Les titres barrent toutes les unes. «Un peuple, un but, trois fois Korité », « Korité dans la division », « Korité à trois vitesses ». Les unes après les autres, les unes de la presse étalent leurs titres accrocheurs. L’unanimité sur la division semble être consommée. Au moins un avis qui ne divise plus chez nous. L’Etat, au plus haut sommet, y est même convié. Au bout, l’engagement d’y remédier si les religieux lui confèrent ce pouvoir. Des religieux, dont certains, se sentant interpellés par l’opinion, fustigent eux-mêmes cette division. Tentant, chacun, de tirer sa couverture cultuelle sur soi. Égratignant même au passage « l’échec des chefs religieux du Sénégal (sic) à s’unir pour célébrer ensemble les fêtes religieuses ».
Qu’en est-il exactement ?
La question peut, certes, paraître banale. Trop banale même. Car tellement « évidente ». Trop évidente, peut être. Mais n’est-ce pas plutôt cette « évidence » même, ces multitudes de fausses « évidences » médiatiques sédimentées, quotidiennement assénées sur nos pauvres têtes, par le marteau du facile consensus, qui ont fini par anesthésier celles-ci ? Peut-on encore aujourd’hui, au Sénégal, se permettre le luxe de prendre du recul et de ne pas céder au diktat de cette fantastique machine à « fabriquer l’opinion » que sont devenus nos médias ? La lucidité, la rigueur d’analyse et l’indépendance d’esprit ne sont-elles pas devenues, à la longue, une hideuse et intolérable difformité ou, pis, un simple suicide intellectuel ?
Troublant. N’est-ce pas ?
Certes, il faut le concéder d’emblée. Nous avions décidé, et résolument même, de ne pas nous immiscer dans le débat récurrent et ô combien oiseux des « lunes » dans lequel se complaisent périodiquement tous les ans, l’on ne saurait trop en comprendre la raison, nombre de nos compatriotes. Le temps étant trop précieux, la mort proche, les priorités nombreuses, les futilités de ce monde infinies et encombrantes, nos courtes vies fort insuffisantes face à l’effrayante éternité de l’autre monde… Mais force nous fut bientôt de reconnaître que, malheureusement, la responsabilité envers nos semblables, piégés malgré eux dans ce tourbillon étourdissant et déboussolés, faisait précisément partie de ces priorités sur lesquelles nous pourrions un jour être interrogés.
Bon. Une Korité n’étant point coutume. Contre mauvaise fortune ou modeste « ndéweuneul », comme l’on dit, bon cœur…
La fausse évidence de la « division »
Doit-on toujours parler de « division » à chaque fois que des musulmans, partageant un même espace sociétal, culturel ou géographique, décideront de se comporter différemment, selon l’interprétation différenciée qu’ils feront des textes islamiques ou de l’application de ceux-ci ? Car, si l’on analyse bien le problème des « lunes sénégalaises », on trouve à la source deux explications principales. Pas plus.
La première est une différence d’interprétation des sources prophétiques sur la méthode de détermination du calendrier lunaire musulman. Les uns voulant s’en tenir à la lettre de l’observation oculaire et traditionnelle préconisée par le Messager de Dieu (PSL) dans les hadiths. Les autres proposant d’autres méthodes prenant en compte les avancées de l’astronomie, les nouveaux moyens technologiques de communication, la mondialisation de la Ummah, la prééminence symbolique de la Mecque etc. Chaque camp (dit « conservateur » ou « réformiste ») avançant des arguments très valables et étayés, comme il est d’usage en sciences et en débats islamiques, par des sources littérales ou interprétées, sur lesquelles chaque musulman accorde le crédit qu’il pense, en son âme et conscience ou selon sa sensibilité, que celles-ci méritent.
