L’adresse à la nation, prononcée à l’occasion du nouvel an par le locataire du Palais de l’avenue Roume, aura été certainement séduisante. Au-delà de l’esthétique (beauté formelle), le président de la République a pris des engagements fermes parmi lesquels le « recrutement dans l’immédiat de 5 500 nouveaux agents dans la fonction publique, dès le début de l’année 2013 ». Cette déclaration est celle qui aura retenu toute notre attention parmi les nombreuses annonces du chef de l’État.
Au cours du conseil des ministres du 11 janvier 2013, le Président « a (encore) exprimé sa forte préoccupation face au chômage massif des jeunes et a insisté sur l’urgence, pour le Gouvernement, d’améliorer la condition de cette fraction clé de la population ». La réponse urgente, envisagée par lui, est « le recrutement prochain de 15000 jeunes à Dakar et sa banlieue et de 15.000 autres sur le reste du territoire national » et leur mobilisation dans les travaux d’intérêt général, tels que le nettoiement et l’embellissement des espaces et édifices publics, la sécurité de proximité.
Ces annonces successives mettent en exergue l’un des axes majeurs de la politique du gouvernement : la question de l’emploi. S’il faut se féliciter de cette vision volontariste de lutte contre le chômage, il y a à douter de l’efficience et de la pertinence du mode opératoire choisi. L’emploi public n’a jamais été une panacée. Ces recrutements projetés de nouveaux agents publics nous paraissent paradoxaux dans un contexte d’audit de la fonction publique, qui n’a pas encore livré ses résultats.
Ensuite, ces mesures sont certainement contraires aux efforts de maîtrise des dépenses publiques que commande la réduction du déficit budgétaire abyssal. Sous ces deux angles, nous estimons que les finances publiques sénégalaises ne s’accommodent pas d’une augmentation des effectifs de la fonction publique (1) et incidemment de la masse salariale (2). Au-delà de ces considérations budgétaires, le Chef de l’État a passé sous silence deux points essentiels dans la création d’emplois publics : les conditions de recrutement (3) et l’adéquation entre les besoins de l’Administration sénégalaise et les recrutements à opérer (4).
1. Une hausse non maîtrisée des effectifs de la fonction publique
L’objectif premier d’un inventaire physique des agents de l’État est de savoir leur nombre exact. Aujourd’hui, seulement des approximations, entre 120 mille et 130 mille, sont avancées par rapport au nombre de fonctionnaires. C’est pour mettre fin à cette imprécision mais aussi pour avoir une bonne lisibilité et rendre efficace l’Administration que le président de la République a ordonné l’audit des agents de l’État. 5500 nouveaux agents dans l’Administration, c’est plus que le personnel des trois régies financières du ministère de l’Économie et des Finances réunies (DGID, DGCPT et DGD) qui pourtant souffrent d’un déficit en ressources humaines qualifiées, malgré leur rôle stratégique dans la mobilisation des recettes.
Rappelons que l’exécution des programmes d’ajustement structurel, au cours des décennies 80 et 90, avait abouti à une maîtrise généralisée des emplois publics avec de récurrentes « cures d’amaigrissement » dans l’Administration. Les recrutements intempestifs avaient conduit dans certains secteurs à un personnel pléthorique, au même moment, où d’autres étaient en sous effectifs.
Dans un système de fonction publique de carrière, caractérisé par la rigidité des emplois, la gestion des effectifs est d’une importance particulière. Les recrutements doivent tenir compte, à la fois, des prévisions budgétaires et des besoins de personnel exprimés par les services (en termes de postes vacants ou de nouvelles créations). C’est pour cette raison que la loi n°61-33 du 15 juin 1961 relative au statut général des fonctionnaires proscrit « toute nomination ou toute promotion de grade n’ayant pas pour objet exclusif de pourvoir régulièrement à une vacance ».
