La ville de Dakar a une morphologie symptomatique du dérèglement qui caractérise l’économie sénégalaise et l’aménagement du territoire qui est censé l’accompagner. Dakar fait, en effet, partie de ces capitales qui donnent plutôt l’impression d’être de petites villes ceinturées par de gros villages. L’urbanisation incontrôlée a des origines et des causes diverses, mais ses conséquences restent les mêmes : paupérisation galopante, insécurité chronique, inégalités sociales de plus en plus tranchées, clochardisation de certaines franges de la population, etc.
Il y a incontestablement une disharmonie à la fois démographique, infrastructurelle, sociale et économique dans notre pays et plus manifestement encore Dakar. Au lieu que l’espace soit domestiqué et contrôlé, c’est l’inverse qui s’est produit : à force de l’occuper de façon spontanée et anarchique, il est devenu un fardeau, une pesanteur qui plombe tous les efforts de développement harmonisé. Il suffit d’observer le cadre de vie et les infrastructures dans la banlieue dakaroise pour se rendre compte de l’étendue de l’aporie vers laquelle nous mène cette urbanisation déréglée. Il n’y a quasiment pas une seule unité industrielle dans la banlieue et pourtant elle reste la zone la plus peuplée par les jeunes en âge de travailler.
Les différents gouvernements qui se sont succédé depuis les années 70 sont tous responsable de cette grande tare de la capitale sénégalaise. Quelle est alors l’origine d’une telle asthénie politique ? Y a-t-il aujourd’hui une solution pour sortir de la misère le lumpenprolétariat qui envahit aujourd’hui la banlieue ? Aucune politique d’aménagement courageuse fondée sur une option rationalisée du cadre de vie du citoyen n’a été jusqu’ici mise en œuvre. C’est le domaine qui a le plus souffert de ce qu’on appelle le pilotage à vue et l’absence de courage de nos hommes politiques. Durant des décennies on a laissé des populations venues du monde rural s’installer dans toutes les parcelles de terre disponibles sans le moindre aménagement. Pour des raisons électoralistes, on n’a jamais voulu infléchir un phénomène qu’on savait pourtant susceptible de devenir un fléau dans l’avenir. Les plaies béantes que cette anarchie paysagère et urbaine a causées sont aujourd’hui presque incurables et menacent non seulement l’épanouissement de notre économie, mais aussi l’équilibre de notre société. Parce qu’on a délaissé un monde rural en proie à un funeste cycle de sécheresse et à un désœuvrement chronique de sa population, on ne pouvait pas faire preuve de rigueur face à l’occupation anarchique du territoire de Dakar. Autrement dit, parce qu’on n’a pas voulu mécontenter des ruraux accablés par la pauvreté et fuyant un monde rural infernal et dénué de toute forme de débouché, on a laissé les gens issus de l’exode se bousculer à Dakar.
Le surpeuplement qu’une telle anarchie a engendré n’a pas été maîtrisé et finalement il est devenu un handicap sévère pour la capitale. Tout le monde sait pourtant qu’en tant que presqu’île, Dakar n’est pas extensible à l’infini : il fallait dès le début appliquer une législation sévère qui puisse empêcher les gens de squatter les zones non aménagées par des habitations spontanées et par une institutionnalisation d’une économie de la débrouillardise et de l’informel tout azimut. Parce qu’on n’a pas suffisamment légiféré ou appliqué rigoureusement la législation existante, le rural s’est progressivement implanté en zone urbaine avec ses habitudes, ses réflexes et son mode de vie parfois complètement en déphasage avec les exigences de l’économie et la vie citadines.
Le mode de production rural qui est inapproprié à la vie en ville subsiste curieusement dans la banlieue dakaroise ce qui donne l’impression d’une superposition de deux sociétés avec de réalités différentes, voire opposées. On assiste à une véritable inversion du sens de la circulation des biens et des personnes ou, pire, à une pitoyable stagnation économique. Ainsi la banlieue étouffe par une surpopulation inexorablement galopante, mais aussi par l’impossibilité d’y faire éclore des activités économiques durables. On a essayé beaucoup de choses, on a tout expérimenté, mais les résultats escomptés ne peuvent et ne pourront jamais être atteints : sur une structure géographique et sociale aussi fragile et incohérente on ne peut rien fonder qui soit viable et efficient. La structure économique et infrastructurelle est elle-même erronée ou nulle : comment veut-on alors implanté des projets économiques et sociaux viables et agissants ?
