Est-il alors possible de bâtir un régime politique viable et durable en dehors de cette sédimentation de l’ordre au Sénégal?

 

Aboubakr TANDIA

Aboubakr TANDIA

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