Pendant longtemps, l’absence de plan annuel de recrutement, précisant le nombre de postes à pourvoir, le profil et le niveau de formation exigés pour chaque poste ainsi que le calendrier des recrutements ne favorisaient pas le contrôle des effectifs. Aujourd’hui encore, en l’absence de résultats concrets sur les données de la fonction publique, l’annonce du président de la République ne donne pas plus de perspectives, surtout au regard de ses conséquences sur la masse salariale.
2. Un alourdissement de la masse salariale
Dès sa prise de fonction, constatant l’inadéquation entre la masse salariale élevée et les revendications sectorielles tous azimuts, le ministre de la Fonction publique, en collaboration avec celui en charge de l’Économie et des Finances, a lancé un ambitieux programme d’audit de la Fonction publique. Parce que les dépenses de personnel représentent près d’un quart du volume total des dépenses du budget de l’État. Sans compter le personnel de l’État payé sur les autres chapitres du budget ainsi que le personnel des Agences. La rationalisation des dépenses budgétaires, notamment la concordance entre la masse salariale et le nombre de fonctionnaires, était au cœur de l’initiative.
La prévision des dépenses de personnel figurant dans la loi de finances se fonde sur l’existence des postes budgétaires dont la procédure de création est préalable à la mise en place du budget. Dans le contexte d’un pays à la recherche de croissance où l’État est le principal promoteur du développement, l’allocation des ressources publiques à des groupes ou catégories sociaux déterminés peut avoir ses répercussions dans la cohésion même du corps social en général. Une gouvernance dite de rupture, orientée vers la réalisation des nombreux engagements sociaux du président de la République (la couverture maladie universelle, la bourse de sécurité familiale, la réduction de l’impôt sur les revenus des ménages), impose une optimisation des choix budgétaires.
Les dépenses de personnel constituent dans cette optique un enjeu fondamental pour les finances publiques sénégalaises surtout par rapport au ratio retenu par l’UEMOA comme critère de convergence (masse salariale plafonnée à 35% des recettes fiscales). Car, bien plus que la simple explosion des charges de personnel, il y a un effet d’entraînement sur les autres postes budgétaires, en raison d’un effet multiplicateur dérivé, comme les voyages et déplacements, le parc automobile et sa gestion ; les dépenses de téléphone, le conventionnement d’immeubles…. Ces recrutements posent également la problématique de l’égal accès aux emplois publics par des conditions et critères transparents et démocratiques.
3. De la transparence dans les recrutements
Aujourd’hui, de façon générale, le chômage quasi endémique des produits de l’Enseignement supérieur (public et privé) pose la question de l’emploi avec beaucoup d’acuité. On peut même y voir la problématique, plus globale, de l’accès aux ressources de plus en plus raréfiées dans les sociétés modernes et devenu par conséquent objet et enjeu de compétitions, de luttes sociales voire de combats politiques. Fatalement, c’est à l’aune de cette analyse qu’il faut lire la « Révolution du jasmin » qui a débuté après l’immolation par le feu d’un jeune diplômé-sans-emploi, vendeur ambulant de fruits et légumes. L’onde de choc qui s’en est suivi, à travers ce qu’il est convenu d’appeler le printemps arabe, est la manifestation violente des luttes contre les inégalités et disparités que charrie le sentiment d’injustice dans la répartition des richesses nationales.
En envisageant le recrutement de nouveaux agents, le chef de l’État devait donner les signaux clairs en termes de transparence, de mérite, de probité et de compétence. Il doit baliser les outils pour lutter contre les discriminations. La sélection par concours des candidats aux emplois publics se révèle être le meilleur instrument, car elle se veut un régulateur social en ce qu’il prétend offrir les mêmes chances à tous les citoyens et ce, quelles que soient leurs origines et leurs conditions. Recrutés à travers des critères de sélection transparents et démocratiques, les agents publics reflètent la diversité du peuple qu’ils servent.