De même que le bel édifice s’affaisserait très vite s’il était dépourvu de fondement ou s’il était fondé sur du sable mouvant, toute ville dont l’accroissement ne respecte pas un plan directeur rationalisé est appelé à tomber dans l’impasse d’une urbanisation ratée dès les prémisses. Si l’analogie du cœur humain pouvait être tolérée ici on pourrait comparer la situation actuelle de Dakar à une arythmie cardiaque. Une sorte d’obésité impressionnante s’est emparée de l’anatomie de notre capitale, de sorte que les artères qui devraient permettre de desservir les différentes parties de la ville et l’intérieur du pays sont bouchées. C’est ce qui donne l’impression que malgré les importants efforts fournis pour solutionner la crise dans cette banlieue, l’action des pouvoirs publics reste dans le bricolage et le colmatage.
Une ville c’est comme un arbre : quand celui-ci est bien taillé entretenu, il est non seulement homogène, mais il n’entrera jamais dans le registre de la disproportion. La pauvreté qui est décriée par les uns et occultée ou atténuée par les autres reste ainsi une sorte de cancer sournois qui tôt ou tard portera atteinte au reste de la capitale et au pays tout entier. Il y a longtemps qu’une deuxième capitale aurait dû voir le jour, mais on a préféré accabler un territoire que sa surface et sa morphologie prédestinaient à une vocation infiniment plus modeste. Tous les pays qui aspirent à un développement harmonieux ont très tôt pris la résolution raisonnable de séparer leur capitale économique de celle politique. La confusion est non seulement source de surpeuplement et de d’asphyxie de la ville de Dakar, mais aussi un dépeuplement de l’intérieur du pays.
Dakar concentre la quasi-totalité du tissu industriel du pays, la totalité des institutions politiques et les plus grands centres commerciaux. Les biens et services n’existent pratiquement pas à l’intérieur du pays et même la vie culturelle semble avoir exclusivement élu domicile à Dakar. La conséquence d’une telle disproportion dans l’allocation des ressources du pays et dans la production des richesses est qu’on assiste à l’émergence d’un nouveau type de citoyen. Ce type de citoyen nouveau se sent exclu du système et est extrêmement frileux et hostile à toute forme d’adhésion aux différentes initiatives prises dans le sens d’une résolution ponctuelle des problèmes.
Ainsi, en voulant cicatriser les vilaines plaies causées par une accumulation de politique d’ajournement des problèmes (à la place d’une politique de résolution de ceux-ci) on a créé des mécontentements. L’État n’a jusqu’à présent pas réussi à rattraper le gap qui sépare sa capacité d’investissement dans la banlieue et les besoins d’infrastructure sociales de base nécessaires dans cette zone. Des sites pour créer des écoles, des instituts de formation et des universités ne sont généralement pas disponibles à cause de l’enclavement de certaines zones. Et même lorsqu’il y en a, les moyens ne suivent pas, car les pouvoirs publics ne peuvent pas continuer à ignorer les besoins du monde rural. C’est ce qui explique une sorte d’asthénie du gouvernement en termes de règlement du problème des inondations et de la problématique de l’emploi des jeunes.
Notre capitale est alors fatalement obligée d’offrir ce spectacle désolant d’une ville de misère et de mendicité industrielle. Le comble de cette anarchie est atteint avec la création de quartier où règne un « no man’s land » juridique. Assurer la sécurité ou assainir ces lieux est devenu un véritable casse-tête pour les autorités gouvernementales. Certains quartiers sont à la limite une sorte de négation de la notion même d’État : le non-droit qui y règne, l’insalubrité, l’insécurité et la déperdition scolaire qui y ont cours néantisent l’État jusque dans ses moindres fondements éthiques et juridiques. L’histoire de la surpopulation de Dakar et de la clochardisation endémique qui y règne est en quelque sorte une forme d’inversion de la logique de la naissance des grandes villes.
Il faut étudier l’histoire des villes comme Londres, New-York Washington, Pretoria, Marrakech, etc., pour comprendre qu’en ce qui concerne l’urbanisation démesurée de Dakar on a mis la charrue avant les bœufs. En amont de l’installation de grandes villes il y a toujours eu une révolution agricole et/ou industrielle ou une délocalisation administrative. Pour le cas des villes sénégalaises, et principalement Dakar, ça n’a jamais été le cas. On s’est entassé ici au gré des quelques revenus que les uns et les autres pouvaient y avoir, sans souci du long terme : tant qu’on peut régler sa subsistance quotidienne on ne se gêne pas de s’assembler dans des habitats de fortune sans les moindres normes d’urbanisation.