Cette divergence de vue juridique est-elle la seule en Islam ? Oh que non ! Il nous faudrait en effet, et tout le monde le sait assez étrangement chez nous, plusieurs volumes pour exposer tous les points de doctrine et de législation (majeurs ou mineurs) sur lesquels les musulmans ont depuis toujours divergé. Différences selon les obédiences (sunnite ou chiite) auxquelles ils se réclament, selon les écoles juridiques (Malékite, Chaféite, Hanbalite, Hanafite etc.), selon les approches (littéraliste, soufie, mutazilite, philosophique, salafiste etc.), selon les confréries (Khadiriya, Khalwatiya, Tidianiya, Mouridiya, « Wahhabiya» etc.), selon les savants musulmans ou saints auxquels l’on se réfère, selon le degré d’influence et la nature de la culture locale etc.
Il en fut de tout temps ainsi, on peut même dire depuis la disparition du Prophète (PSL), et il risque d’en demeurer pour toujours ainsi (sauf extraordinaire). Qui peut, en effet, imaginer qu’il en soit un jour autrement, sinon par l’effet d’une dictature absolue et même idéelle qui fusionnerait un jour fort hypothétique toutes les obédiences, toutes les écoles juridiques, toutes les approches, toutes les confréries, toutes les spécificités culturelles etc. du milliard de musulmans disséminés à travers le monde en une entité parfaitement homogène et monolithique ? Relever ce fait, il faut le dire, n’est nullement un déni des nombreux germes de division en Islam (qui sont réels et même souvent meurtriers), ni un renoncement défaitiste aux efforts nécessaires pour rapprocher davantage les musulmans et cultiver l’unité tant rêvée entre eux. Mais plutôt une analyse réaliste qui, à partir de la réalité des faits, de l’histoire de cette religion et de la nature différenciée même des être humains, aspire appréhender ce problème de l’unité sur des bases plus viables et plus profitables pour tous.
En effet, si le seul fait de célébrer des fêtes en des jours différents est nécessairement un signe de division « religieuse » (stricto sensus et sans autre considération sociale, économique etc.), pourquoi n’a-t-on pas également jusqu’ici considéré nuisibles pour l’unité des musulmans d’autres choix divergents, au Sénégal et ailleurs dans monde ? A l’instar des différences entre les musulmans qui prient en faisant le « khabdou » (les mains sur la poitrine) et les autres qui ne le font pas, entre ceux qui commencent leur récitation au cours de leur prière par la « basmallah » et les autres, ceux qui préfèrent lire les « khassaides » ou pratiquent la « wazifa », ceux qui s’attachent aux « wird » et les autres, ceux qui préfèrent célébrer les « gamou », les « magal » ou les « thiant » à des jours différents, les préférences vestimentaires qui diffèrent selon les sensibilités religieuses, l’existence d’heures de prières différentes selon les villes ou villages etc. [1] Est-ce uniquement parce que ces pratiques, du fait de leur caractère simplement méritoire (mandûb) ou traditionnel (sunna) sont moins essentiels que, par exemple, le fait de rompre le jeûne le jour de la Korité, qui s’avère être une obligation divine (fard) ? [2] La réalité est qu’il semble exister d’autres raisons, loin d’être purement religieuses et pas toujours assez explicitées, et des non-dits qui expliquent, d’après nous, le caractère délibérément exacerbé attribué à cette divergence de vue sur les fêtes religieuses au Sénégal…
Les différences, une source de miséricorde ou de discorde ?
Ce constat sur nos inévitables différences signifie donc, vu que les disparités ne sauraient miraculeusement se gommer dans un horizon rationnel défini, que l’essentiel pour les musulmans serait plutôt de réussir à s’accorder, dans la mesure du possible, sur certaines constantes essentielles de leur religion et de discuter, dans la mesure du possible, avec bonne foi, ouverture d’esprit et attachement à la vérité, sur les variables qui les séparent. Afin de mieux s’enrichir mutuellement, se connaître et se comprendre davantage, se guider et s’auto-corriger au besoin (nasîha), s’aimer pour la Face de Dieu (car partageant, quoi que l’on dise, la même foi) de sorte que ces différences formelles ne finissent par s’amplifier et devenir des divergences dévastatrices. Comme nous l’enseigna notre cher Prophète (PSL), le Modèle par excellence : « La divergence de vue entre savants est un signe de la Miséricorde de Dieu » [3].