Dans un contexte d’amplification, à petits pas, du fait confessionnel (et/ou confrérique) et régionaliste (géographique, ethnique et linguistique), le concours demeure un pilier fondamental pour démocratiser l’accès à l’Administration. Par le biais de conditions d’accès, fondées principalement sur la nationalité, l’âge et l’obtention de diplôme, le concours reste pour le secteur public le meilleur rempart contre les discriminations de toute nature. Le phénomène de la politisation des emplois publics n’est guère un fait nouveau au Sénégal. Dans une logique de consolidation et de conservation du pouvoir, chaque régime politique tentera de perpétuer ce système. Mais la gouvernance sobre et vertueuse, dont le président de la République se veut le chantre implique, une autre posture.
La timidité des initiatives individuelles, conjuguée avec la rareté de l’emploi, crée des spéculations dans le recrutement. Cela conduit au développement des réflexes et comportements tels que le népotisme, le clientélisme et la politisation des emplois. Le lobbying politico-administratif, jadis limité aux seuls postes de nomination, s’étend désormais, dans le domaine du recrutement, à tous les emplois publics. Le favoritisme, le clanisme, les passe-droits, le trafic d’influences sont présents dans notre société et constituent des maux qui freinent l’effectivité du principe d’égal accès aux emplois publics. Un système de recrutement clientéliste constitue même un péril pour la continuité du service public et participe à la déprofessionnalisation des agents publics. Plus que la transparence et la démocratisation des emplois publics, l’Administration sénégalaise attend surtout un recrutement en adéquation avec ses besoins.
4. De l’adéquation de la relation emploi/qualification dans le public
Mansour Sy, ministre de la Fonction publique, pour légitimer l’audit du personnel de la Fonction publique, disait ceci : « les ministères techniques n’ont pas de personnel compétent en la matière. C’est la raison pour laquelle le président de la République a décidé qu’on aille vers l’audit du fichier … ».
Généralement, les administrations publiques jouent un rôle essentiel dans la promotion de la croissance, notamment par la définition et la mise en œuvre des politiques publiques. Au Sénégal, l’Administration a un rôle capital à jouer dans la conduite du processus de développement économique, par l’intermédiaire d’agents ayant les compétences techniques nécessaires pour fournir des services de qualité aux usagers et conduire les changements. L’aptitude technique, le culte de l’excellence et le professionnalisme constituent des facteurs clés de succès dans l’action publique. L’2tat doit veiller à la qualité de ses ressources humaines pour répondre aux préoccupations des citoyens.
Au cours des dernières années, des recrutements en nombre, sans procédure de sélection, ont été faits dans la fonction publique. Ce phénomène a soulevé la question des compétences techniques au cœur du changement au niveau de l’Administration. Les formations (pré et post recrutement) ne sont pas à la hauteur des enjeux. Sans formation initiale et en l’absence de formation continue, l’Administration dispose de plus en plus d’agents soit non formés, soit sous formés, soit mal formés, soit d’agents dont la formation n’a aucun rapport avec le profil de l’emploi occupé. Les résultats attendus de l’audit des fonctionnaires, judicieusement analysés, devaient permettre d’initier des ruptures et de pallier de nombreuses insuffisances dont souffre l’Administration sénégalaise.
En anticipant sur les conclusions de ce diagnostic, Monsieur le Président de la République semble reléguer au second plan cette dimension essentielle de la conduite des politiques publiques.
Une réflexion doit être engagée sur la coexistence entre les recrutements par concours et les modes de recrutement subsidiaires. En aucun cas, les solutions au problème de l’emploi des jeunes ne peuvent résider dans la vampirisation de la Fonction publique. Celle-ci a suffisamment souffert de ses effectifs pléthoriques non maîtrisés et d’une masse salariale exponentielle handicapante pour l’objectif de croissance bref, pour l’émergence économique de notre pays.
Elimane POUYE
Inspecteur des impôts, chargé des revendications du Syndicat Autonome des Agents des Impôts et des Domaines (SAID)