Notre grande fascination pour le débat politique n’est pas fortuite. Elle dérive d’un certain besoin, de l’espoir même d’entrevoir, dans ces délibérations interminables, une réponse à nos maux multiples. Cependant, la politisation extraordinaire de la vie sociale sénégalaise ces dernières années et ces derniers mois, la tyrannie de l’horloge politique ont fini d’emprisonner notre conscience dans un étau qui semble se resserrer de plus en plus.
Il est des affections qui encombrent, une trop grande bienveillance qui donne la gueule de bois instinctuelle. Cette forme de nausée, c’est l’histoire d’un désamour entre un peuple qu’on cherche à faire rabattre son désir de liberté, et son libérateur devenu bourreau sourd. C’est aussi l’histoire d’un peuple révolté, blessé de l’honneur immense que veut lui faire un roi par un règne eternel. Le président Wade a épuisé les ressources affectives de l’esprit Sopi, non sans inscrire dans la mémoire des Sénégalais l’empreinte d’une licence cruelle, sans contrainte. Wade est devenu un flou visionnaire, suspendu au-dessus d’une plaie béante, en passant imperturbable plutôt qu’en acteur concerné.
Jadis si préoccupé par l’image qu’il laisserait à postérité, Gorgui semble dorénavant rigidement campé dans une posture de guerre contre sa propre capacité d’endurance. Il piétine, il brise, il réprimande. Il menace et cajole. Il ne semble plus vouloir reculer devant qui, ou quoi que ce soit. Imperturbable devant les supplications de tout un peuple, les plaintes des mères, le mépris des pairs, l’insulte des plus insolents, le chef a cessé d’être, depuis très longtemps, le baume qui apaise les esprits tourmentés. Et il s’agrippe au pouvoir comme un vice, au point d’inspirer un amalgame d’écœurement et de désespérance béate.
Sa pénétration singulière et légendaire du tempérament sénégalais, cet art d’atténuer l’abattement le plus grand avec des promesses toujours plus captivantes, cette faculté de soigner les maux, nos maux présents, en nous transportant dans un futur lumineux qui n’existe que dans son imagination généreuse, ont pendant longtemps fait du vieux Wade un être attachant. Son excentricité ne fait cependant plus rire.
Abdoulaye Wade a fait de son parti une assemblée du roi où il règne en maître absolu et ne souffre aucune ambition plus grande que celle de valet. Son désarroi présent, de ne pouvoir trouver chaussure à son pied parmi la galerie de mouches du coche, n’est dès lors pas surprenant. Les orgueils du roi semblent cependant aller au-delà de son règne, semblent devoir l’accompagner dans le déclin, et d’exiger que la volonté du peuple disparaisse sous les vanités paternelles. Comme disait le philosophe, « l’orgueil est toujours plus près du suicide que du repentir ».
Mais le paysage psychique sénégalais s’est transformé un 23 juin 2011, peut être même bien avant cette date. Dans l’esprit de la plupart, les choses ne seront plus comme avant. La colère du peuple sourd, menaçante et à peine contenue, comme pour signifier qu’il ne souffrira ni compromis ni prêches. Le peuple du masla et du soutoura est au bord du suicide ; les dynamiques culturelles dont ces notions dérivent ayant fondamentalement été ébranlées par les pratiques associées au modèle de l’alternance.
Profond doit cependant être le dilemme de notre président, dépouillé jusqu’à la dernière mesure de légitimité par le ressentiment populaire, privé de la déférence et du respect dus à un sage africain. Profond est également notre désarroi face à son entêtement. Le président Wade présente aujourd’hui l’image lamentable d’un vieux renard piégé dans sa tanière, luttant désespérément contre des démons qu’il à lui-même créés par ses méthodes qui sèment partout la discorde.
Des voix s’élèvent pour mettre en garde contre le risque d’embrasement, comme si la violence n’était pas assez envahissante et destructive, qui règne dans la prise en otage de la conscience populaire dans le même cirque politique infernal. La violence a fauché la vie à ces jeunes tombés sous les balles assassines des forces de l’ordre censées les protéger, sur le campus de Dakar, à Yeumbeul, à Sangalkam, à Kolda, à Kédougou et ailleurs..
Il y a de la violence dans la hausse effrénée sur les prix du riz, de l’huile, du sucre, une inflation incontrôlée qui n’a pas fini de précipiter les ménages dans un désarroi indescriptible. La violence guide la main qui dérobe le pain à la bouche fébrile. La violence est dans le refus du président Wade de tendre l’oreille à la jeunesse sénégalaise qui lui signifie, depuis des années, son désir de prendre en main son destin, de la même manière qu’elle l’avait signifié à Abdou Diouf en 2000. La violence réside dans cette désinvolture qui s’exerce dans l’aval des forfaitures. La violence motive la mobilisation du sentiment confrérique pour combattre des ennemis invisibles. La violence a pour noms corruption, impunité, injustice, des notions devenues vides de sens à force d’être invoquées. La violence consiste à vouloir soumettre notre volonté au joug et aux caprices d’une famille plus qu’encombrante.
Parler d’apaisement, dans ces circonstances, revient à refuser aux nombreuses familles accablées la dignité de leur douleur, et au peuple les moyens de sa souveraineté. Le camp du président, mais également une bonne partie de l’opposition entretiennent une polémique quelque peu perverse, sur des démons qui se seraient déjà déchaînés, des électrons libres qui n’envisageraient le salut que dans le chaos.
L’alternance, disons-le, malgré quelques réalisations, a été une thérapie de choc, une série de procédés dilatoires, une succession de coups d’autant plus durs qu’ils sont administrés au nom du bien être du peuple, un mode de gouvernance basé sur un incrementalisme irréfléchi et incohérent qui a fini par miner la capacité régulatrice du jeu politique. Le résultat de cette malgouvernance a pour nom précarité. Précarité des moyens de l’existence, précarité du fondement social, précarité des possibilités de vie tout court.
La question de la légalité, ou de l’opportunité, de la candidature du président Wade n’est plus tant une question légale qu’elle est une question morale. Comme disait Fanon, la vérité est la propriété de la cause nationale. Et la vérité est cet élan inébranlable qui réclame le retour de la souveraineté au peuple. C’est pourtant avec bienveillance que ce peuple meurtri s’engage à accompagner le départ dignifié d’un de ses fils qui s’est maintes fois sacrifié pour lui.
Amy Niang
enseignante en relations internationales