La seconde explication à la base des jours de commémoration multiples réside, à notre avis, dans l’appréciation différente que les musulmans ont en général des organes ou autorités chargés de fixer le calendrier musulman. En effet, les différences d’approches définies plus haut, ne faisant nullement en général l’objet de concertation et d’échanges intellectuels ou religieux efficaces, les leaders appartenant à une sensibilité ou appliquant une méthode donnée sont souvent suspects aux yeux de ceux qui ne partagent pas leurs références. Ce qui crée la plupart du temps un problème de confiance, donc de rejet des décisions et des orientations desdits organes ou leaders. Comment dès lors convaincre, pour prendre un exemple trivial, des croyants Salafistes de s’en tenir strictement à la décision du Khalife des mourides, alors qu’ils considèrent le Soufisme même, dans le giron duquel s’inscrit le Mouridisme, comme une hérésie confinant au shirk (associationnisme) et les marabouts comme des « gourous » ignares et de simples exploiteurs hétérodoxes des masses, n’ayant aucune maitrise avérée des sources authentiques de l’Islam ? Comment également persuader des adeptes Soufis de s’en tenir aux orientations des leaders Salafistes qu’ils perçoivent comme d’extrémistes sujets des arabes, qui considèrent leurs illustres saints comme des « égarés qui égarent les hommes » adorés à la place de Dieu et dont certains, de ce fait, seraient même prêts à détruire les mausolées ? Car, le fait est que, même si théoriquement tout musulman se doit de faire confiance à son frère musulman, la pratique montre le plus souvent que la diversité des références et des interprétations, en dehors d’un dialogue éclairé, aboutit à une ignorance mutuelle et à des clichés tenaces que chaque groupe de musulmans nourrit envers d’autres groupes différents. Ce qui, naturellement, va à l’encontre des avertissements de Dieu: « O vous les croyants ! Qu’un groupe ne se raille pas d’un autre groupe : ceux-ci sont peut-être meilleurs qu’eux. (…) Ne vous dénigrez pas et ne vous lancez pas mutuellement des sobriquets (injurieux). Quel vilain mot que « perversion » lorsqu’on a déjà la foi. Et quiconque ne se repent pas… Ceux-là sont les injustes.» (Coran, 49:11)
Nos vertueuses grandes figures historiques et religieuses, ces pères fondateurs de notre nation, avaient pourtant posé, depuis très longtemps, avec clairvoyance et sagesse, les jalons d’une « fraternité de la diversité religieuse » qu’il serait très profitable à leurs disciples et descendants que nous sommes de revisiter. A l’exemple de Cheikh A. Bamba, ce grand apôtre soufi de la « non-violence musulmane », qui résolut la question des dissensions inter-confrériques ou entre obédiences religieuses, fort préjudiciables à l’unité des croyants, en des termes que beaucoup de musulmans d’aujourd’hui (dont même nombre de mourides) ont encore du mal à mettre en pratique : « Sache que l’ensemble des wirds (pratiques distinctives d’une confrérie) mènent le pratiquant vers la Proximité de Dieu, sans déviation aucune. Peu importe que ce wird émane de Cheikh Abdoul Khadr Djîlânî (fondateur de la Khadiriya), de Cheikh Ahmad Tîdjânî (fondateur de la Tidjianiya) ou d’un quelconque autre éminent Pôle spirituel (Qutb). Car ils sont tous dans la bonne voie et convient unanimement les aspirants spirituels (murîd) à l’adoration du Maître du Trône et à la rectitude. Garde-toi donc de jamais mépriser ou de critiquer un quelconque wird [ou confrérie] dans ta vie…» (Masâlik, v. 271-275), « Ne considère jamais en ennemi toute personne que tu verras prononcer la profession de foi en Dieu (Lâ ilâha illa Lâh).», « [O Seigneur !] Incite-nous à aimer tous les musulmans pour Ta Face et nous Te prions de leur inspirer de l’affection pour nos personnes.» (Matlabu Shifâ’i, v. 37), «Ô Seigneur de l’univers ! Ô Toi qui Te situes au-dessus de tout esprit de revanche, accorde Ta miséricorde à l’ensemble des créatures, ô Toi qui peux diriger les égarés !» (Ya Rahmân, Ya Rahîm, v. 8), « Nourris toujours de bons sentiments envers l’ensemble des créatures de Dieu. » etc. La tradition orale mouride nous apprend même, en ce sens, que, lorsque la délégation des habitants de Médine, la ville sainte du Prophète (PSL), vint solliciter ses prières en 1922, à l’occasion des graves troubles politiques qui les menaçaient, notamment de la part de l’Etat, Cheikh A. Bamba fut interrogé