Nul doute que les réformes qui sortiront des entrailles de la Commission présidée par le Pr MBow auront leur utilité. Cependant, leur chance de produire les effets escomptés sera grandement proportionnelle aux efforts de moralisation entrepris au préalable.
Le Président de la République a chargé une Commission nationale de lui soumettre, au terme d’une consultation inclusive, des propositions de réformes pour moderniser notre armature institutionnelle dans le sens d’un renforcement de la démocratie, mais aussi d’une gouvernance plus efficace et vertueuse. La décision de réformer les institutions, dans une perspective globale, se justifie pleinement plus de cinquante ans après notre accession à la souveraineté nationale avec des institutions héritées du l’ex-colonisateur. La Commission mise sur pied est présidée par le Professeur Amadou Mokhtar MBow et est composée d’une riche brochette de personnalités au pedigree et à la crédibilité qui forcent le respect. Nul doute que cet aréopage de compétences, dont chacune fait autorité dans son domaine, sera à la hauteur des attentes. Toutefois, il convient d’attirer l’attention sur le fait que la mise en œuvre des réformes qui sortiraient de ce processus de consultation et de formulation ne garantit nullement l’élimination, sinon la réduction de tous les dysfonctionnements qui sont à la base de la création de cette Commission. En effet, l’Association ouest-africaine des hautes juridictions francophones rappelait, fort judicieusement, au sujet des réformes des institutions judiciaires initiées par les pays membres que « la valeur des institutions dépend de celle des hommes et femmes chargés de les diriger. Les ressources matérielles, financières, aussi importantes soient-elles, sans cette donnée essentielle ne garantissent pas le rendement et l’efficacité ». Plus qu’un avertissement, ce rappel pourrait être considéré comme un viatique dans le contexte actuel.
La moralisation des mœurs politiques et administratives : un préalable à la réussite de toute réforme.
Un ancien haut fonctionnaire sénégalais, qui a blanchi sous le harnais, nous disait, en 1992 lors de la mise en œuvre du vaste programme de réformes initiées sous la houlette de l’ancienne Délégation à la réforme et à la modernisation de l’État, qu’« avant de moderniser, il faut moraliser ». Il estimait que les institutions et les pratiques administratives à cette époque étaient tellement gangrenées qu’il fallait commencer par restaurer les valeurs morales qui sous-tendent un État qui se voudrait démocratique et exemplaire dans la gestion des biens et deniers publics avant d’espérer obtenir des résultats probants en matière de réforme. Ces propos raisonnent toujours dans notre tête et s’avèrent très actuels. En effet, plusieurs errements, contournements, voire violations dont sont rendus coupables nos institutions sont beaucoup plus le fait des turpitudes personnelles des responsables qui incarnent ces entités qu’aux insuffisances intrinsèques de ces dernières. C’est dans ce sens qu’il faudrait comprendre les propos tenus par un homme averti comme le Président Ousmane Camara dans son ouvrage « Mémoires d’un juge africain » lorsqu’il écrit : « la Constitution sénégalaise supporte avantageusement la comparaison avec n’importe quelle Constitution au monde » (page 229). Le récent exemple de l’ANOCI est là pour prouver que c’est davantage les turpitudes personnelles qui posent problème beaucoup plus que les institutions elles-mêmes.
L’ancien journaliste d’investigation, devenu ministre de la Bonne gouvernance, démontrait dans son livre intitulé « Contes et mécomptes de l’ANOCI » comment, en dépit d’une architecture institutionnelle bien implantée et des règles bien étables, les responsables de l’État, de l’ANOCI et certaines entreprises de bâtiment et travaux publics contournaient les lois et les procédures. Il écrit, à la page 73, « […] les appels d’offres seront faits au Sénégal. On ne peut pas y déroger, car on ne peut pas dépenser autant d’argent public, sans faire appel à la concurrence. […] Les entreprises sénégalaises (NDLR : les 5 entreprises initialement choisies étaient : CDE, CSE, Fougerolles devenue par la suite Eiffage, Jean Lefebvre et Zakhem) reçoivent chacune son lot de chantiers, à la suite d’une procédure d’appel d’offres purement fictive ». Il ajoute, à la page suivante (page 74), « en réalité, c’est sur la base d’un arrangement que tout a été décidé d’avance. Des appels d’offres bidon, faits sur la base d’un accord au demeurant illégal et fortement préjudiciable à l’État.» Il précise que « pour donner toutes les apparences d’une procédure légale et licite au marché conclu entre le CDE et l’État du Sénégal, le contrat signé par le Directeur exécutif de l’ANOCI, a été visé par la Commission nationale des contrats de l’Administration et approuvé, en dernier ressort, par le Premier ministre de la République du Sénégal le 11 mai 2006 (NDLR : Macky Sall, actuel Président de la République, était alors le Premier ministre)» (page 92). Le résultat de tout ceci, selon Abdou Latif Coulibaly, est «en vérité, les entreprises qui ont réalisé les chantiers de l’ANOCI : CDE, Eiffage et CSE, à l’arrivée, ont facturé leurs prestations, 40 à 50% plus cher, comparativement aux marchés de base signés avec l’État.» (page 42).
La moralisation passe par des sanctions lourdes et dissuasives.
Cet exemple tiré du livre de Abdou Latif Coulibaly, est loin d’être un cas isolé. Les abus de pouvoir (recrutements et promotions de parents et de partisans, refus d’un récépissé à une organisation après satisfaction de toutes les formalités exigées, etc.), les détournements de procédures (arrestation et détention d’un opposant ou d’un journaliste qui gêne au prétexte d’atteinte à la sureté de l’État, fractionnements de marchés publics, prise illégale d’intérêts, etc.) et l’instrumentalisation des institutions à des fins personnelles et partisanes (utilisation des corps de contrôle pour solder des comptes, transformation de certains élus du peuple en soldats de l’Exécutif, influence dans les affectations et promotions des magistrats à travers le Conseil supérieur de la magistrature, etc.) sont quotidiennement rapportés par la presse privée.
On pourrait nous rétorquer que même les pays développés subissent aussi les conséquences découlant des turpitudes des hommes et femmes chargés de faire vivre, au quotidien, les institutions. C’est vrai, mais la différence entre ces pays développés et nous est que les premiers savent être proactifs en décidant de sévères sanctions qui dissuaderaient la survenue de toute autre forfaiture similaire. L’exemple du Québec nous paraît édifiant, relativement au trucage des appels d’offres publics dans le secteur du bâtiment et des travaux publics : les maires des deux plus importantes villes de la Province ont été contraints de démissionner (avec leurs Directeurs généraux respectifs), des poursuites judiciaires pour gangstérisme enclenchées à l’encontre de l’un, des fonctionnaires, avocats, notaires et chefs d’entreprises arrêtés ainsi que l’interdiction faite à de grosses multinationales de l’industrie du génie civil de participer aux appels d’offres publics pendant 5 ans cela, nonobstant, le remboursement des montants volés à l’aide de surfacturations et d’ententes illégales. La moralisation prend la forme, ici, de lourdes sanctions. C’est cela qui nous fait défaut au Sénégal en plus du fait que les hommes et les femmes intègres sont, dans une grande mesure, ignorés dans les processus de nomination de peur qu’ils ne soient taillables et corvéables à merci. Nul doute que les réformes qui sortiront des entrailles de la Commission présidée par le Pr MBow auront leur utilité. Cependant, leur chance de produire les effets escomptés sera grandement proportionnelle aux efforts de moralisation entrepris au préalable.
Cheikh Faye
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