L’absence d’hygiène, le manque d’infrastructures scolaires et le banditisme sont dès lors les principales rétributions que l’on peut tirer de cette forme d’urbanisation spontanée. Et ce qui est regrettable dans cette affaire c’est que les ressources impressionnantes allouées à Dakar délestent le reste du pays des ressources qui devraient leur permettre de ne pas tomber dans la même situation que celle qui caractérise Dakar. La macrocéphalie qui caractérise le Sénégal est ainsi le symptôme d’une pathologie qui gangrène le pays dans le domaine de la vision politique et dont les conséquences sont multisectorielles. Aucune politique de la ville n’a jamais été menée de façon durable : on assiste ainsi à une ruralisation de la ville. On dirait que les différents gouvernements qui se sont succédé n’ont fait que transposer les problèmes du monde rural en ville.
Ne pouvant pas retenir les jeunes et les familles dans les villages par la création d’emplois et de richesses sur place, on les a laissés se débrouiller en ville comme ils le pouvaient. Le spectacle ainsi offert au monde est une impression d’un peuple qui n’a de préoccupation que pour sa survie quotidienne ponctuelle et qui est incapable de planifier dans le temps et dans l’espace. Là où partout dans le monde on planifie dans le très long terme (c’est-à-dire en termes de plusieurs décennies à venir) ici on se délecte de végéter dans les profondeurs du rafistolage indéfini. On cherche ainsi à faire disparaître les symptômes sans jamais tenter sérieusement d’éradiquer le mal définitivement en s’attaquant à sa racine même. Les rafles contre les mendiants, les opérations de sécurité pour lutter contre l’insécurité toujours plus préoccupante et les quelques institutions créées pour soulager les jeunes et les femmes de la banlieue ne sont point des solutions capable de changer radicalement le visage de la capitale sénégalaise.
La situation hybride de Dakar est caractérisée par le fait qu’elle n’est ni une ville industrielle ni une zone agricole. Il y a, en effet, une disparition irréversible des terres cultivables alors même qu’il n’y a guère une industrialisation. La grande équation est dès lors de savoir comment entretenir et épanouir en ville des populations qui n’ont aucune autre qualification que l’agriculture ou le petit commerce ? Le maraîchage, les fleuristes et les horticulteurs ont ainsi envahi la ville parce que celle-ci n’offre pas grand-chose à toute cette population qui vient s’entasser par milliers dans les moindres recoins et les faubourgs de la capitale de notre pays. Les ruraux qui viennent en ville ne sont pas absorbés par les secteurs modernes : ils sont des laissés-pour-compte furieux de ne jamais être quelque part chez eux.
C’est ce qui fait qu’ils se transforment naturellement en vendeurs à la sauvette dans les villes. L’exemple des marchands ambulants qui ont tellement vécu longtemps dans une situation d’illégalité qu’ils ont fini par la croire légale en est une parfaite illustration. Conscient de ses fautes historiques et de sa faiblesse circonstancielle, l’État (aussi bien le pouvoir central que les collectivités locales) cède presque toujours à la pression et au chantage des marchands ambulants. Une affaire qui devrait relever des principes élémentaires de la sécurité est alors transformée en cause d’insurrection : alors qu’ils enfreignent quotidiennement les lois et les exigences de citoyenneté, ces vendeurs envahissants défient les autorités avec succès.
Au regard de toutes ces considérations, la seule conclusion qui s’impose aux autorités politiques et à tous les citoyens est la création sans délai d’une nouvelle ville comme capitale politique du Sénégal. Dakar a englouti ces dix dernières années énormément de milliards pour redorer son blason et offrir aux citoyens plus de dignité auraient peut-être permis d’avancer très largement dans le processus de création d’une nouvelle capitale. Il faut une sorte de pacte national de la classe politique, du secteur privé et des citoyens autour de la nécessité et de l’urgence d’une décongestion de Dakar par la création d’une capitale politique sénégalaise différente de Dakar. Les enjeux d’une telle ville ne sont pas seulement économiques, ils sont aussi politiques, car il y va de la paix sociale et de l’unité du pays.
Pape Sadio THIAM
Journaliste
Doctorant en Sciences Politiques
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