sur l’authenticité de la foi musulmane de leurs ennemis Wahhabites. Ce à quoi il leur aurait répondu : « Ce sont certes des musulmans comme nous. Ils ont simplement une vision trop restrictive de la Aqîda (Crédo Musulman)… » Il va de soit qu’une telle vision de respect unanime et de vénération indissociée pour toutes les références religieuses qu’affiche Cheikh A. Bamba (même s’il peut lui arriver de ne pas partager avec elles certaines démarches ou options), en faisant fi de tous les éléments historiques et politiques éventuellement susceptibles de faire perdurer de meurtrières et inutiles divisions parmi les musulmans (à l’instar du sanglant conflit opposant sunnites et chiites), constitue l’approche la plus bénéfique et la plus réaliste pour prétendre réunir un jour les musulmans sur l’essentiel…
Mais force est, malheureusement, de constater que l’existence, au Sénégal et ailleurs dans le monde musulman, de croyants dont le degré d’ouverture et d’acceptation de l’autre est bridé par un entendement trop limité des principes de leur religion, aboutit le plus souvent à des généralisations abusives des failles constatées chez les autres. Généralisations qui finissent en injustes stigmatisations qui, à leur tour, s’expriment en dérapages verbaux, s’assimilant à des attaques aux yeux des autres, entraînant des contre-attaques physiques qui aggravent les extrémismes chez tous les camps. Alors que la simple et triviale réalité est qu’il existe parmi nous tous, chez toutes les obédiences, toutes les confréries ou groupes non confrériques, aussi bien des éléments éminemment vertueux, sincères et éclairés, que des tartuffes, des éléments immoraux, ignorants ou tombant facilement dans les excès de zèle.
Le manque de confiance suscité par ces amalgames se traduit, dans le cas des fêtes religieuses multiples, par la création d’autres organes ou commissions alternatives de détermination du calendrier musulman et la désignation d’autres leaders, censés théoriquement rétablir l’unité dans la vérité et qui, paradoxalement, créent d’autres schismes plus profonds. A l’instar de certaines tendances anticonfrériques sénégalaises qui ont finit, assez curieusement, par devenir également des sortes de… « confréries anticonfrériques » ! Avec leurs « khalifes » de facto (bien qu’encore dénommés « Amîr »), leurs propres lieux de culte, leurs pratiques et habillements distinctifs etc. Là aussi, on retrouve une constante du monde musulman (et même d’autres religions), dépassant de loin le cadre étroit du Sénégal, et qui n’est pas prête non plus, à notre avis, de disparaître de sitôt. Il suffit simplement, à notre avis, d’analyser l’histoire des musulmans, pas avec les seules œillères des principes théoriques, mais avec les yeux de la pratique sociologique pour s’en convaincre largement…
En effet, sans renier les efforts louables pour l’unité organique des musulmans, en foi de quoi pourrait-on un jour prétendre obliger, plus que par le passé, tous les musulmans, du Sénégal ou même du monde, qui ne partagent pas unanimement leurs approches et interprétations religieuses, à s’accorder sur une autorité unifiée dont les orientations seraient absolument acceptées par tous ? Quand bien même y réussirait-on (par extraordinaire) dans notre pays, qu’est-ce qui assurerait qu’il n’apparaîtrait pas dans l’avenir d’autres sensibilités s’inscrivant en faux contre l’unanimisme laborieusement obtenu ? Suffira-t-il toujours que quelques centaines, voire quelques milliers de concitoyens, sur des millions, que n’importe quel « groupuscule » décide, par une interprétation juridique qui lui sera propre, de célébrer en un jour différent une fête religieuse pour que tous nos médias embouchent dans un chœur déchirant la trompette de la division religieuse ? Qu’adviendra-t-il si une telle obédience ou secte refuse de se conformer à la lune républicaine qui serait décrétée, comme il est de plus en plus envisagé dans le futur, par les services régaliens de l’Etat ? Enverra-t-on les Forces Spéciales arrêter les imams récalcitrants ou les GMI pour disperser les fidèles, afin que « force reste à la loi du croissant unitaire » ? En foi de quoi ce qui, ailleurs, serait considéré comme un signe de « vigueur démocratique », de « diversité religieuse » à préserver, de respect de la « liberté de culte » garantie par la Charte fondamentale, serait-il brusquement et nécessairement un signe de zizanie ?
Faut-il diviser les musulmans pour mieux régner sur eux ?
Ce questionnement devient même plus intéressant, si l’on essaie de repérer dans le temps les origines de cette problématique des « unes sur les lunes ». Du moins telle qu’elle est posée de nos jours ; sachant que les rares polémiques notées en ce sens dans le passé relevaient plus en général de l’anecdotique et des débats classiques entre ulémas. En réalité, une remarque qu’assez étrangement aucun ou peu de nos brillants analystes ne fait, est que l’assimilation du débat calendaire à un grave signe de division des musulmans est assez récente. Car n’ayant pris l’ampleur actuelle qu’avec l’avènement des médias (globalement aux débuts des années 80) et avec l’accélération des processus de « citoyennisation » dans notre pays. Car, il ne nous semble pas difficile de le deviner, les difficultés de communication dans le passé, l’inexistence d’un espace public amplificateur en temps réel comme le nôtre, l’absence de problématisation de certaines questions relativement mineures dans ce contexte, la suprématie d’espaces culturels et référentiels homogènes et locaux, tout ceci faisait que le fait que les jours où Touba, Tivaouane, Médina Gounass, Cambérène, Saint-Louis, Ziguinchor, Matam etc. célébraient la Tabaski ou la Korité n’avaient en ce temps aucun véritable enjeu national susceptible d’être qualifié de grave « division »…
D’autre part, le diktat du colonisateur qui, surtout pour des raisons d’ordre public et de gestion administrative, a toujours plus ou moins essayé d’imposer les dates de fête officielles aux indigènes musulmans colonisés (qui, au fond, considéraient encore son autorité comme « mécréante ») n’empêchait pas à beaucoup d’entre eux d’y souscrire que par esprit de « contrainte » (darûr). Mais nullement dans le cas d’un exercice entièrement libre du culte, selon leurs propres règles, tel que le permettra plus tard le cadre de l’indépendance. Le problème du calendrier musulman n’a, pour ainsi dire et pour schématiser, commencé à se poser réellement qu’avec le besoin de la presse privée naissante (suivie, en cela, dans une moindre mesure par les médias publics) de rendre compte de façon plus réactive des évènements officiels intéressant tous les citoyens du pays, dont naturellement les fêtes religieuses. Et puisque l’impératif « républicain » exigeait qu’on rende compte des célébrations de toutes les obédiences du pays, sans exclusive, même de celles des plus petites minorités, l’ « anomalie » des célébrations démultipliées d’un même évènement, au sein d’un même « peuple » (aux références encore restées globalement plus spirituelles que vraiment « citoyennes ») devint aussitôt problématique. D’autant plus que l’urbanisation croissante, consécutive à la période de sécheresse et au choc pétrolier des années 70, et les processus de brassage communautaires inédits qu’elle suscita, se traduisaient par une plus grande fréquence des familles inter-confrériques et inter-obédiences dont les membres étaient quelques fois obligés de célébrer, avec déchirement, leurs fêtes en des jours différents. Ce qui, naturellement, ajoutait au caractère « dramatique » que tendait à prendre ce phénomène qui était pourtant, dans le passé, vécu sans grandes déchirures en environnement rural.
Par ailleurs, avec la mise en avant d’une vision laïciste et jacobine à la française qui, en pratique et quoique subtilement, élève la « République » au dessus de Dieu et des particularismes (sous l’argument de la « patrie » avant la confrérie), les motivations religieuses ou communautaristes, aussi sincères soient-elles, étaient inéluctablement appelées à se ranger sous le boisseau du consensus républicain et le drapeau de l’ « intérêt supérieur de la nation ». Au risque autrement d’être combattues (bien que subtilement aussi) par les agents idéologiques de ce système. A travers notamment l’arme « démocratique » y étant souvent usitée, consistant à façonner patiemment et habilement l’opinion (ou « le Peuple », selon la même rhétorique), désormais « souveraine », plus souveraine même que le Coran ou la Bible. A travers l’outil extraordinaire des médias, formatés selon le modèle idéologique de l’humanisme agnostique des Lumières, qui éleva l’irrévérence, surtout anticléricale ou même contre Dieu, comme l’ultime symbole de la liberté d’esprit et de la libre-pensance. Technique d’autant plus efficace qu’il reste encore vrai dans notre pays que la « nouvelle conscience citoyenne » tant vantée, semble encore loin, très loin même, de pouvoir faire preuve d’assez de discernement (ou de « conscience ») pour appréhender pleinement les techniques de « fabrication du consentement » et contenir, ce faisant, les manipulations dont elle fait quotidiennement l’objet…
Tout ceci pour dire que l’hypermédiatisation de la question du calendrier musulman est, au fond, un vrai faux problème religieux. C’est plus une problématique « républicaine » (au sens de la chose publique sécularisée et anticommunautariste), un produit (involontaire ?) du piège de la laïcité à la sénégalaise dans un contexte de modernité, qui aspire gommer toutes les aspérités religieuses (ou confrériques). Ce qui, en d’autres termes, signifie que ce sont plutôt les aspects sociaux (coordination des activités sociales, des aspects festifs et familiaux etc.), économiques (démultiplication des jours fériés) ou même idéologiques (« un peuple, un but, une foi laïque ») qui intéressent et dérangent plus les censeurs de la lune, en réalité, que l’aspect purement unitaire, au sens spirituel et fraternel visé par l’Islam. Les tenants de cette polémique n’ayant nullement pour objectif de favoriser une prétendue « unité des musulmans », comme ils s’échinent à nous le faire croire depuis toujours. Mais plutôt de confiner la religion dans leur agenda idéologique, c’est-à-dire dans une sphère politique, économique et sociale déterminée. Ce qui, en un sens, n’est certes peut être pas un mal en soi, sous certains angles, mais a tendance à le devenir lorsque, pour y parvenir, il faut agiter l’épouvantail de la division qui finit par convaincre les musulmans eux-mêmes qu’ils sont effectivement des ennemis qui, parce qu’ils ont des interprétations différentes, sont effectivement « hypocrites » dans leurs liens fraternels. Et que la seule manière de s’unir (et de prouver leur sincérité) est justement de se conformer à l’alternative faussement unitaire leur étant proposée, en déléguant notamment les modalités d’exercice de leur culte à la République. Et beaucoup de musulmans, malheureusement, matraqués à longueur d’ondes et de tabloïds, n’ont pu que tomber, malgré eux, dans ce piège. Sans même parvenir à se poser la question pourtant élémentaire de savoir s’il leur suffisait de réussir à prier les mêmes jours, aux mêmes heures, sans s’accorder sur d’autres questions autrement (morales, éducatives, de valeurs etc.) plus essentielles pour leur foi, pour prétendre à l’unité. Une unité de façade qui, bien entendu, ne dérangerait nullement le système, du moment que l’ « ordre public » sera préservé et les jours fériés réduits. La technique de la carotte et du bâton médiatique réussissant même, résultat très appréciable, à impliquer dans la controverse un grand nombre de chefs religieux (loin de maîtriser les véritables enjeux et les subtils processus à la base de ces débats). Religieux qui tombent, malgré eux, dans le piège des polémiques lunaires stériles, des argumentations exagérées et de l’invective entre musulmans par médias interposés. Avec apparemment la crainte-bâton des critiques médiatisées et le désir-carotte de projeter désormais l’« image » de « marabouts républicains », se « préoccupant de l’intérêt du Peuple », volontiers encensés et récompensés par ces mêmes médias dans leurs unes sur la lune…
Et la lune d’être décrochée !
A. Aziz Mbacké Majalis
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